Enquête

Fuite des serveurs : 140 000 postes à pourvoir

Rédaction : Mélanie CARON,
Illustrateur : Laurent GONZALEZ,
le 6 octobre 2021 Temps de lecture : 5 min.
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En France, 140 000 postes sont toujours vacants dans l’hôtellerie-restauration. Les mois de fermeture forcée ont mis en évidence un mal-être des serveurs que les responsables du secteur ne peuvent plus ignorer.

Nathalie Clamou est stupéfaite de la tournure que prennent les événements depuis la réouverture des restaurants. Gérante du restaurant Pizza&Cie dans la zone commerciale de Saint-Jean-de-Védas, près de Montpellier, elle a perdu quatre salariés en un mois. « C’est la première fois que ça arrive » se désole-t-elle. Après le confinement, les démissions et les ruptures conventionnelles se sont enchaînées. Et l’équipe a bien du mal à se reformer. À 47 ans, elle n’imaginait pas remettre le couvert dans ces conditions. « Serveurs et plongeurs représentent entre 65 et 70 % des départs », confirme Guy Pressenda, président de l’UMIH 31.

Un manque d’attractivité

En Occitanie, environ 20 000 employés manquent à l’appel cette année. Les structures les plus touchées sont les petits restaurants, moins attractifs pour les employés de la restauration : « Le personnel qualifié s’oriente vers des établissements qui font briller leur CV », commente Johnatan Agostini, ancien chef de salle. Et ce personnel qualifié est devenu une denrée rare dans le monde de la restauration. Les profils revenus rapidement lors de la réouverture sont principalement les extras, ces jeunes à la recherche d’un temps partiel pour arrondir les fins de mois. «
 C’est plus compliqué pour faire signer des CDI », admet Camille Rauffet, responsable de salle dans un restaurant toulousain.

Le turnover est certes un impondérable de la restauration. Les équipes changent sans cesse et les carrières en salle sont courtes, évoluant vers la direction ou l’entrepreneuriat. Mais la crise sanitaire a fracturé ce schéma bien rôdé. « Sur mes quatre départs, trois employés ont profité des confinements pour se lancer dans des formations à titre personnel ou reprendre l’école », expose Nathalie Clamou. Une partie du personnel a pris conscience que l’intensité du métier ne leur convenait plus.

Epuisement psychologique

Julie, étudiante à Aix-en-Provence, est entrée dans la restauration en 2018, lors de sa première année de licence. « Au début je voulais bosser le soir en semaine, mais très vite j’ai commencé à faire les services les week-end », confie-t-elle. Pendant deux ans, la jeune femme tient le coup. Puis le Covid-19 met un coup d’arrêt à son job étudiant et lui ouvre les yeux. « J’étais épuisée de courir partout. Je n’en pouvais plus de travailler à des heures pas possibles. Mais sans la crise, je ne m’en serais jamais rendue compte. » Lorsque les restaurants rouvrent, sa décision est prise, elle n’y retournera pas.

Johnatan Agostini a passé dix ans dans le milieu de la restauration. Sans diplôme, il a gravi les échelons jusqu’à diriger des équipes. Mais la saison 2019 l’amène à se questionner. À cette époque, Johnatan dépasse allègrement les 35 heures. Il gagne de l’argent, mais sa vie privée se morcelle. Le confinement lui offre l’occasion de tout remettre en question. « Il y a des sacrifices que je ne veux plus faire. Commencer très tôt et terminer très tard comme si c’était mon établissement, pour 1200 à 2000€ par mois, c’est cher payé », justifie-t-il. Il a décidé de revenir à un rêve de jeunesse : devenir magnétiseur-énergéticien. À 29 ans, le jeune homme ne regrette pas son passage dans la restauration. Mais le confort acquis dans sa vie privée a pris le dessus sur sa situation professionnelle. Selon lui, la crise sanitaire a surtout joué un rôle de catalyseur pour un grand nombre de serveurs, qui ressentaient déjà une gêne, sans oser mettre les mots dessus ni envisager de démissionner.

