Gérard Huet, depuis que confinements et couvre-feux nous assignent à résidence, on redécouvre l’importance de l’architecture dans nos vies. C’est une bonne nouvelle pour les archis, non ?
Je ne crois pas que nous allions vers des temps favorables aux architectes. En période de crise et de budgets serrés, la priorité est donnée à l’efficience. L’architecte est considéré comme superflu, et l’empathie générale qui est la raison d’être de son travail est largement malmenée.
L’économie aura-t-elle raison de lui ?
On n’échappe pas au rationalisme économique. Le besoin de logements est immense, et il faut y répondre en composant avec le contexte économique. Le prix de sortie d’un logement résulte du champ de la finance qui est incompressible, et du prix de la construction qui est toujours étiré. Le seul moyen de faire des économies, c’est de supprimer ce dont on peut se passer (en apparence !), c’est-à-dire de l’écriture architecturale. On abandonne donc cette écriture architecturale, qui a un minimum de courtoisie vis-à-vis de son environnement, au profit du simple ornement. En clair, on fait des murs avec des trous.
L’architecture, c’est votre truc depuis toujours ?
J’ai toujours voulu être architecte. Et j’étais très impatient de le devenir. J’ai arrêté mes études après le brevet des collèges pour intégrer les Beaux-Arts. Je pensais que cela me permettrait d’entrer plus vite. Mais les Beaux-Arts préparent au métier de collaborateur d’architecte, pas à celui d’architecte. J’y suis finalement arrivé parce que mes parents étaient très ouverts. Mon père m’a fait confiance, et puis il avait un plan B pour moi : un copain de l’armée, boucher à Nègrepelisse chez qui je travaillais l’été. Il me disait : « Si tu te plantes, tu pourras toujours devenir garçon-boucher. »
Qui étaient vos parents ?
Un couple de la classe moyenne. Ma mère acheteuse à Monoprix. Mon père dans l’aéronautique au temps de la Snias jusqu’à celui d’Airbus. Moi aussi j’ai eu des rêves d’avion, mais ils relevaient de l’attrait du voyage davantage que de l’amour de l’aéronautique. Quand j’étais petit nous habitions la Côte-Pavée, chemin de Limayrac. J’allais à vélo avec les copains jusqu’à Blagnac en cachette de mes parents. Là-bas on s’approchait des pistes pour voir passer la Caravelle. Je pouvais rester des heures entières devant ce spectacle.
Si ce ne sont vos parents, qui vous a communiqué le goût de l’architecture ?
Je pense y être venu par goût pour l’art. La sœur de mon père était mariée à un grand miroitier de Mâcon, passionné d’art. Ado, je passais mes vacances chez eux. J’étais plongé dans un univers qui n’était pas le mien, avec table ouverte aux artistes. Ça me plaisait beaucoup même si je ne comprenais rien. Ça infusait doucement en moi. Je me souviens surtout du sculpteur Maxime Descombin, qui était du Puy-en-Velay. Il avait une gueule incroyable. J’ai passé du temps dans son atelier à l’écouter et à écouter les conversations. C’est comme ça que j’ai croisé Alexandre Calder ou le peintre Bram Van Velde. J’ai gardé pour ce dernier une admiration sans limite. Donc voilà, l’art me plaisait mais je n’avais jamais rencontré d’architectes. Et je ne connaissais pas vraiment cette profession. Mais on a parfois de bonnes intuitions dans la vie.
Comment vous êtes-vous sorti du mauvais pas des Beaux-Arts ?
Je suis revenu en arrière et j’ai accompli le parcours classique en candidat libre. J’ai intégré l’école d’archi en 1968. Mon premier stage, je l’ai fait chez Serge Michelet. À la fin du stage il m’a tendu une enveloppe et m’a dit : « Ce n’est pas un salaire. C’est la récompense de l’effort. » Ça m’a foutu les larmes aux yeux. Pendant cette période, je me suis façonné un objectif : faire une architecture intelligente, dans le sens où elle entrerait en résonnance avec les problématiques environnementales. C’est comme cela que j’ai découvert l’existence de l’architecte italien Paolo Soleri, disciple du grand archi américain Frank Lloyd Wright, qui travaillait exactement dans cet état d’esprit, et proposait des stages en Arizona. Comme c’était la pagaille en France en mai 68, je lui ai écrit. Contre toute attente, j’ai reçu une réponse positive.
