Il a été un rouage essentiel de la mythique équipe du Stade Toulousain qui trustait les Brennus dans les années 1990. Puis il s’est brillamment reconverti dans le monde de la communication en créant l’agence À la Une. Il s’est également lancé à corps perdu dans le projet fou de la Feria de Fenouillet au début des années 2000. Désormais, beaucoup lui prêtent l’ambition de prendre la place de Jean-René Bouscatel à la présidence des Rouge et Noir l’an prochain. Sportif admiré, homme d’affaires respecté, Didier Lacroix avance tel un rouleau compresseur, sans que l’on comprenne véritablement après quoi il court. Frimeur pour les uns, jouisseur pour les autres, il ne laisse personne indifférent. Boudu a essayé de percer le mystère.

Accrocheur, pudique, charmeur, têtu, passionné, hyperactif, impétueux, affectif, insaisissable, excessif, la liste des adjectifs employés pour qualifier Didier Lacroix ressemble à un inventaire à la Prévert.
« J’ai vraiment bossé hyper dur parce qu’au début de ma carrière, c’était loin d’être gagné ». Accrocheur renvoie immanquablement à son passé de joueur. Et peut-être même plus loin, lorsque à l’âge de 6 ans les recruteurs du Stade Toulousain lui ferment les portes du club de ses rêves, jugeant sa taille insuffisante. Il vivra cet échec d’autant plus douloureusement que son frère ainé, lui, intègrera le club. Qu’à cela ne tienne : si le monde de l’ovalie ne veut pas de lui, il jouera au football. Et même plutôt bien. Son premier entraineur à Castelmaurou, Jean-Claude Cauquil, se souvient : « D’emblée il s’est imposé comme le patron de l’équipe. Il avait une très forte personnalité, une intelligence remarquable. Il était incontournable. Sans lui on ne pouvait pas gagner un match. »
Ballon (rond) au pied, Didier Lacroix n’est pourtant pas le plus doué. Mais il a ce que les sportifs appellent la gagne : « Sur le terrain, il suivait les consignes à la lettre. Il jouait libéro et ne supportait pas qu’il y ait quelqu’un derrière lui. Et puis surtout, il ne lâchait rien. » Selon les observateurs avisés, ses qualités de battant auraient pu lui permettre d’envisager une carrière dans le football. Mais quand on s’appelle Lacroix, on ne s’affranchit pas si facilement du Stade Toulousain. Jean, son père, en est un des dirigeants les plus emblématiques. Et Michel, le frère, un des joueurs, dont Didier suit les rencontres tous les week-ends. Bref, dans sa vie, tout tourne autour des Rouge et Noir. Philippe Carbonneau, son ami d’enfance qui deviendra le demi de mêlée que l’on sait, confirme : « On était vraiment amoureux du Stade Toulousain ». Ses souvenirs d’enfance, c’est donc du côté des Ponts-Jumeaux qu’il faut aller les chercher, sur cette vaste aire de jeux située derrière la tribune de pesage, où il imitait les exploits de ses idoles : « Il y avait là un bras du canal. Quand les grands envoyaient le ballon de l’autre côté, on allait le repêcher. Je me souviens aussi d’un match où j’avais récupéré le protège-tibia de Skrela (Jean-Claude, ndlr). J’ai longtemps joué avec, même s’il faisait deux fois la taille de ma jambe ! »
J’ai vraiment bossé hyper dur parce qu’au début de ma carrière, c’était loin d’être gagné.Didier Lacroix
Le TFC a beau vibrer sur la scène européenne au rythme des exploits de Marcico, Passi ou Tarantini, ce sont les joueurs du Stade qui le font vibrer. Il attendra pourtant près de 10 ans pour se présenter une deuxième fois à la porte du club. Rancunier ? « Quand on me dit non, je râle longtemps. »
Paradoxalement, c’est au moment où il aurait pu prendre son envol avec le TFC (il est alors sur le point d’intégrer les cadets nationaux dirigés par Elie Baup) qu’il se décide : « Je reviens pour le Stade, pas pour le rugby ».
