Conversation

Christophe LèguevaquesRobin des Bois court toujours

Rédaction : Jean COUDERC,
Photo : Rémi BENOIT,
le 6 octobre 2023 Temps de lecture : 7 min.
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AZF, Levothyrox, aéroport de Toulouse, Linky, Renault, chlordécone, Uber Eats, on ne compte plus les affaires médiatiques dont l’avocat toulousain Christophe Lèguevaques s’est emparé ces dernières années. Alors qu’il s’apprête à s’attaquer à un nouveau gros morceau avec l’indemnisation des commerçants et professionnels toulousains affectés par les travaux de la Ligne C, il explique pourquoi les actions collectives sont le seul moyen de remettre un peu de justice en ce bas-monde et de protéger les plus faibles. 

Christophe Lèguevaques, 7 ans après la création de la plateforme d’actions collectives mysmartcab.fr, conjointes, citoyennes et coopératives, quel bilan en tirez-vous ?

Déjà que je ne suis plus si isolé ! Au début, je pouvais donner l’impression d’être tout seul, un électron libre qui se battait contre des moulins à vent. Maintenant il y a une école, avec une vision commune, où l’on partage des questions qui sont à la fois transversales et qui sortent de l’ordre établi pour remettre en cause le conservatisme qui est parfois inhérent à l’ordre juridique. Au cabinet, un dossier fait systématiquement l’objet d’un dialogue, on essaie d’utiliser tous les éléments du droit. L’objectif est que l’avocat ne soit pas enfermé dans sa tour d’ivoire à décider tout seul. Cela nous oblige à nous tenir au courant des évolutions du marché. Vous m’auriez, par exemple, dit il y a deux ans que l’on allait financer les actions pour les demandeurs, je ne l’aurais pas cru car j’étais sur une approche classique qui consiste à considérer que ce sont les demandeurs qui paient l’avocat. 

Pourquoi vous être lancé à corps perdu dans les procédures collectives ?

Je suis tombé sous le charme de Julia Roberts dans Erin Brokovich. Plus sérieusement, ce film a été un vrai déclencheur. Ce qui y est décrit n’est pas quelque chose que l’on apprend à la fac où on a tendance à moquer le système américain et ses condamnations folles. Mais elles ne sont pas folles ! Elles sont simplement la réintégration du coût économique, supporté par la société, et qui avaient été transféré par les entreprises. Le problème est que cela profite surtout aux premiers demandeurs ce qui en France n’est pas pensable. Alors que l’on pourrait très bien imaginer que ce coût soit socialisé, en le plaçant par exemple dans un fonds.

Qu’entendez-vous par la réintégration du coût économique ?

C’est une manière de faire de la politique autrement, un moyen de peser sur les choix économiques ou politiques. C’est aussi un moyen de rendre du pouvoir perdu au consommateur. En étant plus nombreux, ils ont plus de moyens pour se défendre et leur cause peut être plus facilement légitimée. Enfin cela correspond à un besoin. La conception de la justice individualisée, libérale, de la fin du XIXe siècle, correspondait à une société composée de petits commerçants. Aujourd’hui, on est face à des entreprises qui sont monstrueusement puissantes. 

Avec Chantal Beer-Demander et François Simon, dans le dossier de l’aéroport

Avec Chantal Beer-Demander et François Simon, dans le dossier de l’aéroport

Vous faites ici allusion au Gafam ?

Absolument. Pour exemple, la capitalisation boursière d’Apple, 3000 milliards de dollars, est équivalente à l’endettement de l’Etat français. On voit bien que les Gafam ont une capacité de résistance aux décisions des États largement supérieure à tout ce que l’on a connu jusqu’à présent. Donc le seul moyen de lutter à armes égales face à ces monstres économiques, c’est de venir sur leurs terrains, de s’unir pour avoir la puissance du nombre. Quand vous avez des avocats pour les Gafam qui sont payés entre 1000 et 1500 euros de l’heure, aucun particulier seul ne peut résister. Par contre si vous avez des centaines de personnes qui s’unissent, on a la capacité de recruter de bons avocats et de faire des exercices privés. 