Que gardez-vous de ces mois passés avec Soleri ?
Je me souviens du voyage en Caravelle jusqu’à Paris, et celui en Boeing 707 jusqu’en Amérique. Je me souviens aussi de la chaleur quand la porte de l’avion s’est ouverte à Phoenix. Il devait faire 45°C. Les valises m’en sont tombées des mains. Je me souviens enfin de l’enseignement de Soleri. Le matin, c’était très physique. On bossait à la pierre, à la pioche et à la brouette. L’après-midi c’était théorique et intellectuel. Soleri était un des premiers, dans la foulée de Wright, à poser la question de la relation entre paysage et construction, à introduire dans l’architecture les notions de gestion des ressources, d’économie d’énergie et d’utilisation des savoir-faire locaux. Comme on était tout près des réserves indiennes, j’ai construit un dôme et une couverture de piscine avec les moyens dont disposaient les indiens un siècle avant, c’est-à-dire à la main et sans coffrage. Je me suis régalé. Soleri, c’était vraiment un marginal. Sa posture différente me plaisait beaucoup.
Elle était surtout éloignée de l’architecture des grands ensembles de ces années 1960…
À l’opposé même. C’est cette position philosophique de Soleri qui m’intéressait. Ça volait très haut intellectuellement, mais il restait dans le rapport au faire, à la matière, au toucher. Il considérait qu’un matériau avait une âme, et qu’il fallait partir à sa recherche.
Dans quel état d’esprit rentrez-vous de Phoenix ?
D’abord, je rentre en traversant les États-Unis et le Mexique. Je passe par Philadelphie où un copain de chez Soleri me présente un de ses profs : Louis Kahn. Un type passionnant, chaleureux et modeste, avec un regard comme celui de Michel Serres : bleu, perçant, incisif. Moi j’étais un jeune con. Je n’avais jamais entendu parler de lui. J’ignorais que j’avais devant moi un des plus grands archis du siècle. Il rentrait du Bangladesh et nous a montré des photos de l’édification du Parlement de Dacca, qui est sans doute l’un des plus beaux bâtiments du monde. Au retour du Mexique, j’ai fait une longue halte à Chicago, la ville des fondements de l’architecture et de l’avènement de l’acier.
Quand on vient d’une ville basse aux murs de brique, qu’éprouve-t-on en découvrant le Chicago de la fin des années 1960 ?
On se dit que ce qu’on a sous les yeux, c’est l’avenir, et qu’il va falloir réfléchir comment on peut transposer cela dans son petit jardin toulousain !
C’est ce que vous avez essayé de faire en créant Arca, votre propre agence, avec Francis Cardet en 1976 ?
On essayait surtout d’exister et de construire une reconnaissance nationale. On a attendu une dizaine d’années pour en obtenir les premiers signes, dont une deuxième mention à l’Équerre d’argent en 1986 pour le Centre régional d’art contemporain de Labège (que Dominique Baudis n’a d’ailleurs pas hésité à démolir pour le remplacer par une jardinerie quand il était président du Conseil régional). Un peu plus tard, en 1993, on a décroché le projet de l’ambassade de France à Bogota. Malgré cela on a vite compris qu’une agence de province comme la nôtre aurait du mal à s’insérer dans le débat national. Les barrières sont terrifiantes, et les portes souvent fermées. À part l’école de Bordeaux, avant nous, et Ricciotti à Marseille, personne n’y est vraiment arrivé. En restant en province, vous n’arrivez jamais à vous constituer des références importantes qui vous permettent de devenir incontournables. Quand vous sortez de l’école d’archi vous êtes plus nourri par l’ambition que par la compétence. Vous pensez avoir le talent pour changer le monde. Et puis l’école de la vie vous apprend que ce n’est pas comme ça que ça marche.