Meneur-né
Conscient de ne pas être attendu comme le messie, il arrive au club sur la pointe des pieds. Il fait surtout preuve d’une lucidité rare pour son âge, en identifiant le rôle dans lequel il sera le plus utile sur le terrain : « Au rugby, si tu n’es ni pilier, ni grand, ni buteur, ni finisseur, les options se réduisent. Pour m’en sortir, il me restait le registre de la défense et celui de la liaison entre avants et trois quarts. » Pour y parvenir, il comprend qu’il lui faudra mettre les bouchées doubles au niveau physique pour être « au-dessus de tout le monde ». Pepe Giorza, son premier éducateur au Stade, témoigne : « Dès son arrivée, il a impressionné tout le monde par sa vaillance. Bien qu’un peu brouillon, c’était un garçon très intelligent, un gagneur, qui ne lâchait rien. Un peu râleur, mais très attachant ». Ce tempérament de feu lui permet de s’imposer en quelques mois comme un joueur clé de son équipe, au point d’en devenir le capitaine. Ce statut ne le quittera plus dans les équipes de jeunes. Une évidence pour Christian Gajan, son entraineur en cadets : « C’était un meneur, un leader, celui qui passait devant. Il était animé par un sentiment de réussite : ça n’était pas le plus costaud, mais son mental lui faisait dépasser ce léger handicap. »
Très vite, il fait de ce mental d’acier son arme et sa marque de fabrique. En particulier en Reichel, lorsqu’il s’agit de se mesurer aux joueurs de l’équipe à l’entrainement du mercredi. « Le vrai match, c’était celui-là, quand tu prends des tartines par Rougé-Thomas, un cadrage-débordement de Codorniou ou Charvet. Et la reconnaissance, tu commences à la percevoir quand tu sens qu’ils te considèrent comme un casse-couille. »
Et casse-couille, ça, il l’est assurément. Le pire même de sa génération, selon ses anciens partenaires comme Karl Janik : « C’était un pénible de chez pénible, tout le temps hors jeu, qui plaquait tout le monde, avec lequel ça partait parfois en cacahuète. Mais s’il n’avait pas le meilleur morphotype, c’était celui qui avait le mental le plus aguerri. » Jean-Marie Cadieu, son parrain de l’époque, partage cette analyse : « C’était le petit merdeux qui voulait s’émanciper. Mais il avait en partie raison car pour faire son trou et pousser la génération précédente vers la sortie, il ne fallait pas trop se poser de question. » Christian Califano, ancien pilier du club aujourd’hui reconverti en consultant, garde un souvenir marquant de sa première rencontre avec le phénomène : « C’était un entrainement. Je me mets en position de hors-jeu, il me déblaye violemment. S’en est suivi un joli échange de coups ! »
La cartouche de Lièvremont
Sa première apparition chez les grands, en challenge Béguère contre Perpignan, va pourtant se charger de rappeler au jeune impétueux le gouffre qui le sépare du haut niveau. « J’avais pris une énorme cartouche par Marc Lièvremont qui était le mec que je visais en terme de niveau. » Il comprend alors que sa fougue ne suffira pas et que pour enchaîner les matchs, il va falloir continuer à bosser. Sa force ? Celle de bien connaître ses limites pour les repousser. Il comprend vite qu’il ne gagnera le respect que par son exemplarité sur le terrain. Et par sa capacité à mettre la tête là où les autres n’osent pas mettre les pieds, histoire de forcer l’admiration. Serge Milhas, l’actuel entraineur de Castres, a croisé le fer plus d’une fois avec lui lorsqu’il jouait à Auch : « Quand on jouait le Stade Toulousain, on savait à quoi s’attendre. C’était un joueur atypique, un vrai guerrier qui donnait son corps, avec un mental à toute épreuve. Il aimait « donner » mais aussi « recevoir ». Une sorte d’hommage que ne renierait pas le principal intéressé : « Quand tu plaques un adversaire dans un moment décisif, et que tu lis dans son regard le respect, ça vaut toutes les félicitations du monde. Sur le terrain, je n’ai jamais eu peur. »
Avoir Didier Lacroix avec soi, c’est l’assurance tout risque pour partir au combat. Califano, qui l’a eu « au cul pendant 10 ans », l’assure : « Il n’a jamais refusé le combat, ni triché. Pour rien au monde je ne l’aurais échangé contre un autre troisième ligne. »
Il n’est pourtant pas considéré comme un titulaire indiscutable chez les Rouge et Noir. Pour preuve, son absence lors de la finale 1994, contre Montferrand, alors qu’il a participé à tous les matchs de la saison : « Les entraineurs n’avaient pas pu faire autrement vu le déroulement du match (blessures, ndlr). Même si je ne pouvais en vouloir à personne, c’était de la frustration pure. Le seul truc à faire dans ces cas là, c’est de continuer à bosser pour que ça n’arrive plus. »
Une place de titulaire au forceps
Et la pelouse du Parc des Princes, c’est bel et bien en titulaire qu’il la foule, en 1995, pour une finale d’une rare intensité remportée haut la main face au Castres Olympique. Sans le savoir, il vient d’ouvrir la plus belle page de l’histoire du Stade Toulousain : jusqu’en 2001, le club va régner sans partage sur le championnat de France avec cinq Brennus en sept ans. Au pays de l’ovalie, le Stade Toulousain est invincible, et ses joueurs des demi-dieux. Période grisante : « Les lendemains de finale, tu es invité partout, tu te sens un peu intouchable, au-dessus de tout, un peu protégé. »
