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  • BOUDU

Enseignants-stagiaires : pris de cours

« C’est comme un iceberg. Il y a la partie visible de l’enseignement, et toute la face cachée avec les préparations, les corrections, les réunions, l’administration… Je ne m’attendais pas à ce que ça grignote petit à petit toute ma vie personnelle. » Assise devant un café, Charlotte* baisse les yeux. Voilà bientôt une heure qu’elle déroule le fil des derniers mois. Le concours de professeur des écoles, au printemps 2016. La distribution des postes en juillet, et la satisfaction d’obtenir une affectation proche de chez elle. La rentrée, à mi-temps entre formation et terrain, puis les premières difficultés : le partage de la classe avec un enseignant peu expérimenté, le matériel inadapté, les larmes des élèves, le sentiment d’être dépassée, les semaines de 60 ou 70 heures de travail, la pression de la titularisation…

Certains s’aperçoivent qu’ils avaient une idée fantasmée du métier  Dès fin septembre, Charlotte est sujette à des insomnies à répétition. Perte de poids, poussée d’acné, fièvre, angoisse… Les signes de mal-être se multiplient. « J’ai pris à plusieurs reprises des sens interdits en voiture. Je devenais agressive avec mon entourage. » Elle va travailler « la boule au ventre ». À la rentrée des vacances de la Toussaint, son dos dit stop. Un lumbago la conduit tout droit chez un médecin. Il diagnostique « un syndrome anxio-dépressif » et la met en arrêt maladie. Depuis, elle essaie de remonter la pente. « J’hésite toujours à démissionner, confiait-elle en février. Je ne suis pas certaine d’être plus apaisée si je reprends l’année prochaine. » Elle sait qu’elle redoublera et repartira pour une nouvelle année d’alternance : la moitié de la semaine en cours à l’école supérieure du professorat et de l’éducation (Espé, ex-IUFM) et l’autre en charge d’une classe, comme enseignante-stagiaire. Ces dix mois d’alternance, instaurés en 2013 par la loi de refondation de l’école publique, sont vécus pour beaucoup de futurs instituteurs comme une épreuve. Ils sont de plus en plus nombreux à abandonner en cours d’année. Selon un rapport budgétaire rendu à l’automne 2016, le taux de démission des enseignants-stagiaires du premier degré aurait triplé entre les années 2012‑2013 et 2015-2016, passant de 1,08 % à 3,18 %. Dans ce document, les sénateurs Jean-Claude Carle (LR) et Françoise Férat (UDI) pointaient le « caractère éprouvant de l’année de stage ». En France, 434 enseignants-stagiaires auraient démissionné en 2015.


La grande illusion Du côté de l’ancienne région Midi-Pyrénées, difficile de savoir ce qu’il en est. Le sujet est réputé délicat pour l’Éducation nationale. Pour preuve, le rectorat de l’académie de Toulouse n’a pas souhaité communiquer de chiffres. Quand on tente de quantifier le phénomène, les impressions et les estimations varient. A l’Espé, Anne Egéa, chargée du suivi des enseignants-stagiaires, n’a pas observé de hausse du nombre de personnes en difficulté. Elle estime à cinq ou six les démissionnaires, sur les 400 enseignants-stagiaires que compte l’académie. Mais pour Cyril Lepoint, de l’Unsa, « la situation toulousaine ne fait pas exception ». Alexia Seguin, du syndicat SNUipp-FSU constate de son côté une augmentation du nombre d’arrêts maladie. « Depuis que les Espé ont été mis en place, une pression énorme pèse sur les stagiaires, confirme Sabrina Roche, de la CGT Educ’action. En Haute-Garonne il y a de plus en plus de démissions, mais aussi de licenciements. » Selon plusieurs sources, une dizaine d’enseignants-stagiaires auraient quitté l’Éducation nationale l’année dernière à Toulouse. « Il s’est dit que sur une promo de 180, il y avait eu cinq ou six abandons plus quelques personnes non titularisées », rapporte un ancien stagiaire désormais enseignant. Hasard ou pas, la première personne que Charlotte a rencontrée à l’Espé cette année est en burn-out. Les raisons de ces démissions sont multiples. Pour beaucoup, la désillusion commence avec la rentrée. Les futurs enseignants se retrouvent du jour au lendemain à devoir faire cours devant une classe de 20 à 30 enfants. « On est stagiaire mais on n’est pas stagiaire, résume Charlotte. Dès le premier jour, on a énormément de responsabilités. » Ceux qui ont fait des stages ou effectué la première année du master Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (Meef) savent plus ou moins à quoi s’attendre. Mais le concours donnant accès à la deuxième année est également ouvert aux diplômés de master recherche. Une grande partie des enseignants-stagiaires se retrouve ainsi sur le terrain sans jamais avoir enseigné. « Jeter des gens dans une classe dès la rentrée et sans formation, c’est les mettre en situation de quasi-échec », observe Camille, une enseignante dans l’agglomération toulousaine.

