Interview

Pollution lumineuse : plaidoyer pour l’obscurité

Rédaction : Jeanne BIARD,
le 6 octobre 2021 Temps de lecture : 7 min.
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Samuel Challéat a fait de la pollution lumineuse son cheval de bataille. Ce chercheur en géographie invité au CNRS explore depuis 15 ans la question de l’équilibre entre obscurité et lumière artificielle. Il ne veut pas nous plonger dans le noir mais trouver des solutions réalistes en accord avec nos modes de vie contemporains.

Pourquoi accorde-t-on moins d’importance à la pollution lumineuse ?
La lumière artificielle est associée à une forte symbolique de progrès, d’urbanité, de foi, de vérité, de savoir, ça fait penser au siècle des Lumières… Imaginer que ça puisse aussi être générateur de pollution ne va pas de soi. Il a fallu une cinquantaine d’années pour que le sujet émerge. Les premiers à porter cette question ont été les astronomes. Puis les écologues et les médecins s’en sont saisis. Ce n’est que depuis 2000-2010 qu’on la considère comme un enjeu de santé publique.

Existe-t-il encore des lieux en France sans pollution lumineuse ?
Il n’y en a plus si l’on s’en tient à une définition stricte. Avec les aérosols, naturels ou non, de la vapeur d’eau aux gaz d’échappement, la lumière se diffuse et forme des halos. Il reste quand même des espaces d’obscurité très préservés : la montagne, le massif central.

Quels sont les effets de cette pollution ?
La lumière artificielle met en évidence nos besoins en obscurité. Il y a d’abord un besoin culturel et scientifique : pouvoir observer les étoiles. Plus largement la voûte céleste nous permet un rapport particulier à la nature, c’est une porte d’entrée vers l’infini, la place de l’être humain dans l’univers, à la religion, la philosophie, la littérature, la poésie… La pollution lumineuse perturbe également la synchronisation de nos horloges biologiques. L’obscurité est indispensable à la santé. Enfin, il y a la dimension écologique, la lumière artificielle impacte très négativement les animaux, leurs déplacements, leurs comportements de reproduction, de prédation, les mouvements migratoires. Par exemple, en concentrant les zones de chasse des chauves-souris. Certaines espèces ou même certains individus ne sont pas capables de saisir cette opportunité, cela crée des déséquilibres.

Que se passe-t-il dans les zones où on réduit la pollution lumineuse ?
On manque un peu d’études, car c’est compliqué d’isoler l’effet du facteur lumière, par exemple sur le retour des espèces. On est bien embêté pour dire comment les animaux perçoivent la lumière artificielle. On a eu l’idée d’un protocole original : on passe par le son, on s’appuie sur les bruits émis par les animaux. Mais c’est long…

Boudu magazine Samuel Challéat

© Claire Moliterni

Peut-on déjà anticiper les résultats ?
La lumière est une pollution qui se diffuse à 300 000 km/s. Lorsque vous éteignez, vous retrouvez la qualité du ciel. Ça ne prendrait pas beaucoup de temps pour que les espèces réintègrent les lieux. On n’est pas sur une pollution des sols, des nappes phréatiques, où la dépollution est très coûteuse. Là, il suffit de jouer sur quelques paramètres et d’une décision politique. Aux Etats-Unis, des associations envoient des alertes aux élus, notamment dans l’agglomération new-yorkaise, pendant les périodes de migration des oiseaux. Chaque année des dizaines d’animaux meurent en percutant les vitres. Ils éteignent les tours de plus de cinq étages pour limiter les percussions. C’est bien accepté, car les municipalités en ont marre de ramasser des oiseaux morts le matin. C’est un peu glauque.

Et en France ?
Ces dix dernières années, les territoires comme l’Occitanie, ont été en avance par rapport aux scientifiques, et crient haut et fort qu’ils sont en train de construire la trame noire. Le travail est en cours, mais il sera malheureusement un peu hors-sol, vu de l’espace. Après, il va falloir atterrir. Nous avons aussi une démarche pionnière : le pic du Midi qui a obtenu le label Réserve Internationale de Ciel Etoilé. Même si l’objectif était d’abord d’en faire un atout touristique.

En quoi consiste cette trame noire, solution que vous élaborez pour réduire la pollution lumineuse, notamment son impact sur la faune ?
On comprend maintenant qu’un alignement de lumière artificielle, par exemple de lampadaires le long d’une route, crée une fragmentation des habitats naturels. Comme les voies de chemin de fer, les routes, les autoroutes pour certaines espèces. C’est cet effet de fragmentation qui essaie d’être saisi par le réseau écologique sombre. Un concept scientifique qu’on appelle plutôt « trame noire » dans le cadre de l’aménagement du territoire. On tente d’appréhender cette dynamique nocturne des écosystèmes, de minimiser l’impact de la lumière sur le trajet de certaines espèces. Jusqu’à récemment on essayait surtout de diminuer notre impact environnemental sur le monde de jour, car c’est celui qu’on connaît le mieux. Mais il n’y a pas de cloisonnement franc entre le nocturne et le diurne : si on veut prendre soin de l’un, il faut prendre soin de l’autre.

