Cet homme au bord de l’Ariège est l’un des guitaristes flamencos les plus respectés. Un musicien hors normes affranchi des chapelles et des dogmes, qui fut le supplément d’âme de l’esprit rock toulousain des années 80 et 90. En septembre, quelques jours avant la sortie de ses deux derniers albums*, il était en résidence près de là, sur les planches de l’Estive, scène Nationale de Foix, pour y polir avec sept autres musiciens sa dernière création : Romantica pasión. Voici le récit fragmentaire de ces quatre jours de labeur, dont on retiendra quelques moments de grâce, une histoire de panier de pêche, et la certitude que l’art se nourrit de tout ; du fondamental comme du dérisoire.

Foix, un matin de septembre. Sur la scène de l’Estive, Bernardo Sandoval effleure sa corde de mi, de l’ongle peint de son pouce droit. On le dirait contenu tout entier dans sa note, comme si ce simple mi était un don de soi. Il expliquera plus tard qu’une note ça se charge comme un révolver, et qu’il n’est pas ici pour tirer des balles à blanc.
Dans quatre jours, il doit avoir dompté Romantica pasión, sa dernière création, somme de romantisme assumé et de gaieté contenue, portée par sept musiciens dont un quatuor à cordes. Après une première résidence, déjà à l’Estive, au printemps, il dispose de quelques jours supplémentaires pour transformer ses compositions personnelles en aventure collective. Une création dans la création, dont les contours sont encore flous, ce 14 septembre, au moment où résonnent les premières mesures de Camino del Alba.
Et pour résonner, ça résonne. Le régisseur son en vient même à grimacer, à moins que le Fisherman’s Friend qu’il tète n’explique à lui seul son rictus. Il s’appelle Rémi Tarbagayré, et chuchote sa façon de voir les choses : « La difficulté avec Bernardo, c’est l’amplitude. Tantôt il susurre, tantôt c’est puissant. Tantôt il caresse les cordes, tantôt il y va franchement. Faut se débrouiller avec ça, et délivrer le son le plus précis possible. » Il mettra deux jours à trouver le point d’équilibre entre confort des musiciens et perception de l’auditoire. Mais rien ne sera joué pour autant. Les soirs de représentation, il lui faudra intégrer de nouveaux paramètres : l’humeur, le toucher des musiciens, et même la présence des spectateurs, dont les corps absorbent une grande partie des aigus.
Sando est aux avant-postes, au bord de la chaise, épaules en arrière et yeux au plafond. Derrière lui, les musiciens sont disposés en arc de cercle : piano, basse, percussions, premier et deuxième violon, alto et violoncelle. Des kilomètres de portée défilent, et avec eux anicroches, hésitations et embarras : le temps du déchiffrage n’est pas le plus doux qui soit.
Le lendemain, la mayonnaise prend. Sandoval, les yeux clos, toujours assis, parfois extatique, court après ses mocassins blancs. Les coups d’archet tombent pile, les violons gémissent sans affectation, et les rythmes imprimés par Philippe Cordelier sur le raphia, les calebasses, l’eau ou les congas, sont aussi évidents que des battements de cœurs. Etonnamment, les visages sont fermés. Il y a de la gravité dans l’air. Elle sera de mise jusqu’au boudin purée de midi, servi à l’étage.

Mingo Josserand, pianiste et arrangeur.
