top of page
  • BOUDU

Jungle urbaine

D’un geste délicat, Boris Presseq détache la longue graine d’une petite plante à fleurs roses qui, lentement, se met à s’enrouler en tire-bouchon au creux de sa main. Stratégie redoutable pour s’enfoncer profondément dans le sol. « C’est un spécimen fabuleux pour intéresser les enfants à la nature ! », sourit-il. Pour trouver ce bec-de-grue si fascinant, pas besoin d’arpenter la campagne. C’est au milieu d’un carrefour passant, sur un petit terre-plein planté de tilleuls à deux pas du Jardin des Plantes, que le botaniste du Museum l’a déniché en quelques secondes.


Depuis 2004, Boris Presseq dresse un inventaire des plantes qui poussent en ville à Toulouse et a participé à l’élaboration d’un herbier de la flore urbaine locale. En ce rare après-midi ensoleillé d’avril, il nous emmène à la découverte d’une flore étonnamment variée. Arbres, herbes, mousses, graminées, plantes grasses, fougères, palmiers, lianes et plantes aquatiques : plus de 800 espèces végétales ont déjà été recensées à Toulouse. Elle se plaisent dans le bitume et les bouches d’égouts, au pied des murs, dans nos gouttières et sur nos toits. Même si on les arrache, on les coupe, on les piétine ou on les pulvérise. Et tous les ans, de nouvelles espèces se fraient un chemin dans nos rues. Des espèces endémiques transportées par le vent ou les oiseaux, potagères ou horticoles issues de graines échappées des potagers et jardins environnants, ou des spécimens plus exotiques, tombés des bas de pantalons où elles s’étaient solidement accrochées lors de vos dernières vacances à l’autre bout du monde. L’origine de certaines plantes reste d’ailleurs encore inconnue. « La nature est passionnante, qu’on l’observe sur une île vierge ou en ville », sourit Boris Presseq, qui met un point d’honneur à réapprendre aux Toulousains à être attentifs et sensibles à ces plantes qui « pimentent la monotonie de nos trajets quotidiens ».

Cet après-midi-là, veste bleue imperméable sur le dos, chaussures confortables aux pieds et canif en poche, le botaniste nous fait explorer les trottoirs du Busca, propices à la flore urbaine. « Il y a dans ce quartier des espaces un peu oubliés, voire protégés par les habitants, alors que dans l’hypercentre, les voiries sont méticuleusement entretenues. » Et la moindre herbe folle rapidement éradiquée.

Quand on créé un espace vert en ville, on plante un paysage qu’on ne veut pas voir changer.

Il n’aura pas fallu marcher longtemps dans les petites rues coquettes pour que les premières plantes sauvages surgissent dans les anfractuosités du bitume. Une jeune pousse de figuier, fine tige parsemée de larges feuilles, s’est installée là, au pied d’une descente de gouttière. Le figuier est sûrement l’espèce la plus emblématique de la flore spontanée toulousaine. Dispersées par les oiseaux, ses graines se nichent dans les moindres recoins où elles donnent, en germant, de robustes petites pousses. Au point de résister aux coupes régulières des agents les plus zélés, et de s’épanouir dans les endroits a priori les plus hostiles. Le plus grand figuier « sauvage » connu à Toulouse pousse ainsi depuis des années dans une gouttière entre deux immeubles mitoyens de la Grande-rue-Saint-Nicolas.

S’il fait partie des plus visibles, le figuier est loin d’être le seul à conquérir nos trottoirs. Quelques mètres plus loin, au pied d’une rangée de petits immeubles tranquilles, l’oxalis (comestible et acidulée) et ses feuilles aux faux airs de trèfle côtoient, sur quelques dizaines de centimètres, des pousses de laiteron maraîcher (comestible, efficace contre les maux d’estomac et les infections urinaires), des tiges aériennes de pâturin, et les petites fleurs délicates de la sabline à feuille de serpolet, « typique des milieux perturbés et très prisée des moineaux ».

La preuve que, loin d’être un milieu stérile et hostile à toute forme de vie sauvage, les murs et trottoirs ont tout pour plaire aux plantes. Les pieds de gouttières en métal sont particulièrement fertiles grâce à la condensation qui ruisselle le long des descentes de toit, même lorsqu’il fait chaud. Le calcaire contenu dans le ciment des murs, et les plaques en fer qui se désagrègent, regorgent aussi de nutriments essentiels au développement des végétaux.


Sans compter le coup de pouce des chiens qui, en arrosant régulièrement le pied des murs, enrichissent le sol en azote, très prisé par de nombreuses plantes. D’ailleurs certaines d’entre elles, particulièrement friandes de calcaire et de chaleur, préfèrent la ville à la campagne. Comme cette petite cymbalaire des murs – ou plus poétiquement « ruines de Rome » – qui s’agrippe aux murs et balance ses graines au bout d’un stolon jusqu’à trouver une anfractuosité où la déposer.

Les plantes se plaisent si bien en ville que Boris Presseq estime que si Toulouse se trouvait vidée de ses habitants, en 20 ans, nos rues auraient laissé place à une forêt de figuiers, peupliers noirs, powlonias, sureaux noirs ou micocouliers. Des plantes pionnières robustes, peu demandeuses en eau, et à croissance rapide. Et tout est déjà prêt puisque selon le botaniste, « les stocks de graines sont déjà là, dans les fissures. Elles ne demandent qu’à germer et pousser ».



