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  • BOUDU

Alimentation. Retour sur terre

À force de scandales sanitaires, d’urgence écologique, d’impasses agricoles et de recommandations nutritionnelles, l’alimentation a définitivement déserté le champ de l’insouciance. Au festif « manger c’est tricher » qui présidait jadis aux nuits toulousaines, s’est substitué l’injonctif « manger, c’est voter », qui confère au moindre poireau vinaigrette la gravité d’un premier tour de présidentielle.


« J’essaie simplement de produire sans détruire », Jean-Christophe Bady paysan gersois


La prise de conscience n’en est pas moins salutaire. Elle invite à un retour sur Terre – et à la terre – bienvenu, après des années passées hors sol à confondre qualité et quantité, abondance et santé, industrie et progrès. Chacun désormais veut bien faire, bien agir, bien manger, bien rémunérer les paysans (locaux si possible) et donner – signe des temps – un sens moral à chacun de ses coups de fourchette. La chose agite aussi bien les responsables de cantines d’Ehpad que les toques penchées sur les pianos des restaurants étoilés, et tourmente le Parlement national aussi bien que les collectivités territoriales. En Occitanie, deuxième région agricole de France, l’alimentation a même été décrétée grande cause régionale en 2018 et 2019. Une décision tout sauf anodine pour ce territoire qui concentre 2 000 entreprises du secteur agroalimentaire, plus de 16 % des exploitations agricoles du pays, et dans lequel les fermes familiales du piémont pyrénéen voisinent avec les grandes exploitations céréalières du Lauragais. Un territoire, qui plus est, où la bouffe est un sujet de conversation récurrent et un solide marqueur identitaire.

La grande consultation citoyenne lancée par la Région en 2018, a montré ce que chacun savait déjà (la population veut manger mieux et local), et débouché sur un Pacte régional pour une alimentation durable, mis en œuvre en janvier 2019, qui mêle environnement, santé, conso, innovation et éducation. Sa réussite dépendra certainement d’une prise de conscience générale sur le fait que local n’est pas automatiquement synonyme de qualité, et que l’agriculture biologique est loin d’être la panacée pour les sols, la fertilité naturelle et la biodiversité. Nuances difficiles à imposer à l’ère de la punchline et des idées simples. Pour changer les choses, paysans, cuisiniers, politiques et consommateurs sont donc invités à ruer dans les brancards et à se faire rebelles. Rebelle, c’est d’ailleurs le substantif brandi par l’association Un plus Bio, structure militante nationale créée en 2002, qui remet chaque année à l’Hôtel de Ville de Paris, les « Victoires des cantines rebelles » aux élus, agents, structures ou quidams qui lui paraissent méritants. Un rapide coup d’œil au palmarès 2019 nous apprend que le seul occitan qui ait trouvé cette année grâce aux yeux de cette asso est le Gers, récompensé pour son statut de premier département bio de France et pour son « programme alimentaire ambitieux dans les collèges avec 26 % de bio dont la moitié en local ». Au siège auscitain du département, Anne Comby, responsable du service restauration durable dans les collèges, justifie ces efforts : « Ces dernières décennies, la restauration collective a préféré assembler plutôt que cuisiner, et acheter en gros à de grands prestataires plutôt que de s’approvisionner le plus directement possible à la source des produits. Cela a considérablement dégradé le secteur. Il y a toute une sphère, tout un tissu de relations à reconstruire. Pour cela, on s’attache à conserver de petites structures, et on table sur l’échange entre les individus. Car finalement, quand deux humains se rencontrent, ce qui leur paraissait impossible devient subitement envisageable ». D’où, par exemple, l’organisation régulières par le Département de speed-dating au cours desquels directions de collèges et producteurs se rencontrent, se parlent et font parfois affaire.

Si le cas des cantines gersoises est intéressant, c’est que l’échelle est suffisamment modeste pour rester humaine, et assez significative pour servir d’exemple. Dans ce département ultra agricole, 20 restaurants de collège s’emploient chaque jour à satisfaire 8000 appétits, soit environ un million de repas annuels. Et puisque chaque repas représente 2,10 € de matière première, on peut considérer qu’il y a, à la louche, plus de deux millions d’euros possiblement relocalisables et susceptibles d’être employés à rémunérer des paysans engagés dans des pratiques vertueuses. Des vertus économiques doublées de vertus nutritionnelles et culturelles : « Philippe Martin (président du Conseil départemental ndlr) considère le repas de midi comme un temps d’éducation aussi important que les heures de cours. Réapprendre le goût, réapprendre à prendre son temps, faire attention à ce que l’on mange, et redécouvrir la saveur véritable des aliments (notamment des yaourts et du pain non industriels). En clair, revenir à la normale après des années de course à la standardisation », résume Anne Comby.


