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  • BOUDU

Bye bye la bise ?

Bise passionnée, appliquée, embarrassée ou distraite… bise forcée, subie, sonore et vibrante, de gauche à droite, de droite à gauche, à la chaîne ou à l’unité : l’incontournable rituel de salutation à la française devient bravade à l’ère de la Covid-19, alors que le gouvernement recommande aux Français d’éviter les embrassades. La nécessaire distanciation sociale – devenue distanciation physique pour éviter les polémiques – impose désormais que nos corps soient tenus à distance les uns des autres. Le port du masque efface nos sourires chez le boulanger, la règle des « un mètre de distance » entame notre spontanéité et suspend provisoirement une partie de nos rituels de salutation.  « En France, nous sommes dans une culture de contact. Il est important de marquer qu’on est content de voir l’autre. Certes, je ne connais aucune culture où ce serait l’inverse qui prévaudrait ! Mais ici, la valeur “chaleur humaine” domine : une rencontre c’est d’abord l’accueil de l’autre : faire la bise, serrer la main, c’est une reconnaissance », souligne Dominique Picard, psychosociologue, auteure de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (éd. Puf).

« La bise fait partie de notre quotidien », décrit Olivier Mongabure, propriétaire du restaurant le J’Go, situé derrière le marché Victor-Hugo. Pour ce Gersois dont la clientèle est constituée de nombreux fidèles, les serveurs font facilement la bise « c’est une façon de dire on se connaît et on se reconnaît, ça permet de marquer le lien ». Et même si on ne se connaît pas beaucoup. « La bise ça me paraît très gersois, très toulousain, ma femme qui vient de Paris, me dit qu’ici on fait vraiment la bise très vite » ajoute Olivier Mongabure. La bise est-elle particulièrement toulousaine ? « C’est très difficile à mesurer », explique Mathieu Avanzi, linguiste et spécialiste des particularismes régionaux. Quand le chercheur s’est penché sur ce rituel, il s’est aperçu compte qu’en plus des différences de territoires, persistait une variable de contexte. « Des personnes me disaient : d’habitude je fais deux bises, mais par contre j’en fais trois à ma grand-mère, et puis quatre à l’occasion du nouvel an ! Il faut reconnaître qu’on a la sensation que, dans tout le Sud de la France, on pratique davantage la bise, le fameux “poutou”. D’ailleurs, la presse avait relevé que Castaner bisait tout le monde ». Mathieu Avanzi, qui vit entre Paris et Bruxelles, (et qui nous apprend au passage qu’en Belgique persiste encore l’expression « faire la baise », pour « faire la bise ») est formel : sûrement plus bisouilleur au sud, le Français a, quel que soit son territoire, besoin de contact physique.

Biser la glace En France, on se touche, contrairement à la moitié de la planète où il serait totalement inconvenant de rapprocher ainsi deux visages qui ne se connaissent pas. Petite main sur l’épaule, accolade plus ou moins virile, frottage de dos, serrage de paluches, bécots quotidiens : le toucher réchauffe la relation et fortifie le lien. Vincent – surnommé « le biseur fou » dans son entreprise de presse toulousaine car tous les matins il entame une véritable tournée de bisous – confie ainsi en riant : « J’espère ne pas être un arracheur de bises, mais c’est vrai que j’aime le fait de briser la distance en touchant : j’ai l’impression de faire entrer la personne dans ma bulle ». Pléthore d’études sur les nouveau-nés ont démontré le rôle primordial du toucher. Le « peau à peau » pratiqué dans les maternités booste les bébés qui ont du mal à démarrer, et particulièrement les prématurés : « les unités kangourous », ont ainsi fleuri dans les services de néonatologie. Difficile alors d’imaginer une société du sans-contact tant nos interactions tactiles s’enracinent profondément dans notre histoire individuelle et collective. « Ce rituel est très ancien : dès l’Antiquité, il y avait le signe de se toucher les joues pour se dire bonjour. Ce rituel a perdu de sa force lors des grandes épidémies, mais à partir du xixe siècle, faire la bise devient un rituel de rencontre dans les milieux populaires. La bise se développe à fond dans les années 1950-60, chez les jeunes, les ados. Il y a alors une valorisation du corps, du contact corporel, et une forme de jeunisme aussi qui pousse les gens à se faire la bise. Au xxie siècle, la bise a pris des proportions équivalentes à la poignée de main. Elle s’inscrit dans les rituels de salutation et devient quasi obligatoire », retrace Dominique Picard. La bise devient incontournable, systématique : « Un réflexe », selon Jude, élève en troisième au collège Pierre-de-Fermat à Toulouse. Il fait partie de ceux qui, fin juin, franchit le porche du collège au compte-gouttes, visages masqués, mètre de distance maintenu par le regard de leur professeure, et qui finit par se jeter dans les bras des copains postés sur le muret en face ! Pour cet ado rigolard, qui vient de « biser » trois copines en 10 secondes chrono, « on ne réfléchit même pas : c’est automatique ». Si Lisa, (dont la famille d’origine italienne, a subi de plein fouet le virus) nuance : « Au début on faisait attention », désormais les ados sont revenus au traditionnel bécot. « Les ados ou jeunes adultes, peu concernés par la dangerosité du virus sont dans une forme de déréalisation de la mort. Parfois cela peut être aussi une forme de défiance vis-à-vis de l’autorité ou même directement une remise en question du gouvernement Macron : le cafouillage sur les masques a notamment pu alimenter une certaine forme de résistance populaire », commente le professeur de sociologie David Le Breton, qui s’intéresse notamment aux pratiques à risque. Pour Lisa, Jude et leurs amis, il n’est pas ici question de défiance mais juste de ce besoin de contact fusionnel : « Les ados sont dans une culture de la fusion : même musique, mêmes habits. Ils ne sont ni idiots, ni égoïstes, ils ont juste envie de reprendre leur vie avec leur groupe d’amis… », précise la psychosociologue Dominique Picard.