Garde-manger à ciel ouvert

Mais en attendant le grand soir, la nature s’efforce de pousser malgré la présence de l’Homme. Les premières à conquérir les trottoirs sont les plantes pionnières qui, comme les figuiers, sont robustes, se contentent de peu d’eau et de nutriments, et poussent vite. Une fois installées, elles retiennent avec leur feuillage et leurs tiges, comme ce saxifrage à trois doigts aux petits poils gluants adossé le long d’un mur, les résidus de feuilles, de cheveux et de plumes balayés par le vent. Et les transforment en terreau propice à l’installation de nouvelles espèces. Peu à peu, les trottoirs se transforment en formidables réservoirs de biodiversité animale et végétale, et en garde-manger indispensable pour la survie de la faune. Comme cette lamiacée aux petites fleurs violettes gorgées de nectar avec piste d’atterrissage pour insectes intégrée, qui pousse au pied d’un portillon, et sur laquelle s’activent araignées et fourmis chargées de graines et de pollen. Ou comme ce sureau noir de plus d’un mètre de haut qui a pris ses aises au coin d’une rue, et dont les tiges sont entièrement recouvertes de petits pucerons noirs. Un véritable festin pour les coccinelles, mais aussi pour les fourmis qui traient les pucerons pour récolter le miellat qu’ils produisent à partir de la sève de la plante. Les végétaux des trottoirs sont aussi essentiels à la survie de nombreux volatiles, friands de leurs graines. Comme ce pissenlit esseulé au pied du mur, qui fera un parfait casse-croûte pour un oiseau de passage. Ou ce mouron des oiseaux, aux feuilles ovales et aux petites fleurs blanches qui reste leur mets de choix. « Comme elle ne gèle pas en hiver, cette plante est une source de protéines tout au long de l’année. Les moineaux, en particulier, l’adorent », souligne Boris Presseq. D’ailleurs, même s’il vaut mieux éviter de les consommer à cause des nombreux polluants auxquelles elles sont exposées, beaucoup de plantes qui poussent spontanément en ville sont aussi comestibles pour l’Homme et même médicinales, efficaces contre les infections, les allergies, et les indigestions.

La balade se poursuit et de nouvelles espèces apparaissent à chaque pas. Toutes différentes et surprenantes. Pariétaire de Judée et ses étamines sauteuses, cressonnette des murs et ses graines à propulsion, ail de Naples aux délicates fleurs blanches et au goût subtil, plantes grasses qui dévalent les murs, fougères, faux jasmin, myosotis, mâche, troène, palmier, chardon… Au détour d’une plate-bande, on trouve même des pousses de cerisiers ou d’abricotiers issus de noyaux jetés-là par les passants. « La biodiversité est plus importante dans les espaces oubliés en ville que dans les parcs et les jardins, où la nature est très entretenue et où beaucoup d’espèces sauvages utiles à la faune sont supprimées », assure Boris Presseq.

Protectrices des murs

Le botaniste en est convaincu, « on devrait pouvoir laisser les plantes pousser là où elles ne gênent pas ». Pour la biodiversité, certes. Et pour la poésie que les plantes apportent à une vie urbaine très minérale. Mais aussi parce que ces plantes, loin de menacer nos immeubles, auraient plutôt, selon Boris Presseq, tendance à les protéger. « Par méconnaissance, les agents municipaux arrachent et coupent des plantes qui ne représentent pourtant aucun risque pour les bâtiments, déplore-t-il. Au contraire, en ombrageant les murs, elles permettent de réduire les écarts thermiques qui les abîment. Elles luttent aussi contre l’imperméabilisation des sols, en permettant à l’eau de s’infiltrer dans la terre. Ce qui l’empêche de stagner au pied des murs et les assainit. » Sans compter les îlots de fraîcheur que les plantes procurent dans des milieux urbains de plus en plus chauds.


À deux pas de la place du Busca, sur un trottoir qui borde une façade entièrement couverte de vigne vierge et de lierre, une petite pousse de micocoulier s’est fait une place au pied d’une barrière. « Elle sera sûrement bientôt coupée », déplore le botaniste. « Alors qu’un arbre ne gênerait personne ici, et que le micocoulier est un très bel arbre, au feuillage léger, typique du Sud, très résistant, adapté à nos climats et à la biodiversité locale. » D’ailleurs, Boris Presseq se demande pourquoi les arbres endémiques qui poussent si bien sur nos trottoirs ne sont pas davantage utilisés pour diversifier les rares essences plantées par les paysagistes en ville.

Quand on créé un espace vert en ville, on plante un paysage qu’on ne veut pas voir changer.

L’exploration de la flore urbaine s’achève au pied d’une plate-bande où des espèces sauvages poussent sans entretien aux côtés d’espèces plantées, moribondes. L’occasion pour le botaniste de s’interroger sur la pertinence d’arracher des plantes qui poussent spontanément là où l’on s’obstine à installer des espèces qui dépérissent même si on les abreuve à grand renfort de goutte-à-goutte. « L’ennui, c’est que quand on crée un espace vert en ville, on plante un paysage qu’on ne veut pas voir changer. Alors que la nature est en perpétuel changement. »

Mais les services municipaux – qui sont d’ailleurs sensibilisés à ces thématiques par le Museum – sont loin d’être les seuls responsables de la politique parfois radicale à l’encontre des plantes sauvages. Les Toulousains le sont tout autant. « Les Français sont très cartésiens. Dans la nature, ils veulent que tout soit aligné, au carré. Pourtant la nature se développe de façon totalement anarchique en ville, constate Boris Presseq. Et on aura beau tout bétonner, tout vitrifier, il y aura toujours un interstice, une fissure dans le bitume qui fera que la nature trouvera un chemin. C’est à nous de changer de regard. » 

Pour découvrir et apprendre à reconnaître la faune et la flore toulousaine : Toulouse, la nature au coin de ma rue, éditions Ville de Toulouse, écrit par un collectif de botanistes et naturalistes toulousains, dont Boris Presseq. 

bottom of page