Sur le terrain, je n’ai jamais eu peur.Didier Lacroix
Seule ombre au tableau, son absence de sélection en équipe de France. Une anomalie aux yeux de Christian Califano, pour qui une bonne partie de ses 72 capes sous le maillot bleu tient à l’efficacité du pack toulousain dans lequel « Lacroix jouait un rôle essentiel ». Difficile néanmoins de savoir s’il en a été affecté. Car s’il consent à lâcher qu’il aurait mérité une sélection, l’homme préfère se retrancher derrière le principe de lucidité : « Jouer pour la France m’aurait plu. Pour autant, je savais que j’étais en limite de compétence. »
Et de citer les carrières de joueurs comme Rives ou Blanco, superstars internationales au palmarès vierge en club. « Je ne rendrais aucun de mes titres pour une sélection. »
Emile N’Tamack, son ancien coéquipier à Toulouse, croit néanmoins se souvenir que le départ de ses copains en équipe de France n’était pas si facile à vivre : « Il ressentait un peu de frustration de voir que son travail n’était pas reconnu à sa juste valeur. »
Il faut se tourner vers son amie de longue date, la journaliste sportive Judith Soula, pour fendre l’armure : « Les Bleus lui ont manqué. Il ne le dira jamais clairement mais il vivait difficilement le fait que Castel y soit et pas lui, alors que c’était son remplaçant en club. C’était injuste et Didier déteste l’injustice. »
Tête brulée sur le terrain, l’homme n’en est pas moins sensible et pudique en dehors. Et même douillet : « Si tu me marches sur le pied, je suis capable de pleurnicher pendant deux heures. ». Judith Soula, qui a fait sa connaissance en faculté alors qu’il sortait avec sa meilleure amie, se souvient de cette double personnalité : « Autant il était pénible et bagarreur sur le terrain, autant il était posé, réfléchi en dehors. Quand on rentrait dans un bar, c’était pas forcément lui qu’on remarquait. Il était plutôt discret, pas grande gueule. La réussite lui a donné de l’assurance. »
Une tête pas que brûlée
D’autant que sa réussite ne va pas se cantonner à ses exploits rugbystiques. Loin de se satisfaire, comme la plupart de ses coéquipiers, de son statut de star dans une ville, Toulouse, qui voue un véritable culte à ses rugbymen, il décide, à 21 ans, de se lancer dans le monde des affaires.
Le stage qu’il effectue chez Matra pour valider son diplôme d’école de commerce confirme ce qu’il pressentait : il a, comme son père, la bosse du commerce. « Je suis né dedans. Et vu que je ne me suis pas construit contre le modèle familial, c’était assez naturel pour moi de créer ma boite. »
Chez Matra, son passage est remarqué. Chargé de mettre en place des outils pour que les salariés se sentent bien dans l’entreprise, il identifie tout de suite des dysfonctionnements : « Il y a des trucs que je ne pigeais pas : les mecs qui bossaient en com interne ne bouffaient pas à la cantine. Mais comment faisaient-ils pour connaître la vie des gens ? »
Dans son entreprise, même quand il est là, il n’est pas là. Il est insaisissable.Hervé Julien
Alain Mainguy, alors DRH chez Matra, se souvient de ce garçon fougueux, animé par une profonde envie de faire ses preuves : « Il était capable de mobiliser le ban et l’arrière-ban. Mes équipes étaient bluffées par sa combativité : il ne baissait jamais les bras. Il avait le tempérament d’un chef d’entreprise. »
C’est donc sans surprise qu’il devient patron, quelque temps plus tard. Encore étudiant à Sup de Co Toulouse, il fait la connaissance de Bernard Galy et Jean-Louis Cazes, des fanas de rugby, avec lesquels il décide de monter une entreprise de marquage publicitaire, À vos Marques. Un essai transformé quelques années plus tard, avec la création de sa société de communication évènementielle À la Une. Avec une façon bien à lui de procéder. La méthode Lacroix ? Un mélange détonnant fait de passion et de culot, comme le décrypte Thierry Deloye, directeur de la communication chez Matra : « Pour lui, le client n’est pas seulement un client. Il a vraiment le goût des affaires : il aime profondément ça, la négociation, la relation humaine. »
Même son de cloche auprès de Philippe Lemasson, directeur communication et évènements chez Airbus Group : « Il est imaginatif, intelligent, créatif, il trouve des solutions. Et puis c’est toujours une partie de rigolade avec lui. Certes il est très désordonné, mais c’est ce qui le rend attachant. »
Pour le patron de Peugeot Toulouse, Denis Saglier, cela a ses limites : « Il est énergique, mais aussi bordélique parce qu’il veut trop en faire et qu’il ne renonce pas. Du coup, ce n’est pas un exemple de rigueur. »
Bien que dithyrambique sur ses qualités, Hervé Julien, en charge du partenariat avec le Stade Toulousain pour le compte d’Airbus pendant 20 ans, reconnaît qu’il n’est pas structuré dans sa démarche : « Ça part dans tous les sens parce que ça va très vite dans sa tête. Dans la négociation, il est brillant, enthousiasmant, plein de ressources. Avec lui, on arrive toujours à s’entendre. À l’inverse, il dit trop souvent oui, il est trop gentil. Dans son entreprise, même quand il est là, il n’est pas là. Il est insaisissable. Et le fait d’être tout le temps en retard peut le mettre dans une configuration un peu négative ».