À table, couvrant les bruits de couverts, Sandoval explique que Romantica pasión est un cadeau, un rêve éveillé pour un musicien de la rue comme lui, un type profondément rock qui n’a jamais voulu dompter son animal intérieur, mais qui a toujours rêvé de violons. Certains se seraient contentés d’un peu de son art ou de sa carrière, de la reconnaissance de la fine fleur du flamenco de Cordoue et de la Unión, des concerts sur les grandes scènes, du César de la meilleure bande originale de film ou du succès populaire avec Motivés et 100% Collègues. D’autres n’auraient pas désiré davantage que de partir, comme lui, en Afrique, pêcher des rythmes nouveaux et des poissons ardents, d’écrire rien moins qu’un requiem pour les Indiens du Mexique, et de se produire avec la chanteuse zapotèque Lorena Vera à la tête d’une armée de 200 choristes et musiciens. D’autres peut-être, mais pas lui. Lui a continué à rêver de violons, et profité de la proposition de Michel Pintenet, le directeur de la scène nationale de Foix, pour s’abandonner au romantisme, à la passion, à l’envie d’écrire des chansons d’amour et de se la jouer « un peu crooner sur les bords ».
Mais il y a loin de Sandoval au chanteur de charme, et c’est à son ami, l’arrangeur et pianiste Mingo Josserand, qu’est revenue la tâche d’habiller de romantisme ses compositions. Il faut avoir vu ce dernier sur la scène du Mandala à Toulouse, tirer de son clavier des trésors de mélancolie avec ses mains de maçon et ses chaussures de chantier, pour comprendre la nuance dont il est capable et sa capacité à puiser dans la palette des sentiments.
Une dose d’alchimie
Les deux hommes se connaissent par cœur. Mingo sait écrire ce que Sando veut entendre : « Les demandes de Bernardo sont limpides. J’essaie de composer des arrangements qui ne nuisent pas au morceau. Le reste, il s’en charge. Il est seul à pratiquer son art. Moi, je ne fais que suivre le mouvement. » Habitué des orchestres et du classique, Mingo Josserand sait comment se faire comprendre. Ceux qui voudraient assister à de longs échanges jargonneux devront repasser : ça reprend au « pim pam poum », ça revoit le « dila dila dila », ça s’attarde sur le « tadada », et si parfois ça ne se dit rien, ça se trouve quand même.
Je suis là pour servir la poésie d’un homme, pas pour me la jouer. Franck Meslet
À la pause, Mingo rit de ces dialogues minimalistes en soufflant sa fumée, et concède qu’on ne peut pas attendre grand chose d’un Ariégeois taiseux comme lui, d’un Andalou mal à l’aise avec les mots comme Sando, ou d’un Breton aussi peu loquace que Frank Meslet, le bassiste. Ce dernier, doux et feutré comme son jeu, rompt tout de même le silence pour s’expliquer : « Je suis là pour servir la poésie d’un homme, pas pour me la jouer. »
En aparté, Sandoval rectifie : « Ce qui se passe ici, c’est de l’alchimie. Dans le quatuor, chacun doit apporter sa couleur : Eugénie Ursch le rock, Sabrina Mauchet les tripes et le son arabe, Ophélie Renard la rigueur classique, Thomas Kretzschmar les reflets tziganes. Il ne faut donc pas minimiser l’importance de l’interprétation, qui est une forme très noble de création. Une création de l’instant. Admirable, collective et éphémère. Quand on travaille avec des musiciens de cette trempe, ce n’est pas la technique qui est en jeu, mais la connivence. C’est une affaire de chair et d’individus. »
Car les résidences servent aussi à s’apprivoiser. Le deuxième violon, Thomas Kretzschmar, en a fait l’expérience. Hier encore, il ne connaissait le créateur de Romantica pasión que par le truchement de sa musique. Et puis il y a eu la nuit d’avant. Une nuit de verres vides et de cendriers pleins. Et depuis, les deux hommes n’ont plus besoin de parler pour se comprendre : « La musique de Bernardo est profonde. Je me fie à ce que j’éprouve, pas à ce que je sais. » Le premier violon, Sabrina Mauchet, paraît elle aussi goûter cette immersion : « Dans ce genre de situation, je prends beaucoup aux autres. Je donne aussi. On s’influence les uns les autres. On entre dans une bulle de musique qui ne nous quitte qu’une fois la résidence terminée. Et au bout du compte, on en revient changés. »

Sabrina Mauchet et Thomas Kretzschmar
À la reprise, le thème de Huelva coule de source, tout comme les premières mesures de Cielo sin Luna. L’après-midi sera consacré à la gestion des silences et des points d’orgue, autant dire à la clef de voûte de l’édifice musical sandovalien. Demain, il faudra les travailler encore, et récrire quelques arrangements sur un coin de piano, mais dans l’ensemble, à l’apéro, il y a du soulagement et de la satisfaction dans tous les regards.