Un exemple pour illustrer votre propos ?

Les respirateurs de Philipps. On a dû se battre pour obtenir des tests, pour s’apercevoir, au final, que ceux-ci ont été effectués sur machine éteinte. Ce qui veut dire qu’il n’y pas d’air qui circule. C’est donc du foutage de gueule. On a donc demandé à une toxicologue réputée d’étudier tous les documents communiqués par Philipps depuis le début et de nous faire un rapport. Cela aurait dû être fait par l’agence nationale de la sécurité et du médicament (ANSM) mais voyant que ce n’était pas le cas, on s’en est occupé, cela nous a couté de l’argent, mais cela a pu être possible arce que l’on a 1500 personnes sur ce dossier. Et le rapport est particulièrement accablant pour Philipps. 

Pourquoi les actions collectives sont-elles arrivées si tardivement en France ?

On en parle depuis les années 1970 mais il y a eu une opposition massive notamment du Medef (CNPF à l’époque) qui prétendait que c’était préparer l’arrivée de maitres chanteurs qui allaient gêner l’industrie locale. Alors que ce n’est pas du tout le cas : le propre de ces actions collectives est qu’elles sont contrôlées par le juge. Donc si vous engagez des procédures nuisibles ou dénigrantes, il n’hésitera pas à vous sanctionner. Les actions que nous menons nous permettent quasiment à chaque fois de faire un état de l’art sur une question de droit ou de science pour démontrer un comportement particulièrement odieux des industriels. 

Aux côtés d’Odile Maurin, devant le Palais de Justice

Aux côtés d’Odile Maurin, devant le Palais de Justice

C’est-à-dire ?

En droit français, l’approche économique du droit est presque niée. Alors qu’aux États-Unis, on étudie le coût de la responsabilité pour déterminer comment un acteur économique doit le prendre en charge. Parfois on arrive à des aberrations. Exemple : dans les années 1970, Ford avait un modèle, la Pinto, qui avait un vice de conception qui faisait que le réservoir d’essence en cas d’accident se déchirait et brûlait. À tel point que la voiture était baptisée le barbecue à roulettes. Il y a eu un ou deux accidents mortels impliquant des jeunes. On a réussi à mettre la main sur un document interne de Ford qui expliquait pourquoi les véhicules n’avaient pas été rappelés. La raison était simple : rappeler un million de véhicules, ça allait coûter un milliard, alors qu’indemniser les quelques accidentés qui allaient poursuivre la marque n’allait coûter que quelques millions. Donc le coût économique est à l’avantage de la faute. En France, on a une très jolie expression pour le désigner : « la faute lucrative ». Mais on ne l’intègre pas. 

Comment lutter contre ces dérapages ?

Le seul moyen de lutter en droit français, c’est le nombre. Donc l’objectif même de l’action collective, c’est une régulation de l’économie en réintégrant les externalités négatives. Ça vaut en cas de risque industriel, de pollution, etc. C’est trop facile pour une entreprise de bazarder dans la nature des cochonneries, et de s’en sortir avec une amende de 75 000 euros si elle se fait prendre en flagrant délit. Parce que le coût réel va durer pendant de nombreuses années. Exemple, un dossier qui risque d’arriver sur Toulouse : le plomb. On est en train de réfléchir au moyen d’aller chercher les responsables. 

Comment socialiser la réintégration du coût économique ?

C’est ce que l’on a fait dans le dossier du Levothyrox, où chaque victime a droit à 1000 euros puisqu’on a gagné devant la Cour de cassation. On sait aussi par la Sécurité sociale qu’un million de personnes ont quitté Merckx pour choisir d’autres médicaments. Donc on a lancé deux procédures pour réclamer un milliard d’euros à Merckx à placer dans une fondation qui aura comme vocation de distribuer cet argent, au bout de 5 ans, aux personnes qui en feront la demande et qui correspondront aux critères définis par le juge. Et s’il reste de l’argent, il sera utilisé pour financer la recherche fondamentale sur les maladies de la thyroïde. Cela permettra de libérer les laboratoires publics du contrôle du privé. 

