Enquête

James Colomina, rouge qui touche

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le 6 février 2019 Temps de lecture : 7 min.
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Depuis que son Enfant au bonnet d’âne est apparu dans un dégueuloir du Pont-Neuf, James Colomina s’est fait une place dans le paysage artistique toulousain. Après les ruines d’AZF ou le socle de Jeanne d’Arc, l’ancien prothésiste dentaire s’attaque désormais à Paris. En pleine préparation d’une nouvelle performance dans la capitale, il nous a reçu dans son atelier. Un ancien consulat devenu ensuite club sulfureux et resto en faillite.

De James Colomina, beaucoup de Toulousains connaissent les œuvres, certains connaissent le nom, mais peu connaissent le visage et l’histoire. Alors quand on arrive devant le haut portail noir et opaque de sa maison, on se demande avec curiosité qui se cache derrière. Et quand le portillon s’ouvre, le contraste est saisissant. Avec son jean maculé de tâches rouges, ses lunettes branchées et son bonnet gris sur un crâne lisse, sa dégaine n’a sûrement pas grand-chose à voir avec celle des anciens occupants de sa bâtisse. Une maison cossue coincée entre le Canal du Midi et les voies de chemin de fer ; tour à tour bureau diplomatique, club sulfureux, resto chic et squat. Du faste et de l’histoire de l’ancien consulat d’Autriche, James Colomina n’a conservé que le nom : l’Ambassade. Débarrassée de ses atours baroques, la maison accueille aujourd’hui l’appartement qu’il partage avec sa femme et ses deux enfants, son showroom, et l’atelier dans lequel il moule et coule ses fameuses sculptures rouges.
Le rez-de-chaussée est dépouillé à l’extrême. Parsemé d’assises aux formes féminines généreuses, et occupé en son centre par une longue table noire dessinée par l’artiste lui-même. Rares tâches de couleur dans un océan monochrome, un alignement de sculptures d’un rouge flamboyant. Ses œuvres. Des enfants pour la plupart. Une petite fille portant un masque à gaz relié à un ourson y côtoie un garçon au doigt crispé sur le détonateur d’une ceinture explosive de bouteilles de Coca, ou un Pinocchio tout juste libéré de ses ficelles. D’autres sont perchées sur le toit, assises dans un dégueuloir du Pont-Neuf ou sur les ruines d’AZF, plantées sur le socle de Jeanne d’Arc pendant que la pucelle est partie se refaire une beauté, alignées dans une galerie de Saint-Germain-des-Prés, installées dans des intérieurs de collectionneurs, ou, depuis décembre, sous le Pont Mirabeau à regarder passer les bateaux.Aujourd’hui, à Toulouse, rares sont ceux à n’en avoir jamais entendu parler. Pourtant, il y a deux ans à peine, personne n’avait encore vu les œuvres de l’artiste de 43 ans. Une ascension tardive mais fulgurante pour un homme qui, comme sa maison, a connu un parcours atypique.

 

 