Une situation prévisible

Fabien Jeanjean, gérant du restaurant Aux pieds sous la table à Toulouse, juge que la crise sanitaire n’a fait qu’amplifier un phénomène déjà bien installé. « On a tendance à oublier les milliers de postes déjà vacants quand on tournait encore à plein régime. Le secteur était déjà sous tension. » L’UMIH confirme cette tendance. En Occitanie, le syndicat enregistrait en 2019 un déficit de saisonniers de l’ordre de 3 000 personnes.

« Aujourd’hui, la restauration n’est plus un milieu où l’on a envie de faire carrière », se désole l’ancien président du Syndicat National des Hôteliers Restaurateurs Cafetiers Traiteurs (Synhorcat) Haute-Garonne. Camille Rauffet, par exemple, prévoit déjà la suite de sa carrière dans l’administratif, domaine dans lequel elle espère avoir le temps de débuter une formation dans la santé publique. Comme tant d’autres, elle laissera derrière elle ce métier qu’elle aime, mais difficilement compatible avec une vie de famille.

D’autres professionnels préfèrent nuancer ce constat, convaincus qu’il y aura toujours, dans la restauration, de la place pour les passionnés. Même si les serveurs sont rapidement confrontés à un choix : partir pour se préserver ou développer leur propre structure. Pour Johnatan Agostini, le parcours type est très simple : « On entre dans le service, on gravit les échelons avant de monter sa boîte avant ses 40 ans. Si on reste plus longtemps au service, on finit flingué. » Les carrières en salle sont donc aussi courtes que celles de sportifs de haut niveau, en particulier pour ceux qui n’ont pas la fibre entrepreneuriale.

Vers un renouvellement de la profession ?

L’importante fuite des serveurs amène les gérants à réfléchir à l’avenir de la profession. « À long terme on va manquer de serveurs professionnels », s’inquiète Nathalie Clamou. Son équipe, composée de 18 employés, ne peut pas se permettre d’accueillir plus de deux apprentis et les former demande du temps. Mais alors comment raviver l’attractivité du métier ? « On a conscience des contraintes énormes pour les salariés. Il faudrait des équipes plus nombreuses pour soulager les serveurs, mais en sortant de la crise c’est très compliqué », constate-t-elle.

Fabien Jeanjean considère que la restauration doit profiter de cette crise pour se réformer en profondeur. « J’espère que ces événements seront révélateurs d’un système qui touche à sa fin. Il faut mettre en place un nouveau projet pour les prochaines générations », soutient-il, tout en reconnaissant que ce ne sera pas aisé. Limiter les horaires coupés, travailler sur la dimension humaine… les pistes sont encore floues. Guy Pressenda voudrait lui aussi voir bouger les choses, mais reste prudent. « Ce sont des promesses qu’on essaie de tenir depuis des années, sans y parvenir. Aucun restaurateur n’a les moyens de s’offrir deux brigades, ce n’est pas rentable ».

Pour Giulia Vatuone, serveuse depuis 7 ans, seule une évolution globale de la vision du service peut faire bouger les choses. « Il y a quelques décennies, s’engager dans une voie sans passer par la case étude était mal vu. Aujourd’hui c’est mieux accepté et surtout, on s’intéresse davantage à la plus-value d’un serveur qu’à son cursus universitaire. » Voir les serveurs sortir de ce rôle de « porteurs d’assiettes » est également une piste envisagée par Fabien Jeanjean.

boudu magazine serveur restaurant café

Raphaël, Adrien et Louis / Racine Café @ Orane BENOIT

Depuis quelques années, de nouveaux établissements prônant une nouvelle approche de la restauration fleurissent. Comme au Racine Café où Louis Cervoni, l’un des cogérants, estime que « les gens se sont lassés de voir des produits et des lieux uniformisés. Ils veulent de bons aliments locaux et qu’on soit capable de leur parler des producteurs ». Ici la carte est restreinte et évolutive et les serveurs sont là pour illustrer le travail fourni en amont. « C’est gratifiant de présenter les plats dont on a participé à l’élaboration », ajoute-t-il. Cette vision se recentre sur les valeurs qui lui tiennent à coeur : la proximité et l’implication, qualités ayant le vent en poupe ces dernières années. Et qui pourraient bien donner un second souffle au métier de serveur.

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