Cette solution est le fruit d’un travail entre des chercheurs en sciences dures et en sciences sociales. Quel bilan en tirez-vous ?
On veut « préserver le paysage nocturne », mais lequel ? Celui de l’écologue ? De certains urbains ? Ce paysage n’est pas forcément obscur, en ville il est éclairé depuis une bonne centaine d’années. Les quais de la Garonne, le soir, c’est beau et sympa, on peut y boire des coups parce qu’il y a de la lumière. Et puis il y a les paysages archétypiques avec une magnifique voie lactée. Mais ça n’est pas la normalité. Dans les territoires, on ne retrouve pas une nuit noire. Car l’enjeu, c’est justement de ne pas les mettre dans le noir. L’interdisciplinarité permet de rentrer dans ces complexités.

Vous essayez de dépasser la division ville-campagne ?
Oui, je veux désamorcer cette naturalisation de la nuit. La ville ne doit pas forcément être éclairée en permanence et les espaces ruraux plongés dans l’obscurité. Ils ne doivent pas servir d’espace de récréation à des petits urbains. Je suis géographe, on dit souvent que c’est la science à l’interface entre l’environnement et la société. J’y suis entré par ce qu’on appelle « l’écologie globale » qui porte attention au monde réel. Et dans le monde réel, il y a aussi des gens qui ont besoin de lumière artificielle pour la sécurité, l’esthétique et le développement économique. Tout l’enjeu est donc de trouver un équilibre entre le besoin de lumière et le besoin d’obscurité.

Comment on le trouve cet équilibre ?
L’aménagement du territoire est un compromis permanent. Mais il faut le faire in situ, quasiment à l’échelle de la commune. À Toulouse, on a Joël Lavergne, le responsable de l’éclairage public qui va dans la rue avec ses équipes, observe les usages quotidiens, normaux. Ensuite, on a des solutions techniques, des types d’éclairage qui impactent moins la biodiversité. On peut aussi graduellement baisser la luminosité pour qu’à 23h l’éclairage ne soit plus qu’à 10 ou 20 % de ce qu’il est en début de nuit. Techniquement, on sait tout faire, mais les techniciens répondent à une commande politique. C’est le maire qui a la main sur le bouton on/off. C’est compliqué de voir, après avoir passé cinq ans à faire comprendre les enjeux de la pollution lumineuse à Cohen, Moudenc se faire élire avec dans son programme l’objectif de « rallumer la lumière ».

Qu’est-ce qui pourrait être fait sur le court terme à Toulouse ?
On sait bien qu’on n’éteindra pas la place du Capitole toute la nuit. Mais il y a un travail à faire sur les températures de couleur des lampadaires, on a beaucoup de LED blanches, qui sont très bonnes en termes d’orientation du flux lumineux, mais il vaudrait mieux des lumières chaudes. Avec mon collègue Kevin Barré, on a aussi travaillé sur l’effet de fragmentation des ponts éclairés sur les chauves-souris. On a démontré que d’un point de vue écologique, ce n’est pas idéal d’éclairer les abords du canal. Sauf qu’il y a des enjeux de sécurité et de salubrité publique, des joggeurs, des cyclistes, des prostituées, du deal. En plein centre-ville, c’est peine perdue, mais plus au sud, vers l’INRAE, le CNES, un compromis d’aménagement est possible. On espace les lampadaires, on les fait moins hauts, on réduit l’intensité… L’objectif est de ne pas avoir de continuité lumineuse. « C’est sûr que les joggeurs, quand ils sont dans l’obscurité, ils accélèrent. »

Est-ce qu’il ne faudrait pas finalement repenser les villes ?
C’est la question de l’écologie urbaine, de la place de la biodiversité en ville. Il y a un besoin de reconsidérer la ville jusque dans sa forme, mais plusieurs problématiques sont en concurrence. Si vous voulez faire de la place à la biodiversité urbaine, il faut arrêter de densifier la ville. Sauf qu’on dit aussi qu’il faut arrêter de densifier la ville pour limiter l’étalement urbain, pour ne pas bouffer la nature ! Les deux sont vrais. Si vous voulez lutter contre la pollution lumineuse, il faut des revêtements de sol sombres. Mais les micro-climatologues disent qu’il faut plutôt des surfaces claires pour limiter le réchauffement climatique à l’échelle des villes. Résoudre une problématique environnementale peut en empirer une autre. On en revient toujours au compromis, le choix politique, c’est toujours le choix du moins pire.

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