Quel est le ressort de ce phénomène ? La centralisation du pouvoir à Paris ? Le complexe d’infériorité des provinciaux ?
Disons que Toulouse n’est pas une ville porteuse, contrairement à Bordeaux qui a une relation apaisée avec Paris. Ici, on est encore dans l’héritage cathare.
La relation avec le pouvoir central est complexe.
En même temps c’est dans cette singularité que la ville puise son identité, son autonomie, sa timidité aussi. Je pensais naïvement que l’appartenance territoriale permettait de surfer sur les sujets. Sauf que pour surfer sur les sujets, il faut déjà accéder aux sujets. Or les sujets sont éminemment parisiens. On n’a jamais été aussi souvent obligés de se rendre à Paris que depuis la décentralisation ! Jusqu’à la fin, on était tous les jours à Paris, Cardete ou moi, ou pas loin. Tous les commanditaires sont à Paris.
Pourquoi, dès lors, ne pas monter à Paris ?
D’abord, il y a l’échec de la candidature à la construction de l’Hôtel du Département à Toulouse. Notre premier vrai grand concours à trois tours. On finit dans les trois derniers sélectionnés, dont une équipe américaine. On bosse comme des fous, sauf qu’on n’a aucune gestion économique et aucune trésorerie. On perd ce concours contre toute attente.
Et c’est ce mausolée insupportable qui sort de terre. Cet échec a précipité la fin d’Arca et le départ de tous les associés. On se retrouve avec Francis avec une agence réduite à 8 personnes. Je vais demander un petit chèque à mes parents, Cardete fait pareil, on renfloue l’agence, et elle prend le nom officiel de Cardete & Huet.
Cela change-t-il vos aspirations initiales ?
Au contraire. On retourne au boulot comme des fous. On décide de faire une agence structurée, directeur d’agence, directeur des ressources humaines, directeur financier. On construit un outil pro, on embauche une responsable démarche qualité, on s’inscrit dans les démarches iso, bref on construit un outil carré. Et ça nous permet d’accéder à des commandes gigantesques. On est lauréats de tous les concours chez Airbus, c’est une chance inouïe. On construit les trois usines d’assemblage, 330, 340 Clément Ader, 380, 350. Entretemps, on fait l’aéroport, ce sont des chantiers assez emblématiques et très importants. Et quand on vend l’agence, on est 100 salariés.
Il ne vous restait donc plus qu’à installer une agence à Paris !
Francis et moi étions installés dans nos vies familiales, on bossait déjà 12 heures par jour et 6/7 jours sans jamais prendre de congés. Et Paris, il faut y aller. Il ne s’agit pas de mettre le nom de l’agence sur une boîte aux lettres. S’il n’y a pas de la tripe dans une agence, ça ne veut rien dire. Ni Cardete ni moi n’avions l’énergie de le faire.
En 40 ans, vous avez vu Toulouse croître, jusqu’à devenir la grande métropole d’aujourd’hui, confrontée à de grands défis d’urbanisme et de logement. Que vous inspire Toulouse aujourd’hui ?
Absorber l’une des plus grandes croissances démographiques du pays n’est pas une tâche facile. Cela dit, il n’y a pas 36 solutions. Il y a la méthode Baudis, qui considérait que la ville devait rester la même et que les nouveaux habitants n’avaient qu’à s’installer autour. On connaît les conséquences de ce genre de choses en matière de transports, de dépenses et de minéralisation. L’autre réponse consiste à réduire au maximum le périmètre de la ville, à la contenir et à la densifier. Sujet éminemment politique, délicat à traiter pour un responsable politique.
Quel rôle peut jouer l’architecte dans ce contexte ?
Convaincre par la démonstration. Se débrouiller pour densifier tout en offrant du confort et en préservant l’équilibre économique. La ville présente le formidable avantage de nous apprendre constamment à vivre ensemble en respectant nos identités respectives et nos divergences. C’est un espace communautaire où le partage est essentiel. On peut très bien densifier une ville sans que jamais ses habitants ne se rencontrent. Pour faire de la ville le terrain de l’avènement de l’humain, il faut mettre de l’attention et de l’empathie dans l’architecture, et savoir composer avec le rationnel, l’intuition et l’esprit. Cette idée est au cœur d’un texte exceptionnel que je relis souvent et qui m’accompagne depuis des années : le discours de réception du Nobel de Saint-John Perse. Il y fait un parallèle entre le travail du savant et celui du poète, et explique qu’ils mobilisent tous deux à la fois le rationnel, l’intuition et les forces de l’esprit. Je suis convaincu qu’il en va de même pour l’architecture.
