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  • BOUDU

Francis Pisani : « La ville intelligente ne tombe pas du ciel »

La plupart des grandes villes du monde sont entrées dans une démarche de « ville intelligente », comment se situe Toulouse ? C’est difficile de me prononcer sur Toulouse car il n’y a pas une définition de la ville intelligente ni un modèle établi. Il y a une multitude de démarches en vue d’un même objectif qui intègre aujourd’hui cinq points : la lutte contre le réchauffement climatique, l’inclusivité c’est-à-dire l’ouverture sur le monde, le développement durable, l’utilisation des technologies de l’information et la participation citoyenne. Et le tout pour créer du bien-être. La ville intelligente n’est pas une philosophie mais une proposition très concrète. À Singapour lorsque l’on construit un immeuble nouveau, on a désormais suffisamment de données sur les habitants pour savoir s’il faut créer une nouvelle crèche. À Anglet, l’application Popvox permet aux citoyens de faire des propositions et de dénoncer ce qui ne va pas. À Rennes et Paris, un budget participatif est alloué pour permettre aux citoyens de proposer des projets. La municipalité s’engage donc à financer des projets qu’elle n’a pas proposés, c’est considérable ! Pour en revenir à Toulouse, la ville intelligente ne tombe pas du ciel, elle se construit avec les citoyens. Il faut continuer à pousser l’opportunité citoyenne de proposer des améliorations en utilisant les réunions de quartier et le vote et, surtout, en étant à l’écoute de ce qu’ils font sans demander la permission.

Dans votre récent ouvrage, vous parlez de « datapolis » versus « participolis ». La ville intelligente fait-elle aujourd’hui trop confiance à la technologie ? Quand je parle de ces deux termes, je parle d’une tension comme un curseur. On peut le mettre du côté du « datapolis », c’est-à-dire vouloir tout régler par le recueil de données et l’intelligence artificielle ou du côté « participolis », vouloir tout solutionner par des comité de quartiers. L’un et l’autre, seuls, sont insuffisants. L’intelligence de la ville provient tout autant des données que des citoyens et cette intelligence est mise au service de l’atteinte d’objectifs économiques, environnementaux et sociaux comme l’inclusivité, le développement durable et le bien-être.

Nous ne discutons pas assez de l’usage des technologies de l’information et cela génère des peurs.

N’y a-t-il pas une crainte justifiée aujourd’hui autour de l’ultra-technicité de la ville intelligente qui pourrait éloigner des liens sociaux ? Aucune étude ne montre que le recours aux technologies éloigne les gens. Elles indiquent plutôt que plus on a recours aux technologies de l’information, plus on entretient ses relations sociales et familiales. On véhicule beaucoup d’idées reçues sur le sujet. La question essentielle est de ne pas se limiter aux liens technologiques. Dans les projets autour des seniors dans la ville intelligente, ce que je trouve extrêmement intéressant est par exemple la proposition de pratiques sociales intergénérationnelles couplées à de la technologie. On n’a pas tout réglé en mettant une tablette dans les mains d’un senior pour communiquer avec ses proches. S’il vit dans une résidence aménagée avec des activités proposées et des liens de voisinage, il y a du mieux-être. La technologie est un outil au service d’un projet. Je pense en revanche que nous avons un problème en France. Nous ne discutons pas assez de l’usage des technologies de l’information et cela génère des peurs. Il ne faut pas s’alarmer sur les dangers, mais apprendre à gérer risques et opportunités en même temps. Pour les citoyens, cela signifie un grand travail d’alphabétisation – si je puis dire – pour que nous puissions tous produire des outils pour améliorer la ville.


Votre message invite à combattre ces idées reçues sur la Smart City. Mais qu’en est-il des risques avérés ? Effectivement, il faut s’intéresser aux vrais problèmes. Par exemple, l’histoire de la surveillance qui est un usage possible lié au recueil de multiples données du quotidien pour construire la ville intelligente. Il n’y a pas de formule pour résoudre ce problème, mais nous devons le discuter. Deux pistes se dessinent : il y a la notion de métadonnées – partager l’usage de données sans qu’elles soient liées à une personne – et celle de la propriété des données et où elles sont enregistrées. Par exemple, la ville de Lyon dans un projet de gestion intelligente de l’eau a exigé que les données ne soient pas hébergées chez IBM. Je ne dis pas que ces solutions sont suffisantes. C’est un vrai objet de débat citoyen. Les discussions sur la gestion de la ville devraient porter de plus en plus sur ces éléments. C’est une erreur grave d’en rester au niveau de la peur ou de la soumission.

Voyez-vous d’autres risques ?

Il y a aussi la question fondamentale de l’évaluation. Les évaluations de la Smart City sont faites par secteur ou projet et c’est une grande faiblesse. Ce n’est pas parce qu’une application a résolu un problème qu’elle n’en a pas créé un autre. Donc il faut une approche complexe. Pour saisir la complexité de la ville, il faut aborder en même temps l’espace, le temps, le tissu social, les technologies mises en œuvre et aborder plusieurs niveaux dans chacun de ces domaines : le pâté de maison, le quartier, la municipalité, l’agglomération… Prenons un exemple : s’il y a eu des feux de forêt à trois endroits, on va installer des pare-feux par précaution dans chacun d’entre eux. Mais en réalité, d’autres paramètres interviennent qui peuvent avoir contribué aux incendies comme le climat ou des vents différents. Cette traversée d’échelle et de niveaux est essentielle dans l’analyse d’impact de la ville intelligente pour construire une stratégie. Et pour cela, il faut rompre avec l’approche traditionnelle sectorisée, où l’on gère par département : eau, mobilité, éclairage…

Existe-t-il des exemples de villes modèles sous cet aspect de transversalité ? Barcelone a proposé CityOs, un système d’exploitation en open source pour mettre en liaison les services et échanger des pratiques de qualité avec d’autres villes utilisant le même système. Singapour est la ville qui a le plus systématisé le traitement des données, les échanges et le service aux citoyens, mais elle ne pose pas la question de l’accès des citoyens au pouvoir. Or, facilitée par ces nouvelles approches, la vraie participation citoyenne se joue sur la gestion et le design de la ville qui met en jeu des questions de pouvoirs.

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