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  • BOUDU

Vincent Bounes. Soins intensifs

C’est un petit hameau tricentenaire entouré de vignes et de coteaux. Quelques brebis, un âne, des chiots. Il est huit heures et dans les rangs de gamay, les vendangeurs du domaine des Guiraudets commencent leur dernière matinée de travail, bientôt rejoints par l’un des fils du maître des lieux. Un quadragénaire robuste aux cheveux en bataille et aux solides mains de paysan. Son short taché et son t-shirt mauve floqué d’un « je boirai du lait le jour où les vaches mangeront du raisin » contrastent avec la blouse blanche avec laquelle on le voit dans les médias depuis qu’il a pris la tête du Samu 31. « Bienvenue dans la deuxième partie de ma vie schizophrénique ! », lance-t-il dans un grand sourire. Un baiser à ses filles, et Vincent Bounes enfourche un petit tracteur qui tousse pour rejoindre les vignes.

De mi-septembre à mi-octobre, ses équipes le savent, le patron du plus vieux Samu de France – 50 ans pour le Samu, et 43 ans pour lui – est un peu moins disponible : « Pendant les vendanges, je pense vigne, je dors vigne, je rêve vigne ». « Il exagère, tempère son père, Alain. Il passe son temps au téléphone avec ses équipes. Il faut le voir remplir les cuves d’une main et leur répondre de l’autre. »

Un peu vexé de ne pas avoir pu vendanger la veille, Vincent Bounes a bien l’intention de se rattraper. Et comme, de toute manière, il n’a pas vraiment l’habitude de s’arrêter, l’entretien se fera en marchant, dans un aller-retour incessant entre les vendangeurs et la remorque dans laquelle il vide inlassablement les seaux remplis de grappes. Et quand il s’avise de traîner un peu pour s’extasier devant la beauté et la sensualité des grains, on le rappelle vite à l’ordre. « Seau ! » Ici, il n’y a pas de patron qui tienne. Si les vendangeurs reconnaissent être toujours un peu impressionnés quand ils le voient à la télé, aux Guiraudets il sera toujours celui qui a longtemps attendu d’avoir les jambes assez longues pour se mettre au volant du tracteur cabossé.

Répit et perdreaux

Chez les Bounes, les vignes, c’est une histoire de famille. Depuis au moins 1730 et 13 générations, d’après les recherches généalogiques menées par le fiston. « Alors vous comprenez bien que pour moi, il était impossible d’aller travailler plus loin que Toulouse. »

Une cuve en macération, c’est comme un patient en soin intensif. Une succession de moments critiques pendant lesquels il faut prendre les bonnes décisions. 

Il ira pourtant jusqu’à Harvard. Mais sans jamais perdre de vue son vignoble natal. Après son bac, celui qui passait son temps libre à démonter puis remonter des ordinateurs pour ses copains dans une salle de bains désaffectée, choisit Maths sup’. Avant de changer de cap pour entrer en fac de médecine à Toulouse. « Pourquoi ? Parce que ma mère m’a dit : ”  Tu seras médecin mon fils. ” », sourit-il en vidant un nouveau seau de grappes. Et parce que comme le vin, la médecine coule dans les veines familiales. Mais loin d’être vécue comme une fatalité, la médecine est une nouvelle révélation pour le jeune Tarnais, qui poursuit ses études à l’école de médecine d’Harvard pour enseigner à l’université, puis travaille un temps à l’APHP, à Bobigny, avant de revenir à Toulouse, au plus près des vignes familiales. « Il y a quelque chose qui m’attire irrésistiblement ici. J’ai l’impression d’être exactement à la place qui est la mienne dans ce monde. »

Au début, le jeune médecin envisage de travailler à mi-temps dans une clinique privée pour avoir tout le temps d’aider son père au vignoble. « Et puis j’ai découvert le Samu et je n’ai plus pu imaginer faire autre chose. » Il s’interrompt, stoppe ses aller-retours effrénés, lève l’index et murmure « Vous entendez les perdreaux ? C’est beau non ? ».