Test de résistance Charlotte, elle, n’avait pas fait de master 1 Meef mais avait des diplômes et des expériences dans l’éducation et la jeunesse. Les premiers jours de classe, elle a vite mesuré les écarts de niveau entre les élèves : « Dès le début, tu sais que même si tu donnes le meilleur de toi-même, tu vas envoyer des élèves en échec scolaire au collège. » À en croire les enseignants-stagiaires rencontrés, ce ne sont pas tellement les relations avec les élèves ou les temps d’enseignements qui posent problème, mais les à-côtés. À commencer par la charge de travail à l’Espé : 24 heures de cours réparties sur trois jours par semaine, plus des devoirs, des travaux en groupe et surtout un mémoire à rendre en fin d’année. « Où trouve-t-on le temps pour le faire ? La nuit ? », ironise un ancien stagiaire. Les enseignants-stagiaires doivent aussi préparer les leçons pour leurs élèves. Et pour cela, Charlotte est catégorique, « les cours dispensés à l’Espé ne servent à rien ». Tous les stagiaires pointent un décalage entre la formation et la réalité. « Il y a plein de choses dont je n’avais jamais entendu parler à l’Espé, comme les classes à double niveau ou les réunions de rentrée », énumère Florent, 28 ans, qui a pourtant fait un master 1 Meef. Selon une enquête Harris de juin 2016 pour le syndicat Snuipp-FSU, seuls 22 % des jeunes enseignants (avec moins de cinq ans d’expérience) se déclarent satisfaits de la formation. Pour eux, elle apporte plus une réflexion globale sur l’école que des outils et méthodes utilisables en classe.

On demande conseil à des collègues, on cherche sur des blogs de profs… Heureusement qu’il y a Internet !

Chacun apprend donc à se débrouiller. « On demande conseil à des collègues, on cherche sur des blogs de profs… Heureusement qu’il y a Internet ! », lance Charlotte. Les quatre premiers mois sont les plus difficiles. « Une heure de cours, c’est quatre heures de préparation », souligne Agathe, 26 ans. « De septembre à décembre, on n’a pas beaucoup de week-ends et de soirées disponibles », résume Patricia. Pas étonnant que 61 % des jeunes enseignants aient l’impression que le travail envahit leur vie privée. « Le plus stressant, c’est surtout les visites tout au long de l’année », se souvient Matthieu, passé par là l’année dernière. Les enseignants-stagiaires sont visités au minimum sept fois par les maîtres-formateurs, les conseillers pédagogiques et un professeur à l’Espé qui fait office de tuteur. « Dans ces cas-là, c’est un peu comme quand l’inspecteur vient nous voir, compare Sandrine, qui partage sa classe à mi-temps avec un stagiaire. Il faut que tout soit parfait. » Et pour cause, leurs rapports sont déterminants dans la titularisation. « Il y a de grosses attentes de l’institution, analyse Camille. J’ai l’impression qu’on teste leur résistance et leur motivation. » Pour les stagiaires considérés en difficulté, les visites s’intensifient, pouvant monter jusqu’à dix.

La position du démissionnaire « L’administration n’est pas toujours bienveillante, avance Cyril Lepoint. Si un petit caillou se glisse dans la chaussure, cela peut être difficile à supporter. » D’autant plus quand les conseils sont contradictoires, ou lorsque les relations interpersonnelles s’en mêlent. « Je suis tombée sur une conseillère pédagogique tyrannique, raconte une enseignante-stagiaire. À l’oral elle ne m’a dit que du positif… et elle a envoyé un rapport très négatif à la hiérarchie. Je me suis sentie nulle et infantilisée. » Les enseignants-stagiaires sont constamment tiraillés entre leur double position d’élève et d’enseignant. Ils continuent d’apprendre à l’Espé mais doivent assurer la classe, « comme si tout devait être parfait dès le début ». Il faut dire que les enseignants-stagiaires représentent une part non négligeable des effectifs. « L’Éducation nationale a besoin d’eux, juge Alexia Seguin, du SNUipp‑FSU. On est passé d’une logique de formation à une logique de moyens. » À tel point qu’à Toulouse, les enseignants demandant un temps partiel sont quasiment assurés de partager leur classe avec un stagiaire. Une situation pas toujours simple à accepter, surtout quand la cohabitation ne se passe pas très bien. « Je vois ma classe comme un lieu de test et d’expérimentation », affirme une institutrice sous couvert d’anonymat. Chargée du suivi des enseignants-stagiaires à l’Espé, Anne Egéa entrevoit d’autres sources de difficultés : « Certains s’aperçoivent qu’ils avaient une idée un peu fantasmée du métier, et la réalité ne leur convient pas. » L’Espé tente alors de les orienter vers une autre formation, dans l’animation ou l’administration par exemple. « Pour d’autres, on sent qu’ils perdent pied, qu’ils n’arrivent plus à faire face à la classe. Je suggère alors de consulter un médecin et de se reposer un peu. » Des modules sont proposés pour travailler sur le positionnement de la voix, l’autorité, la gestion des conflits… Il est arrivé, dans des cas plutôt rares, qu’Anne Egéa propose un changement de lieu de stage. « Pour qu’on intervienne, il faut que l’enseignant-stagiaire soit d’accord, souligne‑t‑elle. Or certains ne viennent pas ou ne répondent pas aux mails. Il y en a aussi qui restent sur leur positionnement, ils n’en peuvent plus et veulent à tout prix fuir cette situation. » La plupart s’en sortent surtout en se serrant les coudes. « Ça fait du bien de se retrouver à l’Espé et d’échanger avec des gens qui traversent les mêmes choses que nous, sourit Patricia. Ça rassure, ça donne du courage, c’est là que l’on a le plus d’aide finalement. »

* Le prénom a été changé pour respecter l’anonymat du témoin.

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