Qu’importe car Didier Lacroix n’est pas du genre à se laisser dicter une ligne de conduite. Son retard, devenu légendaire ? Un mal pour un bien : « J’ai du mal à commencer mes rendez-vous à l’heure parce que je termine toujours les précédents en retard. Et personne ne se plaint que je reste dix minutes de plus après. Mais ça, les mecs oublient de le dire. »
Et puis le succès est au rendez-vous. Karl Janik, son prédécesseur à la tête de la régie pub au Stade Toulousain, n’hésite pas à le qualifier de « visionnaire » : « Dès qu’il a compris que les médias allaient s’en mêler, il avait pigé que les choses allaient bouger. Il a précédé le changement économique du rugby. Il a su adapter l’ensemble de la structure au professionnalisme. »
Le traumatisme de la retraite
Tout lui réussit jusqu’en 2002, date à laquelle le Stade Toulousain décide, sans ménagement, de pousser vers la sortie sa génération, celle des Miorin, Belot, Ougier, Cazalbou ou Dispagne. Son avenir professionnel a beau être assuré, il encaisse mal cette retraite sportive : « Je voulais faire un an de plus mais ils n’ont pas voulu. Au début, j’ai eu beaucoup de mal à ne pas sentir le manque les jours de match. » La pilule est d’autant plus amère qu’à l’arrêt de sa carrière s’ajoute l’impossibilité d’intégrer le staff de l’équipe fanion. Une question de conflit d’intérêt pour Jean-René Bouscatel, l’historique président des Rouge et Noir : « À la Une s’occupant de la régie pub du club, c’était un peu antinomique ».
Autant il était pénible et bagarreur sur le terrain, autant il était posé, réfléchi en dehors.Judith Soula
L’homme, qui a jusqu’alors équilibré sa vie professionnelle et sa vie sportive, se retrouve amputé d’une jambe avec cette mise au ban des terrains. Franck Belot, son associé chez À la Une, se rappelle le désarroi de son ancien partenaire : « Dans son cœur, il y a la famille et le Stade Toulousain. Lorsque tout s’arrête en 2002, c’est dur. Il a presque fait le forcing pour entrainer les espoirs. » Désireux de transmettre, à son tour, tout ce que le club lui a apporté, il rêve d’épauler Guy Novès. Mais il comprend que celui-ci a besoin de faire le vide autour de lui pour asseoir son autorité. Il se contentera donc d’entrainer les Espoirs. En faisant contre mauvaise fortune bon cœur : « Je suis très fier des relations que j’ai gardées avec mes anciens joueurs comme Mazars, Mermoz, Médard ou Millo-Chluski. » La situation ne durera qu’un temps, le compétiteur qu’il est finissant par se lasser de végéter dans l’antichambre de l’équipe première : « J’aurais aimé intégrer le staff car tout ce qu’il y a autour du terrain, les vestiaires, c’est le plus grisant, et de loin. Ce qui est pénible, c’est qu’il y a deux poids deux mesures : pendant que l’on te dit qu’il faut que tu passes par la classe apprentissage dans les équipes du bas, à d’autres, on leur dit qu’ils sont en capacité de venir de suite. »
Ce point de divergence scellera le divorce entre les deux hommes. Inévitable pour de nombreux observateurs du mundillo rugbystique : « Il n’y avait pas la place pour deux chefs au Stade Toulousain », résume Jean-Marie Cadieu. Il est vrai qu’entre ces deux personnalités bien trempées, l’entente a toujours été de façade. Et même si le nouveau sélectionneur du XV de France reconnaît que son ancien troisième ligne a souvent été « irréprochable sur le terrain », c’est pour mieux stigmatiser son côté chien fou : « Il a longtemps cherché son orientation. Il a mis les mains partout mais c’est compliqué de tout concilier. Il voulait tout faire. C’est un garçon qui n’est jamais rassasié, toujours en quête d’expériences nouvelles. »
Le principal intéressé ne conteste pas cette boulimie : « Lorsque j’ai arrêté de jouer, deux choses principalement m’ont manqué : la dépense physique et l’adrénaline de la compétition. » Et même s’il assure la retrouver, par moments, en signant un gros contrat, elle n’est en rien comparable à celle que le rectangle vert lui procurait. Pour renouer avec ces sensations passées, Didier Lacroix cherche de nouveaux challenges à relever. Il devient notamment conseiller municipal de son village, Rouffiac-Tolosan. Mais cela ne suffit pas. C’est alors que se présente l’opportunité de prendre en charge l’organisation de la Feria de Fenouillet. « Faire revenir » les toros à Toulouse ? Voilà un défi à sa mesure.