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La fin de la bise pro Pour David Le Breton, même sur fond de crise de la Covid-19, la bise entre proches va perdurer. Sur la sellette : la bise aux inconnus, ou la bise professionnelle. « Cette bise, bien souvent faite sans même y penser, et qui provoque parfois l’inconfort des femmes, obligées de se soumettre à la bise de leurs collègues masculins tous les matins. » C’est le cas de Juliette, ingénieure informatique dans une entreprise toulousaine de téléphonie. Pour cette quadra au regard bleu acier, qui évolue dans un milieu professionnel très masculin, c’est un cri du cœur : « Je revis ! » et, mimant la scène : «  De 9h30 à 10h, je me lève et m’assois 15 fois de mon bureau pour faire la bise. » Elle frissonne : « L’eau de toilette, la petite main sur l’épaule, les grosses barbes, les odeurs corporelles partagées dès le matin… Pour moi c’est une libération de ne plus être obligée de faire la bise à mes collègues. Je vais gagner en efficacité et en confort. » Car la bise implique les joues, le visage, les lèvres : « On peut avoir une sorte de réflexe de défense, quand on rentre dans la zone de l’intime », explique Dominique Picard. Au travail, au resto, ou au bistrot, il y aussi ces moments de gêne, ce point d’interrogation : « bise ou pas ? », induit par l’idée d’une hiérarchie par l’âge ou la position sociale. Des codes qui voudraient que le plus jeune ou le moins « gradé » ne prenne pas l’initiative de cette bise. La bise, c’est donc aussi de l’incertitude, de l’indécision : « Il y a souvent un tâtonnement, une zone d’inconfort, beaucoup de gens seront ravis de lever cette contrainte », souligne David Le Breton. Mieux, pour Dominique Picard, cette crise de la Covid-19 va sûrement mettre fin à « l’inflation de la bise », qui rend la bise systématique et obligatoire. D’autant que chacun bricole son nouveau rituel de salutation, malgré les distances, malgré les masques, comme l’explique Olivier Mongabure dans son restaurant : « Je n’ai pas l’impression que l’on soit pénalisé : la gestuelle est différente, on s’arrête, on se baisse pour dire bonjour et on regarde le client. Finalement, on se rend compte que quand on fait la bise, bien souvent on ne regarde pas la personne. »

Remède asiatique « Beaucoup de choses passent par le regard », confirme Isabelle Hardy, colistière d’Antoine Maurice, lors des dernières élections : « cette distance imposée, le fait qu’on ne puisse plus donner de tracts, ni clôturer l’échange par une poignée de main, ça complexifie, mais ça n’est pas négatif : cela change l’approche. La question, c’est alors : comment transmet-on de l’empathie à la personne rencontrée ? », se demande celle qui est aussi communicante de profession. Elle explique alors revoir la façon de se mouvoir et de positionner son corps dans l’espace, en relation avec la personne. « Sur un marché par exemple, les échanges sont peut-être moins nombreux, mais plus qualitatifs, cela oblige à être plus concentré sur la relation et à être encore plus dans l’attention à l’autre. » L’essentiel serait alors « d’inventer » pour montrer sa reconnaissance, « je suis sûre que la parole va prendre plus d’importance dans les rituels de salutation dans les mois à venir », annonce Dominique Picard. Surtout, en cas de port du masque.  « Les yeux peuvent être un indicateur mais pas suffisant, il va falloir deviner si l’autre est agacé ou souriant. La voix va devenir un repère essentiel dans les interactions sociales », complète le sociologue David Le Breton, auteur d’un essai intitulé Éclat de voix, (éd. Métailié). Ainsi, « en donnant de la voix », Pascale, dame de compagnie dans un Ehpad de la région toulousaine, retricote le lien avec ses résidents. « Plus de bisous, alors je compense : je chante ! Ils adorent ça ! » Obligée de se tenir à distance, et sans possibilité d’effectuer ces gestes qui réchauffent les plus âgés, Pascale réanime, à grands renforts de chansons, la relation abîmée par les longues semaines de confinement. De son côté, Olivier Lamour, médecin généraliste à Toulouse, accueillait depuis bien longtemps ses patients d’un tonitruant « Bienvenue ! ». Mais avec le virus, plus question de l’assortir de cette poignée de main qui aide le patient hésitant à franchir le seuil. Spontanément, il a trouvé un geste d’adaptation : « C’est un geste souvenir que j’ai ramené d’un voyage au Sri Lanka, une petite inclinaison du corps avec les mains jointes, un geste posé, bienveillant ». Salut à l’asiatique, petit coucou de la main, check du coude, du pied : chacun réinvente son rituel en fonction de sa sensibilité et à l’aune de son appréhension du virus. « Ce n’est pas parce que les rituels d’interactions sociales sont modifiés, que l’amour et l’amitié s’absentent. L’autre est soumis aux mêmes contraintes, c’est ça l’essentiel : les contraintes sont partagées… », rassure David Le Breton. « Mettre un vent de bises », n’a donc pas la même signification aujourd’hui qu’hier, et chacun a intégré cette donnée et la mise sur pause, provisoire, de ce rituel. Sur fond de contexte sanitaire anxiogène, de nouvelles petites gymnastiques d’interactions sociales se mettent en place, témoignant de nos grandes capacités d’adaptation. Mais selon le sociologue, « la difficulté dans le lien à l’autre pourra concerner ces personnes mal dans leur vie, mal dans leur peau, du fait du contexte économique qui les aura fragilisés ». Le poutou de réconfort – même symbolique – sera alors de mise

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