Mouler pour mouler
Après une scolarité « chaotique » à laquelle il ne trouve aucun sens, le jeune homme originaire de Limoux décide, presque par hasard, de se lancer dans la prothèse dentaire. « J’ai été attiré par le côté manuel du métier. Et l’image du mec qui fait des études, bosse, et gagne de l’argent, ça me plaisait. » Très vite, il ouvre un laboratoire à Montauban, se fâche avec son associé, et crée son propre labo à Toulouse ; en 2004, selon le cahier dans lequel il a consigné toutes ses dates marquantes avant notre rencontre, de peur de les oublier. « Pendant des années, j’ai bossé comme un fou. Je voulais vraiment rentrer dans le moule du mec qui gagne de l’argent en travaillant beaucoup. » Le laboratoire acquiert une certaine réputation. Tout roule. Il rentre dans le moule. Et la routine s’installe.
Pour tromper l’ennui qui rôde, après le travail, le prothésiste détourne ses outils pour modeler autre chose que des incisives et des molaires. En 2010, il se forme et perfectionne sa technique de moulage pour donner naissance à des bras, des jambes, des visages. « Je moulais pour mouler. Sans véritable but, sans message. »
En 2015, quand il achète l’Ambassade pour y déménager son laboratoire, James Colomina y installe aussi son premier véritable atelier d’artiste. Il y conçoit pour la première fois des corps entiers. D’abord des autoportraits. Au fil des ans, sa technique – qu’il garde secrète –  s’affine. Les formes se complexifient. Le rendu et la couleur se précisent, s’harmonisent, pour atteindre ce fameux rouge luisant. « Rouge parce que ça attire l’œil dans un contexte urbain. Et surtout parce qu’on peut dire beaucoup plus de choses avec cette couleur qu’avec d’autres. Le rouge peut véhiculer de la violence, de la beauté, de la douceur, de l’amour… »
Aux autoportraits succèdent des figures d’enfants qui se chargent progressivement de sens. « Même si je continue à faire des pièces que je trouve d’abord belles », tient-il à préciser. De ses œuvres, il émane un mélange de douceur et de violence, d’innocence et de brutalité. Les visages poupons se couvrent de masques à gaz reliés à des oursons. La peau nue de Marianne se camoufle derrière des bandages. Des fleurs remplacent des gerbes de sang ou surgissent des armes. Pourtant, James Colomina refuse de parler d’esthétique de la violence. « Je ne vois pas la violence dans mes sculptures. Pas plus qu’ailleurs. Je ne fais que greffer la violence de notre quotidien et le malaise de nos sociétés sur des figures d’enfants. Pour faire réagir, choquer, souligner nos contradictions et notre impact sur les générations futures. » Parmi ses sujets de prédilection, l’écologie, la pression de la société de consommation, ou l’oppression des adultes sur les enfants. « Sûrement parce que j’ai grandi avec les enfants de la DDASS dont s’occupait ma mère, suppose-t-il. J’ai été sensibilisé très jeune à la dureté de la société. À la manipulation de certains parents envers leurs enfants. À la transmission de la violence de génération en génération. »

 

 

 

Briser le moule
Même s’il peaufine son art depuis la fin des années 2000, il faudra attendre plus de 10 ans pour que ses œuvres sortent de son cercle amical et familial. « Longtemps, je n’ai pas eu de véritable ambition artistique. C’était juste un moyen de rompre la routine professionnelle. » Mais en 2017, la machine s’emballe. Un jour d’avril, après avoir vu des photos de ses sculptures envoyées à son insu, une galeriste réputée de Saint-Germain-des-Prés lui propose de devenir artiste résident aux côtés de talents confirmés. Au même moment, la sculpture qu’il a installée sur son toit pour s’amuser attire l’attention des médias.
De ses fenêtres, il voit défiler des hordes de Toulousains venus instagramer le garçon encapuchonné. « Je pensais que mon travail resterait confidentiel. Et pour la première fois j’ai senti son impact sur les gens. »
Un an plus tard, la sculpture finit par l’emporter sur le moulage de bridges. Le 1er avril 2018, James Colomina cède son laboratoire. « Le Pinocchio qui s’est libéré de ses ficelles, c’est moi quand j’ai compris qu’il était temps d’arrêter. Le moule dans lequel j’avais tant voulu rentrer plus jeune m’oppressait. Je maîtrisais mon métier, j’avais une bonne réputation, de l’argent. J’avais besoin de perdre le contrôle de cette vie trop bien rangée. »


Une fois le labo de prothèse vendu et déménagé, l’artiste passe ses journées dans son atelier. Une pièce toute en longueur aux antipodes du showroom dépouillé du rez-de-chaussée. Une odeur persistante de résine flotte dans l’air. Les étagères croulent sous les outils et les bidons de solvants entre lesquels s’intercalent des modèles de mains ou de pieds. Dans un coin, un Christ en croix dont le nez de Pinocchio sert de perchoir à un oiseau. Et partout au sol et sur les murs, des traces et des petites flaques rouges. Au centre de l’atelier, il vient de donner la dernière touche à la pièce qui sera au cœur de sa performance itinérante et secrète pour dénoncer le sort réservé aux migrants en Europe.
Parce que ce que James Colomina aime par-dessus tout, c’est faire sortir ses œuvres dans la rue, « les mettre en scène comme une pièce de théâtre ». « Elle doivent prendre vie. Créer une interaction ou un contraste avec leur environnement et les passants. C’est l’essence même du street art, sûrement ce que je préfère. » Alors, il demande à ses clients privés de les balader et de les immortaliser dans des lieux spectaculaires. « Je suis attaché à mes pièces. Ça me fait plaisir de savoir qu’elles ne finiront pas par prendre la poussière dans le coin d’un salon », sourit-il. Et le plus souvent possible, il les installe lui-même dans l’espace public. Comme cet enfant posé sur les ruines d’AZF face à une poudrière encore en activité à la veille des 16 ans de l’explosion, ces garçons au bonnet d’âne rejetés par la société et isolés sous des ponts, ou cet enfant qui envoie un cœur au lance-pierre, posé face à des CRS.