« Ces dernières décennies, la restauration collective a préféré assembler plutôt que cuisiner. », Anne Comby, responsable du service restauration durable dans les collèges


Philippe Martin, justement, qui occupait encore le mois dernier la présidence de l’Agence française pour la biodiversité, veut atteindre au plus vite l’objectif d’un premier collège 100 % bio, pour en faire le totem de sa politique. Intention louable qui, si elle a le mérite du symbole, ne semble pas remplir tous les critères de la durabilité. Anne Comby le concède d’ailleurs : « Le bio à tout prix, ça ne sert à rien. On sait très bien que le bio industriel n’est pas idéal en matière d’impact sur l’environnement. Nous aidons les collèges à l’achat de produits plus vertueux et locaux qui ne sont pas obligatoirement bios. Il ne faut pas remplacer un excès par un autre. Ce qui importe, c’est de donner du sens. Encourager un collège à acheter des lentilles à un agriculteur qui travaille à quelques kilomètres de là et fait tout pour améliorer les qualités environnementales de sa production et les vertus nutritionnels de ses produits, voilà qui donne du sens ! Le bio fait partie de ces critères, mais ne fait pas tout ». Puisqu’on en est à parler de vertus du bio et de plats de lentilles, autant franchir les quelques kilomètres qui séparent Auch du petit village d’Ansan, où Jean-Christophe Bady produit céréales et légumineuses de population. Depuis quelques temps, il fournit le collège Carnot, à Auch, en lentilles, pois carrés et petit épeautre. C’est un pionnier des couverts végétaux, et du soin de sols. Il pratique une agriculture jusqu’au-boutiste, privée de tout arrosage, conditionnée aux règles de l’agroforesterie, reposant sur l’absence de labour, le semis direct sous couvert, l’absence totale de chimie et le souci constant de retrouver la fertilité naturelle des sols. Rien de dogmatique là-dedans. « J’essaie simplement de produire sans détruire » soupire-t-il avec un haussement d’épaules pendant que son chien Vanille lui ronge les revers du pantalon. Tout a commencé par un nez qui saigne : « Au début de mon activité, quand je passais les phytos sur le Colza, je saignais dans mon masque. Ça m’inquiétait pas mal. J’en ai parlé au technicien qui me vendait les produits. Sa réponse a été lapidaire : “ Passe au bio ” ». Après quelques années d’agriculture biologique, il s’aperçoit bien vite que sa santé personnelle s’améliore, mais pas celle du sol : « La plupart du temps, en bio, on remplace les fertilisants chimiques par un travail exagéré du sol. Je passais un temps fou sur mon tracteur à remuer la terre. J’y engloutissais des quantités folles de gasoil. Et sans le savoir, je détruisais cette semelle de fertilité à la surface qui met un temps fou à se constituer. Je voulais bien faire. Je pensais prendre soin de la nature, et pourtant, je passais mon temps à l’entraver, à l’appauvrir, à la contrarier ». Et le Gersois de confier qu’après des années en bio, il s’est un jour amusé à compter les vers de terre présents sur un carré de sa terre, et à comparer les résultats avec son père et voisin de parcelle, qui cultivait en conventionnel mais avec un labour léger : « Chez moi : plus un ver. Chez lui : tout un tas ». C’est en cherchant à sortir de cette impasse qu’il découvre un jour l’ensemble des techniques qu’on coiffe désormais sous le chapeau de l’agroécologie, et qui visent à retrouver la fertilité naturelle en reproduisant dans les champs les schémas de fertilité de la nature (jamais de sol nu, complémentarité des espèces végétales, polyculture, symbiose des animaux et de plantes, présence d’abeilles sédentaires etc.). Dès lors, tout en demeurant labellisé bio, il fera bien davantage.