Le coup de foudre avec Margé
La tauromachie est devenue l’une de ses grandes passions depuis sa première corrida, à Tyrosse en 1990. Il n’a pourtant pas grandi dans une famille d’aficionados : chez lui, la seule évocation taurine se limitait à une paire de banderilles rapportée, par son père, des arènes du Soleil d’Or. Il saisit pourtant la portée mystique et tragique du spectacle : « Il y a un rapport lié à la force de l’animal, à la capacité qu’a l’homme à venir se mettre en danger de manière délibérée, qui est fascinant. » Et comme le garçon est perfectionniste, il multiplie les corridas, écoute les sachants, se documente. Il fait la connaissance de Robert Margé, le célèbre éleveur de taureaux biterrois aux allures de Matt Houston. Un homme avec lequel il se trouve immédiatement des points communs : « C’est quelqu’un de controversé parce qu’il est dans le paraître. Mais il y a de la profondeur chez lui. Et puis c’est lui qui m’a ouvert les portes. »
Si on avait eu quelqu’un de réfléchi, mesuré, la manifestation ne serait jamais sortie. Philippe Ruquet
Le coup de cœur est tel que certains s’inquiètent, comme José Lourseau, qui travaillait avec lui au début des années 2000 : « Il se sentait valorisé d’entrer dans le clan très fermé de la corrida. Avec Margé, il se comportait comme un enfant. » Lacroix, lui, n’y voit que de la jalousie. « C’était le meilleur professionnel taurin : on a gagné énormément de temps avec lui. Certains ont voulu sa place, faire par eux-mêmes. » Une chose est sûre, avec Margé à ses côtés, Lacroix se sent capable de soulever des montagnes. Et c’est bien de cela dont il s’agit tant le projet de Fenouillet est pharaonique, et grande l’attente des Toulousains. Sevrée de spectacles taurins depuis 1976, l’afición locale a retrouvé espoir en 2000 avec l’arrêt de la Cour d’appel autorisant la Feria de Rieumes.
Reste que depuis la destruction des arènes du Soleil d’Or, il n’y a plus d’enceinte susceptible d’accueillir un événement d’une telle ampleur. À part quand on s’appelle Didier Lacroix et qu’on refuse de s’avouer vaincu. Le projet a beau être semé d’embûches, l’homme s’y jette à corps perdu. Avec passion mais aussi une bonne dose d’inconscience. Comme celle de ne pas stopper les frais plus tôt : « J’aurais pu arrêter en 2003, à l’issue de la première édition : c’était une réussite, les gens se seraient souvenus que j’avais fait une feria à Toulouse en faisant revenir les toros. Sauf qu’à un moment, quand tu es organisateur, il faut assumer, surtout s’il manque du fric. »
2008, la fin des illusions
Cinq ans plus tard, le rêve s’achève avec la décision du nouveau maire de Fenouillet, Claudie Marcos, de ne pas reconduire l’autorisation d’occupation du domaine communal. Aujourd’hui encore, Didier Lacroix en veut à l’édile de ne pas avoir laissé le temps à la manifestation de grandir : « Bien sûr que tout n’a pas été parfait, que l’on a commis des erreurs, que certains n’ont pas gagné l’argent qu’ils espéraient. Mais il fallait du temps pour amortir les investissements. Et on avait fait le plus dur. Jusqu’à cette décision politique qui nous abat. » Il ne sortira pas indemne de cette expérience, aussi bien en termes d’image que de finances. Trainé devant les tribunaux pour des factures impayées, notamment par la société Chauvin, installatrice des arènes, il écorne son image de golden boy. Dix ans plus tard, il ne regrette rien : « Parce que c’était déraisonnable en soi, je me suis mis en danger à tous les niveaux. J’ai fait le choix d’y laisser beaucoup d’argent. Je peux regarder tout le monde en face. Il n’y a pas un mec qui peut dire qu’il a été planté. »