Pour éviter les conflits d’intérêt ?

Exactement. On a à Toulouse un parfait exemple avec AZF. Après l’explosion, Total est allé faire le tour de tous les grands laboratoires français et européens pour mener des missions de vérification. Ils ont notamment demandé au CNRS de Poitiers de vérifier si le mélange eau DCCNA et nitrate d’ammonium était dangereux. Le rapport révèle que le mélange est très dangereux. Mais Total a décidé de ne pas verser ce rapport à la procédure en vertu d’un accord de confidentialité qui précisait que le rapport lui appartenait. Ça veut dire que l’on a un appauvrissement culturel et scientifique au profit du privé. Heureusement le directeur du CNRS a fait savoir au Parquet que ce rapport existait, ce qui a permis au président Le Monnyer de changer son point de vue sur Total. Mais dans tous les dossiers que l’on traite, on a des scientifiques mercenaires qui rédigent des tas d’études pour rendre incompréhensible le sujet et perdre le juge et les avocats. D’où ma volonté, dans le cas du Levothyrox, d’avoir une fondation pour permettre aux laboratoires scientifiques de travailler en toute quiétude. 

Pourquoi les class actions sont-elles davantage développées aux États-Unis ?

Parce que c’est une industrie rentable. Aux États-Unis, il y a des avocats qui ont fait fortune, donc qui sont en capacité d’attirer les meilleurs éléments et d’inventer des moyens de rechercher la vérité. 

On se heurte également à un problème psychologique et sociétal : en France l’argent est mal vu. On reproche à Dupont-Moretti d’avoir de jolies montres ou un château. Or ce n’est pas ça le sujet. Le vrai sujet est de savoir comment a-t-il eu tout ça ? Est-ce que c’est par sa proximité avec des intérêts économiques puissants ? Et est-ce que cette proximité a pu influencer son pouvoir de ministre de la Justice ? 

Faut-il se rapprocher de la class’action à l’américaine ?

De mon point de vue oui pour 3 raisons. D’abord pour la question de l’opt in ou l’opt out. En France, il faut manifester votre volonté d’en être. C’est l’opt in. Dans le système américain, c’est l’inverse. Ce qui veut dire qu’une personne autorisée par le juge peut représenter le groupe dans son ensemble sans avoir forcément reçu de mandat pour cela. En refusant de faire de l’opt out, on complique les choses. 

Deuxième raison : en France on manque de la Discovery, un système qui permet de perquisitionner les entreprises pour aller chercher tous les documents internes. Alors qu’en France et en Europe, c’est le secret des affaires d’abord. Troisième raison : en France, on n’indemnise que le préjudice. Mais ce n’est pas ça qui va faire peur aux acteurs économiques. Alors que dans le droit américain les dommages et intérêts punitifs sanctionnent la faute lucrative ce qui permet de réintégrer dans le circuit économique un butin qui a été détourné par les entreprises.

Où en est la loi en matière d’action collective ?

Une proposition de loi est actuellement en discussion visant à libéraliser l’action de groupe. Mais nous ne nous inscrivons pas dans cette démarche car il y a un problème procédural dans l’action de groupe qui est composée d’une double action. La première consiste à démontrer la faute, et la seconde à démontrer la causalité entre la faute et le préjudice invoqué. Dans le meilleur des cas, la procédure dure 20 ans. Nous on fait une action collective conjointe, c’est-à-dire que grâce à l’informatique, on va réunir dans une seule et même procédure des personnes qui ont la même problématique en droit et en termes d’indemnisation. Donc on demande au juge de statuer sur la faute et le préjudice. Mais l’action collective est toujours un peu en marge de la loi. 

Pourtant vous considérez que c’est la procédure la plus adaptée à l’époque, c’est bien ça ?