Dans la discussion comme dans sa vie, vignes et Samu s’entremêlent. « Ça fait très psychologie de comptoir, mais mes deux métiers sont dans mon prénom : vin, sang. » Ses proches assurent que les vignes apportent à l’anesthésiste-réanimateur un peu de répit dans un quotidien éreintant. Mais pour lui, là encore, c’est de la psychologie mal digérée. « Les vignes, ce n’est pas forcément plus calme ou moins stressant. Une cuve en macération, c’est comme un patient aux soins intensifs. C’est une succession de moments critiques pendant lesquels il faut prendre les bonnes décisions. Il faut savoir quand mettre ou non les mains dans les entrailles. Il faut les mêmes qualités pour soigner le vin et les patients. Et je ne renoncerai ni aux vignes, ni au Samu. » Question de passion et d’héritage. « Vincent ne veut pas choisir entre les deux traditions familiales. Il ressent une obligation morale de transmission, de continuité, analyse son père, Alain, patron du vignoble, perché en haut d’une cuve en inox. Par exemple, il a récemment pris un permis de chasse – ce qui nous a tous un peu surpris – simplement parce que son grand-père ne peut plus chasser et qu’il ne veut pas que ça se perde. Et on sait tous qu’il reprendra un jour le domaine avec son frère et sa sœur. »

Sauver des vies, porter des seaux

Au Samu aussi, la notion de continuité le travaille. « Je ressens beaucoup la pression de l’héritage, pour être à la hauteur de mes prédécesseurs prestigieux et de l’outil formidable qu’ils ont construit. » Et il ne le cache pas, il y a deux ans, « les débuts ont été difficiles ». Nommé pour succéder à une équipe qui entretenait des relations glaciales avec la direction du CHU de Toulouse, il prend son poste en pleine organisation de l’Euro 2016. « Pendant un an, je n’ai pas touché terre. J’ai cru que je n’allais jamais y arriver. » Mais progressivement, les footeux européens mettent les voiles, les relations avec le CHU se réchauffent et la situation s’apaise. Jusqu’au récent scandale au Samu de Strasbourg suite à la mort d’une jeune femme, qui a écorné l’image du Samu tout entier et ébranlé l’équipe toulousaine de Vincent Bounes. « Cette crise a été très dure pour nous. » Pour la première fois de la matinée, il pose son seau de raisin à terre et perd le sourire malgré la « très belle mante religieuse » qui parade à ses pieds. « Le Samu de Toulouse est l’un des plus exigeants sur la qualité des soins. Sur 500 000 appels par an, on a un taux d’erreur de 0,2 pour 1000. Je suis d’une nature très calme, mais la seule chose qui peut me faire dégoupiller, c’est quand je sais qu’on aurait pu mieux prendre en charge un patient. » Alors quand le scandale éclate à Strasbourg, il vit comme une injustice la remise en question du travail du Samu dans son ensemble. « À chaque appel, il faut oublier le précédent, rester dans l’empathie. Après tout, la vigne me sert peut-être à me remettre à zéro. Ici, je porte des seaux, je n’ai pas à me poser de questions existentielles. » Et de reprendre son ballet entre le tracteur et les vendangeurs, dont les éclats de rires résonnent dans les vignes. « Elle, c’est Paulette, elle fait les meilleures crêpes du monde », glisse Vincent Bounes le sourire revenu aux lèvres. « Je vous fais faire le tour du domaine ? »

Après nous avoir fait goûter le bourru en cours de fermentation – « Vous sentez cette odeur de levure ? C’est extraordinaire ! » – et montré les silos en inox flambant neufs dans lesquels il a convaincu son père d’investir, direction la cave centenaire construite par son arrière-arrière grand-père. Et après un dernier détour en voiture par la machine d’embouteillage – « une machine fascinante » – et le magasin où est écoulée une partie des quelque 200 000 bouteilles produites chaque année, il file troquer ses vêtements tachés contre une chemise et un pantalon mieux repassés. Il est attendu à Toulouse par le préfet pour une réunion au sommet.