Une histoire de panier
Le troisième jour, à la pause du matin, les échanges entre musiciens ont quitté le domaine musical. Jusqu’au fond de la salle bourdonnent des bribes de conversations sur des voitures en panne, sur les motifs zébrés de la moquette de l’Estive ou sur la beauté du château de Foix dans la lumière du soir. Sur la terrasse, Bernardo Sandoval s’est lancé pour sa part dans un récit de pêche. Plus exactement dans une histoire de panier : « Un jour, je pars faire un concert à Clermont-Ferrand. L’organisateur est un type qui pêche. Chez lui, je vois un panier en osier avec des poches en cuir. Une merveille. Je peux pas m’empêcher de lui dire : “T’as un panier superbe.” Aussi sec, le mec me répond qu’il en a d’autres, et que si je le veux, il est à moi. Ça m’a rendu tellement heureux que je n’ai plus pensé qu’à ça. Le soir du concert, je pensais au panier de pêche. La nuit, j’ai rêvé du panier de pêche. Et le matin au réveil, pareil : panier de pêche. Je suis rentré à Toulouse content comme tout. Et le premier truc que j’ai fait, c’est trouver une place à mon nouveau panier. Ce n’est qu’après, quand j’ai ouvert la valise, que je me suis aperçu que j’avais tout oublié à Clermont. Mes contrats, mon cachet, mes papiers, tout. Mais bon, moi, j’avais l’impression d’avoir emporté l’essentiel. »
Quand on travaille avec des musiciens de cette trempe, ce n’est pas la technique qui est en jeu, mais la connivence. » Bernardo Sandoval
Retour sur scène. La machine à fumée s’est un peu emballée, bouchant le ciel de l’Estive d’un brouillard menaçant. On distingue tout de même la silhouette des 600 fauteuils rouge sang, d’où émerge le buste fluet de Zouïe, l’épouse de Bernardo, emmitouflée dans un pullover rose. Depuis des années, elle éclaire son mari sur la scène et signe certains de ses textes. L’un de ses préférés, Claro que sí, a donné une chanson d’amour qui n’aurait pas juré dans Romantica pasión. Elle était même notée sur la setlist mardi matin, mais réclamait trop d’intimité et de pudeur pour une formation de huit musiciens. Zouïe raconte qu’elle a écrit cette chanson en 2012, une nuit de désespoir, pour exorciser l’absence de son mari parti en tournée à Cuba. Un genre d’Initials B.B. à l’envers, en somme.
Les morceaux qui restent sur la setlist ne sont pas tous aussi récents. Certains accompagnent leur compositeur depuis le début de sa carrière. Le soir, il s’en explique à la terrasse du café du Casino : « J’ouvre le spectacle sur Camino del Alba, un air que j’ai composé à 18 ans. Mon premier mal d’amour. Je ne crois pas avoir mieux exprimé la séparation qu’avec cette musique. Et quand tu sens que tu as saisi un sentiment, il ne faut pas aller le chercher ailleurs. Même chose pour Caracola. Un air qui me poursuit depuis toujours. Je n’en espère rien, pas même la perfection. Ces chansons sont mes socles, mes racines créatives, et je ne m’en couperai jamais. » Plus tard, au même endroit, il détaille sa façon de composer, en partant d’un ou deux accords, et en tournant autour pendant des heures ou des années, à la recherche de sensations ou d’étincelles. Parfois, il lui revient un parfum boisé, celui de l’après-rasage Varon Dandy, qui embaumait les salons de coiffure espagnols de son enfance.