Oui, à condition qu’elle ne soit pas galvaudée. Il ne faut pas faire des actions collectives pour tout et n’importe quoi comme on peut le voir dans certaines plaintes pénales. On m’a par exemple à plusieurs reprises sollicité pour mener des actions contre les vaccins et j’ai refusé parce que le monde antivax est très particulier et que les arguments avancés ne me paraissaient pas, d’un point de vue scientifique, solides. J’ai également mis en place des protections pour que la plateforme ne puisse pas être utilisée contre la démocratie. Nous ne ferons pas d’action collective pour Le Pen ou Zemmour qui font du confusionnisme, c’est-à-dire qu’ils prétendent utiliser la liberté d’expression pour mieux lutter contre elle, en imposant leur pensée unique. Façon Bolloré au JDD.

Qu’est-ce qui fait que vous avez toujours la foi alors que tout semble réuni pour décourager ce type de procédure ?

Le fait de rendre service à des milliers de personnes. Dans l’affaire du Levothyrox, on a reçu des centaines de petits mots de remerciements. Cela nous a prouvé que nous avions raison et que ce que l’on théorisait pouvait s’appliquer dans la pratique. J’ai un peu l’impression d’être un aventurier qui découvre un territoire vierge. C’est-à-dire que je défriche. Derrière il y a des gens qui suivent, qui utilisent nos succès. Et c’est tant mieux. Après, cela m’intéresse parce que cela permet de traiter une multiplicité de matière et à ma façon. J’aime bien les dossiers compliqués où j’apprends des choses. À titre intellectuel, c’est stimulant parce que cela veut dire que je ne suis pas là uniquement pour ânonner le droit positif mais je contribue à le faire évoluer sans être législateur.

Ne s’agit-il pas de politique, au fond ?

C’est la vie de la cité. Je participe à ma manière à la vie de la cité en mettant à profit mes compétences au profit d’un plus grand nombre. Et en étant libre de tout une cohorte de contraintes internes aux partis politiques ou institutions qui font que l’on est très rapidement paralysées par tout un tas d’éléments de majorité. J’utilise la raison pour faire avancer les choses. 

Votre manière de vivre votre métier ressemble à du militantisme…

Dans chaque génération, il y a eu des avocats militants. Je ne sais pas si je m’inscris dans cette grande tradition mais je l’espère. Ce que je vois c’est que même à Toulouse, il y a des collègues prêts à évoluer pour montrer que les avocats ne sont pas enfermés dans leur bureau ou au Palais. Qu’ils sont dans la vie. Parce que c’est bien de comprendre sa spécialité mais il faut avoir l’esprit large. 

Le droit évolue-t-il dans le bon sens ?

Le problème est qu’il a deux sources d’évolution possible : la loi ou la jurisprudence. Les parlementaires, souvent pas compétents en droit ou instrumentalisés par les lobbys, font des lois verbeuses où l’on affirme des choses grandioses. Mais dans la réalité, l’efficacité tend vers 0. À côté de ça, il y a la jurisprudence rendue par les juges qui évoluent avec l’âge du capitaine. Très lentement même si on sent bien que cela commence à aller dans le bon sens. Mais on n’en est qu’au tout début. Et ça va prendre du temps. En attendant, les avocats ont un rôle à jouer en étant inventif. C’est à eux de proposer des solutions aux juges pour que le droit évolue. Il y a, dans l’histoire du droit, plein d’exemples qui montrent que c’est le juge qui a donné le ton avant que ce soit confirmé par la loi. 

Qu’est-ce que ça dit de notre époque ?

Des choses contradictoires. D’abord que l’on est plus ou moins devenus des particules élémentaires et que l’on n’a plus de corps intermédiaire pour se retrouver et agir ensemble, dans une association ou un syndicat. Pour autant, le besoin est là parce que l’on a en face de nous des gens qui profitent de la situation. Et fractionnent le plus possible la société pour imposer leurs agendas et leurs visions. L’astuce est donc d’utiliser les armes de l’adversaire contre lui. Les réseaux sociaux, par exemple, qui sont une des sources principales de fractionnement me permettent également de faire savoir ce que l’on fait. Donc c’est utile. Si un jour on attaque Facebook, on ne sait pas comment ils réagiront. Ils pourraient nous censurer mais cela serait aussi révélateur de leur position hégémonique. 

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