Et le voilà parti pour un aller-retour express Lagrave-Toulouse Toulouse-Lagrave dans sa petite voiture électrique. Une Blucar un peu défraîchie qui – paraît-il – contraste avec l’enfilade de berlines lustrées au polish qu’elle côtoie dans le parking réservé au personnel du Samu, et dans laquelle il garde toujours une vieille rallonge pour faire le plein. Un style décontracté et peu protocolaire qui détonne et fait sourire dans l’univers souvent très conformiste des hôpitaux.

Il est midi. Et pendant que les vendangeurs marquent la fin de la récolte en sifflant deux bouteilles de pétillant, Vincent Bounes est en pleine réunion stratégique avec le préfet, les patrons de la police et des pompiers. Déjà très impliqué dans la formation d’équipes médicales internationales à la médecine d’urgence et de catastrophe, il milite pour un rapprochement des services d’État lors des interventions sur le terrain, et la mise en place d’entraînements et d’outils communs. « On ne peut plus rester chacun dans notre coin. On sait qu’il y aura d’autres attentats. Et il faudra être prêts quand ça arrivera.» Un besoin qui lui paraît encore plus urgent depuis qu’il a tenu la cellule de crise pendant l’affaire Merah, et surtout depuis les attentats de Barcelone. « Sur place, on s’est pris de plein fouet le désespoir humain. Je suis habitué à côtoyer la mort et la violence, mais il était inacceptable de penser que cette fois, cette atrocité avait été infligée volontairement. Ça m’a ému jusqu’aux tréfonds de mon âme. On ne se remet jamais de ce genre de traumatismes. J’en ai rêvé pendant 5 ou 6 mois. Alors si on peut faire en sorte de sauver ne serait-ce que deux vies de plus, ces efforts en auront valu le coup. »

À contre-courant

Deux heures après la distribution des paies aux vendangeurs, Vincent Bounes est de retour au hameau. La réunion toulousaine semble lui avoir laissé un petit goût amer. Mais il cache vite sa déception en reprenant son tour du propriétaire après avoir vite ré-enfilé t-shirt et short décontractés. L’atelier où il dégauchit, coupe et assemble des pièces de bois pour créer meubles et escaliers, et « ressentir la douceur incroyable du bois sous [ses] doigts ». La vieille bâtisse qu’il retape de fond en comble un peu partout à la fois, et d’où s’élèvent quelques notes de pianos. Le potager et le pré dans lequel il installera bientôt une éolienne. Le vieux hangar dans lequel il termine avec sa femme un vitrail à motif de fond marin pour l’un de ses 5 enfants. Et le clou de la visite : la future piscine intérieure dont il a rêvé si longtemps. « Dans la vie, il ne faut jamais se prendre trop au sérieux, ne jamais réduire ses prétentions, et ne jamais perdre de vue ses rêves », sourit-il. Au milieu d’une vieille grange au sol de terre battue, ouverte aux quatre vents, la piscine demande encore de gros efforts d’imagination. « Ici, il y aura une cascade et un système de nage à contre-courant. Et une couverture en bois amovible pour la cacher quand on ne s’en servira pas pour ne pas que ça fasse vulgaire. » Prochain défi : travailler le fer. « Il ne faut pas s’arrêter, jamais », assure l’urgentiste. Sinon quoi ? « Je ne sais pas, je n’ai jamais essayé. »

Son secret ? « Une équipe formidable qui fait tourner la machine au quotidien et me permet de travailler sur de nouveaux projets pour le Samu, un bon secrétaire pour organiser mon emploi du temps, trois nounous et la solidarité familiale pour s’occuper des enfants, et un métabolisme qui n’a besoin que de cinq heures de sommeil. Et j’ai beaucoup de chance. Mes métiers sont des passions, et quoi que je fasse, je m’amuse. En fait, ma vie n’a rien d’extraordinaire. »

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