« Nourrir les enfants c’est un métier passionnant, à condition de placer ses pratiques dans un cercle vertueux. », Didier Renaud, chef au lycée Carnot d’Auch


Quand on ajoute à cela la production de ses propres semences obtenues en sélectionnant les graines qui s’acclimatent le mieux à la nature du sol et au terroir particulier de ses parcelles, on obtient, dans l’assiette, un produit exceptionnel. Évidemment le rendement est modeste, mais le résultat en matière de qualité nutritionnelle et gustative est excellent : « J’ai fait mesurer les valeurs nutritionnelles de certaines de mes productions, comme les pois chiches. Les teneurs en nutriments sont deux à trois fois supérieures à des produits bio standards. Cela s’explique facilement. Quand on laisse une plante disposer de la fertilité naturelle, et qu’on ne lui prémâche pas tout le boulot en l’arrosant de fertilisants, elle peut, si le sol est en bonne santé, aller puiser plus profondément ce dont elle a besoin… et le trouver ! La plante est plus forte, plus grande, mieux enracinée, et concentre toute cette santé dans les produits » vulgarise-t-il. Ainsi les élèves du collège Carnot profitent-ils de légumineuses et de céréales de très grande qualité. Les mêmes que celles que Jean-Christophe Bady réserve à sa clientèle à la ferme, ou au restaurant qu’il approvisionne. Ce n’est pas sans fierté qu’il contribue à nourrir les collégiens de son département, même si certains impératifs auxquels il doit sacrifier lui font un peu grincer les dents : « Quand on veut candidater, il faut répondre à un appel d’offres. Ça me prend une demi-journée de paperasse par produit. Évidemment, ce genre de contraintes, ça favorise les gros et les coopératives, ceux qui sont capables d’absorber ces heures de travail administratif qui, pour un paysan indépendant comme moi, sont des heures perdues. Heureusement qu’il y a des chefs de cuisine un peu rebelles comme Didier Renaud, à Carnot ! ».


À Auch, justement, dans les cuisines du Collège Carnot, le chef Didier Renaud vient d’achever la préparation du repas de midi. Pas de lentilles au menu aujourd’hui, mais des pâtes composées de blé dur et de pois chiches, arrosées d’une bolognaise végétarienne. Natif du Gers, cet ancien chef d’une grande brasserie des Ménuires, en Savoie, a opéré un retour au pays natal pour retrouver un peu de chaleur et de sens : « Mes grands-parents étaient agriculteurs dans le Gers. Je connais l’agriculture et je suis conscient qu’en favorisant des paysans comme Jean-Christophe qui font de l’agroforesterie, qui replantent des haies, qui font de la polyculture et cultivent sur de petites parcelles, on participe à améliorer les choses, à économiser l’eau, à préserver la biodiversité, etc. Nourrir les enfants c’est un métier passionnant, à condition de placer ses pratiques dans un cercle vertueux. En la matière, le chef de cuisine a un rôle très important. Il est le moteur, celui qui doit tout remettre en question sans cesse. Il gère aussi bien les budgets que l’assaisonnement, est responsable de l’hygiène, du personnel, etc ! ».

Le collège, déjà en pointe dans la lutte contre le gaspillage (les élèves qui n’aiment pas le plat du jour peuvent par exemple faire usage d’un jeton pour que le cuisinier soit moins généreux au moment de remplir leur assiette), l’est aussi désormais dans le contenu de l’assiette. Didier Renaud s’applique à rationnaliser sa cuisine, à économiser eau, gaz et électricité, pour permettre l’achat de produits de bonne qualité : « Le plus étonnant, c’est que toutes ces questions relatives aux paysans, à l’environnement et à la nutrition, je ne les posais pas quand je travaillais dans la restauration traditionnelle. Pire encore, on ne m’en avait jamais parlé quand j’ai fait mes études à l’école hôtelière à la fin des années 1980 ». Bien sûr, il faut parfois la jouer fine avec les intitulés des appels d’offres publics qui, par exemple, interdisent la préférence locale. Bien sûr, les farines complètes, les pâtes aux pois chiches, et les lentilles ne sont pas toujours du goût des élèves habitués aux produits raffinés et standardisés de l’industrie agroalimentaire.  Bien sûr pour passer d’un modèle de nourriture préfabriquée, congelée et prémâchée à un modèle de produits frais, il faut accepter de passer des heures à peler des légumes au petit matin. Mais le jeu, visiblement, en vaut la chandelle : « Ce n’est pas facile de changer les habitudes des adultes. Mais sur les enfants, on a encore beaucoup d’influence. Et puis les nouvelles générations sont bien plus sensibles aux questions environnementales et nutritionnelles que nous l’étions à leur âge. Eux, ils sont conscients de l’état de la planète, et ils veulent changer les choses ». Collégien gersois, si tu veux changer le monde, tu sais désormais ce qu’il te reste à faire : tiens-toi bien à table, et finis tes lentilles.

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