 

Régulièrement, James Colomina emporte ses sculptures dans ses valises. Ici à San Francisco en août 2017.

 

 

 

Opération commando
Parfois, ces installations se transforment en véritables opérations commando. Comme il y a quelques semaines lors de la mise en place du petit garçon au bonnet d’âne sous le pont Mirabeau. Une opération secrète soigneusement planifiée entre copains. « Il y avait un risque qu’on pense que j’étais en train de poser une bombe. Il fallait jouer fin. » Pendant que ses amis se placent devant les caméras qui pointent vers le pont, James Colomina, suspendu au-dessus de la Seine, descend en rappel jusqu’au pied du pilier. Une technique apprise en vitesse dans un magasin de sport et peaufinée sur la façade de sa maison. « Franchement, sur le moment, je ne faisais pas le malin… » Une forme extrême de la crise de la quarantaine ? « Quand tu prépares un coup, de nuit, à 43 ans, avec tes potes, tu as l’impression d’en avoir 15. Il y a de la peur et de l’adrénaline. Tu imagines la réaction des gens le lendemain. Et quand le jour se lève, tu as l’impression d’assister à une pièce de théâtre. Ça en vaut la peine. »
Quand il a un moment, James Colomina adore observer le ballet qui s’organise autour de ses sculptures le matin venu. Et engager la discussion quand on le reconnaît. « C’est pour ces échanges que je n’ai jamais cherché à dissimuler mon identité. Quand quelqu’un me dit que l’enfant au bonnet d’âne lui inspire de la mélancolie, ça me fait plaisir. L’art, c’est fait pour ça. Pour interpeller, susciter une émotion. »
Même si parfois le message est un peu brouillé… « Devant l’homme à la tête de pomme, à Jeanne d’Arc, j’ai entendu un père dire à son fils “Tu vois, le mec, il a le melon !”, s’amuse-t-il. Tant pis si tout le monde ne comprend pas tout à fait le message tant que ça interpelle. Ce qui me gêne, c’est plutôt quand les gens passent devant mes pièces sans les voir. »
Pour autant, pas question de céder aux tentations des œuvres choc pour attirer les regards. « Je fais attention à ce que je mets dans l’espace public. Pour ne pas choquer les enfants dont les parents ne seraient pas en mesure de leur donner les clés pour comprendre. Et parce que je ne suis pas encore assez connu pour pouvoir me permettre d’être censuré ! » Ironie du sort, une seule de ses œuvres a été retirée de force, à Toulouse, lors du salon international d’art contemporain Art3F. L’homme à la tête de pomme, installé illégalement sur le socle de Jeanne d’Arc a, lui, reçu l’adoubement du maire de Toulouse.
Et côté carnet de commandes, les clients affluent : banques, hôtels luxueux et restaurants étoilés. Ironique, pour celui qui prétend dénoncer les dérives de la société de consommation ? « J’essaie toujours de créer un décalage entre l’image du lieu et le sens de l’œuvre. Une forme d’ironie osée. Si le client est assez fou pour me suivre, j’y vais ! »
Un succès qui permet à James Colomina d’envisager son avenir en dehors de la ville rose. « J’ai peur de lasser les Toulousains, j’ai envie de me faire attendre. Et puis j’aimerais que tout le monde voit mon travail », sourit-il en coin. Au programme, toujours plus d’installations urbaines sauvages pour revenir aux sources du street art. À Londres, Berlin, New York ou Paris. Des centaines d’idées folles sont encore consignées dans un petit carnet. Rouge délavé

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