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La nouvelle police de l’espace – Toulouse

Dernière mise à jour : 3 févr.

L’avènement de nouveaux satellites ultraperformants conçus par les grandes puissances, et l’arrivée d’acteurs privés aux ambitions illimitées inquiètent les militaires français. Pour garder le contrôle sur l’espace, ils ont choisi d’installer à Toulouse un commandement militaire entièrement occupé à cette tâche.


« Loutch Olymp »…  En essayant de prononcer ce nom avec l’accent russe, on se prend à imaginer un inédit d’OSS 117, « Kazatchok sanglant sur orbite », où Hubert Bonisseur de la Bath, le célèbre et très réactionnaire agent secret, décollerait vers l’espace pour aller casser du cosmonaute rouge en pleine guerre froide. Pourtant, ce satellite russe est bien réel et donne des suées aux gouvernements du monde entier. Lancé en 2014, officiellement destiné aux télécommunications civiles, il a la fâcheuse manie de serrer de près ses collègues. Fin 2017, il aurait ainsi manœuvré pour se rapprocher à 85 km du satellite franco-italien Athena-Fidus, destiné aux communications militaires cryptées des deux pays. « D’un peu trop près », même, pour la ministre des Armées, Florence Parly, qui a jeté son nom en pâture aux médias en septembre 2018. La défense nationale est pourtant connue pour être la Grande Muette. Mais l’occasion était rêvée de communiquer sur la fermeté de la nouvelle politique de défense spatiale de la France qui se dessinait. Le 25 juillet 2019, alors qu’elle présentait cette politique à Lyon, la ministre en a profité pour annoncer que la lutte contre ce petit indiscret et ses éventuels émules serait menée depuis Toulouse. La ville a en effet été choisie pour accueillir le futur « Commandement militaire de l’espace ». Flashback vers les années 1970-1980. Seuls deux pays, les États-Unis et l’U.R.S.S., ont réellement accès à l’espace. La France est un petit outsider, les autres pays sont quasi absents. Les performances des satellites d’observation sont faibles, les données très longues à récupérer. L’affirmation populaire que les satellites américains étaient capables de « voir les galons d’un officier sur la Place Rouge » relève du mythe et de la propagande. L’observation depuis l’espace a surtout un rôle stratégique : il s’agit de vérifier que le camp d’en face ne joue pas avec des bombinettes atomiques. Cinquante ans plus tard, la situation a bien changé : des centaines d’engins, civils ou militaires, tournent autour de la Terre, dans une promiscuité de plus en plus difficile à gérer. Aux acteurs étatiques traditionnels – Nasa, Agence spatiale russe Roscosmos, Agence spatiale européenne – viennent en effet s’ajouter de plus en plus d’acteurs privés. Exemple : la société Space X d’Elon Musk qui, davantage que des Tesla décapotables, affiche son ambition de lancer des milliers de satellites pour l’Internet haut débit. Les GAFA veulent évidemment lui emboîter le pas. Cette nouvelle donne est baptisée « New Space » : remplacer les anciens satellites, gros, coûteux et régaliens, par des myriades de petits satellites bon marché, et en valoriser les données. Enfin, les nouveaux engins spatiaux ne sont plus ceux d’hier, qui tournaient sans broncher autour de la Terre  : « Les satellites seront de plus en plus capables de manœuvrer. Certains pourraient être réparés et ravitaillés en orbite. L’espace est plus mobile, plus volatile, explique Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Et c’est bien cela qui inquiète les militaires. D’autant que la France est de plus en plus dépendante du spatial pour ses opérations à l’extérieur. En particulier depuis l’intervention au Mali ». L’épisode Loutch Olymp le prouve : les satellites militaires deviennent des cibles potentielles.  C’est pourquoi l’Armée de l’air française se rebaptise « Armée de l’air et de l’espace », et crée un nouveau commandement militaire. Sa mission ? Fédérer les moyens déjà existants (satellites militaires, radars) et surtout guetter, patrouiller, devenir une sorte de « police de l’espace » qui sait tout, tout le temps.

Pour l’accueillir, le choix de Toulouse était évident. « Le Centre spatial de Toulouse a toujours été associé aux utilisations militaires de l’espace, et ce depuis la conception des premiers satellites Spot, au début des années 1980 » rappelle Caroline Laurent. Cette polytechnicienne ISAE-Supaéro, au CV long comme le bras – général quatre étoiles, pilote brevetée…- , est passée par la Direction générale de l’armement avant d’intégrer le CNES à Toulouse en 2019, en tant que directrice des systèmes orbitaux. Sur le site de Rangueil, on conçoit, on développe et on contrôle de nombreux satellites civils, mais aussi militaires, au cœur d’un tissu industriel qui comprend Airbus, Thalès, Safran… et une multitude de sous-traitants. La majorité des yeux et des oreilles de la France dans l’espace sont déjà made in Occitanie.

Le nouveau commandement prendra place dans un  bâtiment dédié, sans doute bien gardé, qui devrait être construit dans l’enceinte du CNES. Environ 200 personnes issues du ministère des Armées devraient le rejoindre à l’horizon 2025. « L’innovation dans le spatial militaire va se passer ici », souligne Caroline Laurent. En fait, c’est déjà  le cas. Mais le gouvernement annonce la création d’un Space Campus, un « bac à sable » pour startups. Dans le spatial militaire, on cherche évidemment à mieux observer et à mieux écouter les autres – oui, la France le fait aussi, avec notamment les satellites CERES qui seront lancés en 2020… Mais innover, c’est aussi se protéger activement, voire riposter : un satellite menacé pourrait se défendre et « éblouir » son adversaire, en lui envoyant, par exemple, un puissant  faisceau de micro-ondes. Florence Parly a également évoqué le développement de « nano-satellites patrouilleurs », sorte de gardes du corps des grands satellites militaires.  OSS117 n’est plus très loin. Irait-on jusqu’à détruire des satellites sur orbite ? « Non, il y aurait trop à perdre, explique Xavier Pasco. La Chine l’a déjà expérimenté sur un de ses propres engins, produisant des milliers de débris dangereux. Cela ne profite à personne.» En réalité, la principale menace réside dans le fait que la frontière entre civil et militaire est de plus en plus floue. « Aujourd’hui, les images d’observation des satellites civils sont très précises, y compris dans l’image de nuit en infrarouge, très utilisée par les armées. Et les satellites de télécommunications civils sont très bien protégés contre le brouillage, comme ceux des militaires » souligne Caroline Laurent. Bientôt, n’importe qui pourrait acheter de l’information spatiale de qualité militaire, de manière anonyme ? Voici qui poserait un sérieux problèmes aux états-majors. Quel rapport ce nouveau commandement entretiendra-t-il avec les nababs de l’Internet ? « C’est vraiment une plongée dans l’inconnu. Si Elon Musk et  les autres acteurs privés se mettent à faire de la surveillance de l’espace, il faudra trouver des équilibres particuliers avec eux, et cela ne pourra se faire qu’au niveau européen » avance Caroline Laurent. Des équilibres qu’on vérifiera sans doute de très près depuis Toulouse.

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