Pour beaucoup d’acteurs de la manifestation, il s’est cependant laissé emporté par sa fougue. Philippe Ruquet, président de Tolosa Toros, l’association qui a œuvré sur le terrain juridique pour rendre possible le retour de la feria à Toulouse, se souvient : « Quand vous avez la possibilité de toucher votre rêve, que vous passez, quasiment sans transition de votre rang en barrera à celui d’organisateur de spectacle taurin, je comprends que cela puisse griser. Il était porté par son enthousiasme et a perdu pied avec la réalité. »
Il n’y a qu’un mec comme Didier pour arriver à générer une opération de cette ampleur. C’était couillu.Jean-Marie Cadieu
Un grief partagé par Jean-Marie Cadieu, l’ancien propriétaire du restaurant Los Piquillos : « Il a parfois tendance à prendre des chemins de traverse. Il a, par exemple, déconné en montant son propre campo. Il s’est mis à dos tous les commerçants. » Tous s’accordent néanmoins à reconnaître que l’événement n’aurait jamais vu le jour sans lui : « Il n’y a qu’un mec comme Didier pour arriver à générer une opération de cette ampleur, reconnait Cadieu. C’était couillu. » Philippe Ruquet ne dit pas le contraire : « Tout le monde trouvait le principe de la feria formidable mais personne ne voulait s’engager. Si on avait eu quelqu’un de réfléchi, mesuré, vu les conditions de précarité juridique dans laquelle elle s’est faite, la manifestation ne serait jamais sortie. Il fallait quelqu’un qui y aille avec ses tripes comme Didier Lacroix, doté d’une force de caractère hors du commun. »
La victime
Sauf que la corrida est un monde impitoyable. Pour Alain Lartigue, directeur des arènes de Bayonne, l’homme aurait gagné à être plus prudent : « Il est entier, velléitaire, volontaire mais parfois il ferait mieux de faire un pas chassé plutôt qu’un pas en avant. »
Pour Bertrand Auban, grand aficionado, Didier Lacroix n’était pas armé pour frayer dans ce milieu de requins peuplé « de vrais cons alors que lui est naturellement gentil ». « Il y a des gens qui l’ont considéré comme une bonne poire. Des amis de circonstance sont devenus des détracteurs. Il a perdu énormément de gens après Fenouillet. » Pour l’ancien sénateur socialiste, il s’est laissé aveugler par sa passion : « La retraite sportive, ça fait mal. Avec la feria, il a retrouvé des sensations. Il était prêt à payer cher pour cette passion. »
Son ami Patrice Michelet souscrit à l’analyse : « Il a été littéralement fasciné par la feria. Du coup, il s’est laissé envelopper comme dans un beau papier cadeau. L’organisation n’était pas assez carrée. Mais il a payé pour tout le monde. » Trop gentil Didier Lacroix ? Son frère Michel va même jusqu’à parler de naïveté : « Il s’est fait balader par des politiques, des gens de son entourage. Financièrement, il en a souffert. » Un avis partagé par Bernard Gatimel, PDG du groupe GBMP, qui connait bien le bonhomme : « Il s’est retrouvé au milieu de débats qui n’étaient pas les siens. Il n’est pas calculateur, il est cash. Vu que c’est un affectif, il a été blessé par des comportements. »
L’expérience ne semble pourtant pas lui avoir servi de leçon. Bien qu’endetté à ce jour, il n’a pas définitivement refermé le chapitre de la feria. « Sept ans après la dernière édition, j’entends encore la même phrase : quel dommage que cela se soit arrêté car on s’éclatait bien là-bas. Pourquoi ? Parce que la manifestation avait une vraie valeur identitaire. Je suis intimement convaincu que c’est l’événement qui correspond le mieux à Toulouse. »
L’excessif
Une chose est sûre, l’homme a de la suite dans les idées. Et ne se fixe aucune limite. La demi-mesure, il ne sait pas ce que c’est. Le propre d’un bon chef d’entreprise pour son ami Michel Sarran : « Il ne fait pas dans le politiquement correct : tout ce qu’il fait, il le fait à fond. C’est un homme de challenges qui sait prendre des risques. Des types comme ça, il n’y en a pas des tonnes à Toulouse. »