Dernier jour de résidence. Un peu avant midi, le quatuor répète un passage ardu en étouffant le son produit par les cordes. Eugénie Ursch, la violoncelliste, s’octroie une pause en souriant, agrippée à son instrument comme un naufragé à une bouée de sauvetage. Discrète et coite jusqu’alors, elle profite de l’absence de Bernardo Sandoval pour dire son exaltation : « Quand on assiste à un concert de Bernardo, on est soumis à une sorte de tension permanente… Ceux qui l’ont déjà vu jouer savent forcément de quoi je parle. Quand on partage la scène avec lui, on éprouve la même chose, peut-être plus intensément encore, et on se sent constamment sur la corde raide. Tout à l’heure, en le regardant, en l’écoutant, je me disais que tout cela n’était pas si éloigné de la musique classique, et que finalement, Sandoval, c’est un Chopin punk.»
Une affaire de sentiments
Le filage, dans l’après-midi, offre quelques moments de grâce. Sandoval debout et sans guitare, exécutant une reprise phénoménale d’un standard argentin. Les membres du quatuor parvenant, sur le fil, à résumer dans un son la somme de leurs talents ; et Mingo Josserand, libéré du raturage et des ajustements, enfin pianiste à cent pour cent, s’autorisant à en faire un peu trop sur quelques mesures de tango.
C’est alors que la musique, devenue évidente, se met à révéler la puissance des textes en Espagnol, dus pour la plupart à Gabriel Sandoval, le frère ainé de Bernardo. Prof d’espagnol dans un collège du Tarn, Gabriel est un personnage de roman plongé dans le monde tangible. Du genre ordinaire en apparence mais capable, sur un coup de tête, de monter sur une table pour dire des vers. De la race des hypersensibles qui aiment les métaphores taurines et les westerns en noir et blanc.
Les mots de Gabriel infusant chaque note de son frère, il est vain d’explorer le processus de création du deuxième sans donner la parole au premier : « Nous sommes arrivés en France en 1962. J’avais 4 ans et Bernardo 2. À cette époque, mes parents nous ont imposé la plus belle des règles : ne pas parler Français à la maison. Ce n’était pas pour se couper de la France mais pour que l’Espagne continue de vivre entre nos murs. Et comme Bernardo et moi avons depuis longtemps quitté la demeure de nos parents, c’est la langue espagnole qui est devenue notre maison. » Après un silence, il explique qu’aujourd’hui encore, il lui est impossible d’exprimer certains sentiments en français. Qu’il ne sait pas dire « Je t’aime » à un ami, alors que « Te quiero » lui est naturel, et que son identité partagée entre les deux versants des Pyrénées lui permet de se réclamer à la fois des surréalistes espagnols et des romantiques français. Avec un sourire mutin, il bémolise ensuite ces considérations identitaires : « L’écriture d’une chanson, le choix des mots ou celui de la langue, ce n’est pas toujours aussi lourd de sens. Pour écrire, je me concentre parfois sur un mot qui sonne, et je tourne autour pendant des jours, ou des années. J’ai écrit la chanson Caracola de Mar par amour pour la sonorité du titre. En Français, ça se dit Conque de Mer… Qui peut écrire un texte valable à partir de Conque de mer ? Gainsbourg, à la rigueur, mais pas moi !»
Le filage est terminé depuis longtemps quand s’achève la conversation avec Gabriel Sandoval. Il y aura encore quelques mots sur le pacte d’amour que constitue l’échange des paroles et des sons entre les deux frères. Puis une question posée au moment où se fermeront les portes de l’Estive : « Ce qui fait de Bernardo Sandoval un artiste espagnol est une évidence. Mais qu’est-ce qui fait de lui un artiste français ? ». Et Gabriel répondra dans un souffle : « Il est libre ».