Boulimique de sensations fortes, Didier Lacroix se complaît dans l’excès. Sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Comme lorsqu’il se ballade en scooter, à travers les bodegas de Fenouillet, des billets débordant des poches. Ou comme lorsqu’il fume le cigare dans les travées d’Ernest Wallon en toute impunité. Son copain Michel Sarran commente : « Quand il fume un barreau de chaise dans les gradins, il n’en a rien à foutre d’emmerder tout le monde. »
Il aime aussi être là où on ne l’attend pas. Un jour dans les paillettes, le lendemain au fin fond du Pays Basque en treillis à attendre la palombe. « Ce sont les contrastes qui me plaisent. C’est ce qui m’enrichit et me régale le plus. Car je n’appartiens à personne. » Passionné de (sa) vie, il ne se prive de rien et ne veut rien rater. On ne compte plus ses aller-retour dans la nuit pour se rendre à une feria, puis une partie de chasse. Le tout en roulant à toute berzingue, son inévitable cigare calé au coin des lèvres. Son associé et ancien partenaire en club Franck Belot a bien conscience que son pote a « tous les attributs du gros con avec ses cigares, ses lunettes de soleil et sa bagnole. Mais au fond, c’est quelqu’un qui aime se faire plaisir. Tout le reste, il s’en fout. Il n’a pas envie de se poser la question des moyens : il aspire à être heureux, et à faire ce qu’il veut. »
Quand il fume un barreau de chaise dans les gradins, il n’en a rien à foutre d’emmerder tout le monde.Michel Sarran
Thomas Fantini, patron de la Compagnie des Pergos, confirme : « D’un coup, il peut décider d’inviter tout le monde. De l’extérieur, ça peut passer pour de la frime. Mais il a juste envie de faire plaisir. »
Conscient de cette réputation, Lacroix assume : « Gagner de l’argent n’est pas un moteur. Ce qui me fait plaisir, c’est de pouvoir partager. Il en va de même avec les voitures : j’en ai toujours eu de belles mais elles sont toujours dégueulasses. Certains m’ont reproché de n’avoir rien à foutre de rien. Mais qu’il y ait le bordel à l’intérieur, ça ne me dérange pas. Ce que j’aime, c’est rouler vite et fumer le cigare dedans. Je sais que ça contribue à l’image du mec hautain qui se branle de tout. Tant pis. » Pourtant, Judith Soula se souvient d’une époque où « il voulait vraiment que tout le monde l’aime. Du coup, il ne faisait pas de tri. » Didier acquiesce : « Très souvent dans ma vie, j’ai entendu des gens me dire que j’étais moins con et pédant que ce que je dégageais. Du coup pendant longtemps, j’ai eu envie de rencontrer la terre entière pour qu’ils ne pensent plus ça de moi. »
L’agression
Jusqu’à ce qu’il s’accepte. Il n’en reste pas moins un personnage public et donc exposé. La violente altercation qui l’oppose au joueur de Blagnac, Elvis Tekassala en 2009 au sortir du restaurant Le Grand Zinc, le lui rappelle cruellement. Cet épisode le meurtrit au propre comme au figuré (il se fait arracher un bout de joue, ndlr). Franck Belot, présent le soir de l’agression, témoigne : « Il l’a vécu comme une terrible injustice. Il a été déboussolé du fait qu’une partie du monde du rugby ne l’a pas soutenu en dénonçant cet acte de barbarie. » Pour son frère, il a surtout eu peur : « Il a vu un mec qui voulait le tuer en le mangeant. La procédure a été dure à vivre. Il a été meurtri dans sa chair, ses valeurs. »
Le symbole serait extraordinaire s’il arrivait à la présidence.Emile N’Tamack
Alors, assagi Didier Lacroix ? Pas vraiment pour Jean-Marie Cadieu, qui considère qu’il continue à courir « après lui-même » : « C’est un tracteur qui avance d’une manière ou d’une autre. Son problème, c’est qu’il ne prend pas le temps de la réflexion. » Mais pour cela, il faudrait qu’il change de mode de vie. Qu’il tienne, par exemple, plus à distance les copains qui occupent une place centrale dans son existence.
Hervé Julien témoigne : « Il se met en quatre pour ses amis. Il est comme ses parents : simple, gentil, chaleureux. Il ne se cherche pas de personnage pour exister si ce n’est que la seule personne qu’il recherche, c’est lui-même. En vieillissant, il s’améliore mais il n’est encore bien nulle part. Car il ne veut pas se poser de questions sur lui-même. Il surfe sur ses acquis. »
Pour son ami et associé Franck Belot, il gagnerait à trier un peu : « Didier, c’est la personne que tout le monde sollicite pour un stage, un problème de cœur, un boulot… Et souvent ce sont ceux qui demandent de l’aide qui lui cassent du sucre sur le dos. » Didier en convient : « À certains moments, j’ai certainement voulu entretenir ce personnage public. »
Reste que sans les amis, Didier Lacroix s’ennuie. La manière dont il a conçu sa maison en témoigne. « Chez moi, c’est table ouverte. Il y a énormément de passage. J’ai mangé seul pour la première fois de ma vie en 2008, après mon divorce. » Une façon de faire qui n’est certainement pas étrangère à cette séparation. Mais là encore, il assume : « Je me suis séparé de la mère de mon fils parce que je n’avais pas envie de partager ma vie avec une seule femme. Et pour l’instant ma volonté de liberté, mon refus des contraintes, est incompatible avec une vie de couple. »
La vie de père, en revanche, le comble : « Matteo, mon fils, c’est ma priorité absolue. J’ai adapté mon rythme de travail, j’ai arrêté d’entrainer pour lui. Le fait d’être père est la plus grande responsabilité que j’ai eue. » Serait-il sur la voie de la sagesse ? « Sans verser dans le mélo, j’ai bien chargé ces dernières années, avec l’arrêt de la feria, du rugby, le décès de mes parents, l’agression, le divorce. En avançant en âge, je crois que je suis plus attentif à nourrir mon âme qu’à embellir mon image. Après je suis encore très en appétit de faire plein de choses. »
Futur président du Stade ?
Comme postuler à la présidence du Stade Toulousain l’an prochain ? Un temps présenté comme le successeur désigné de Bouscatel, Didier a appris à être méfiant. « Le club a besoin, non pas d’un seul homme fort, mais d’un chef d’orchestre. J’ai d’ailleurs freiné certaines ardeurs parce que je pense que le club ne peut pas évoluer dans la division. On est trop fragile pour se permettre une guerre des clans. » Comme celle qui l’a opposé, par médias interposés, à Guy Novès : « On n’a pas toujours été d’accord mais on a toujours trouvé la ligne de conduite à tenir parce que pour nous deux, c’est l’intérêt du Stade qui compte. Le rapport d’opposition est davantage lié à l’entourage. » Le sélectionneur des Bleus ne dit pas autre chose : « On nous oppose parce qu’on a pensé qu’on avait les mêmes ambitions. » De là à imaginer son ancien joueur succéder à Bouscatel, il y a un pas qu’il n’est pas près de franchir : « Est-ce qu’il s’en donnera les moyens ? En faisant tout ce qu’il fait, on a du mal à le suivre. Je ne sais pas s’il a compris qu’il fallait qu’il choisisse une voie. »
J’ai mangé seul pour la première fois de ma vie en 2008 Didier Lacroix
Mais en a-t-il envie ? Là encore, difficile à dire. Il ne manque pourtant pas de partisans, en particulier parmi ses anciens partenaires comme Emile N’Tamack : « Pour lui, c’était une consécration de jouer en équipe première. Le symbole serait extraordinaire s’il arrivait à la présidence. »
Franck Belot : « Si un jour, ça s’offre à lui, il sera légitime pour le devenir. Ce serait un immense bonheur et une grande fierté. Il est comme son père, il n’aime pas aller au conflit. Le club passe avant tout. » Ce que confirme le principal intéressé : « Je n’ai pas besoin, pour flatter mon ego, d’être président du Stade. Certains oublient que faire entrer du fric dans les caisses, comme je le fais depuis 20 ans, c’est aussi faire avancer le club ! »
Pour Sylvain Dispagne, la marche est peut-être encore un peu haute : « Il ferait un bon président, il en a les capacités, l’étoffe et la connaissance. Mais peut être pas dans l’immédiat. Car bien qu’il ait un peu mûri, il a toujours ce tempérament de chien fou. »
Une chose est sûre, Didier Lacroix a encore des rêves plein la tête. Notamment celui de se rapprocher de la nature autour « de l’élevage de taureau, de la viticulture, ou de l’huile d’olive. » À moins que ce ne soit tout autre chose. Parce qu’au fond, nul ne le connait vraiment. Pas même son frère : « Il est capable de faire des centaines de kilomètres pour des bringues mais aussi pour des enterrements. Il est capable de tout arrêter, de tout annuler pour se rendre disponible. Didier, c’est l’eau et le feu. » Sombra y sol comme on dit dans le milieu taurin.