La multiplication des normes et la superposition de strates administratives n’étouffent-elles pas ces aspirations à l’intuition et à l’esprit ?
Non. La preuve c’est que certains architectes réussissent en respectant les règles. Mais l’architecture est censée éclairer une voie nouvelle, et cette vocation est réduite de nos jours par le caractère gestionnaire de nos sociétés. On n’est que dans la gestion. Économique, culturelle, politique. Et cela altère ce qui devrait être fondamental dans l’acte de vivre : le courage de transgresser. Et avec le recul, quand je juge ce que j’ai fait, je me dis que j’ai été un peu timoré.
Vous le regrettez ?
Forcément. Quand vous voyez d’autres faire ce que vous n’avez pas eu les couilles de faire, vous le regrettez fatalement. Au fond, ceux qui nous font avancer dans la vie sont ceux qui transgressent, les musiciens, les peintres, les écrivains, les architectes. Pas les gestionnaires.
Les nouveaux quartiers qui sortent de terre depuis quelques années à Toulouse ne sont-ils pas révélateurs de ce manque d’audace ?
Je n’ai aucune raison de vilipender ces nouveaux quartiers. Ils relèvent des moyens conceptuels dont on dispose aujourd’hui. Que ce soient des moyens politiques, juridiques et économiques. Ils sont ce qu’ils sont. Il faut faire avec. Et l’Histoire fera le tri. La Cartoucherie, par exemple, en terme d’investissement de l’espace public, est tout à fait exemplaire. Elle est du niveau de la place Saint-Etienne. Après, en matière d’architecture il y a de tout… comme ailleurs dans Toulouse !
Quid du centre-ville ?
La vision ultra patrimoniale y est souvent funeste. C’est une anesthésie intellectuelle. On est dans une société qui a peur de tout. Le confort la pousse à tout garder en considérant que ce qui est ancien est beau. Or ce qui est beau, c’est l’amoncellement du quotidien qui produit du vernaculaire. Les exemples réjouissants sont rares mais il en existe. Je citerais au moins la Caisse d’Épargne de la rue du Languedoc. Un vrai travail qui relève d’une accroche patrimoniale remise au goût du jour.
Chose rare à Toulouse, le nouveau bâtiment de la Toulouse School of Economic, a été lauréat du prestigieux prix international Pritzker. Mérité ?
Largement. C’est un travail formidable. Et c’est surtout révélateur du courage de ses architectes irlandaises Yvonne Farrell et Shelley McNamara. Elles n’ont pas triché. Elles ont refusé de revoir à la baisse leur projet pour des raisons économiques. Par bonheur, elles avaient face à elles un maître d’ouvrage qui n’a pas triché non plus, et qui avait l’envie et les moyens d’inscrire un bâtiment de manière durable dans son territoire. C’est rarement le cas.
N’est-ce pas comme cela que les choses se passent d’ordinaire ?
Malheureusement pas. C’est un problème très français. Dans les concours tout le monde triche. Le maître d’ouvrage triche parce qu’il annonce un prix inférieur à ce que le bâtiment qu’il ambitionne de faire construire peut coûter, et le maître d’œuvre triche parce que plutôt que de voir sa candidature partir à la poubelle, il préfère faire croire au maître d'ouvrage que son projet peut être réalisé au prix demandé. Le projet qui est dessiné et qui est retenu n’est donc jamais compatible avec le budget annoncé. C’est un jeu de dupe permanent dans notre procédure des marchés. Toute notre carrière on a lutté contre ça avec Francis. En vain. On vous annonce un coût, et quand vous dessinez le projet, vous vous apercevez que ça coûte 20% de plus qu’annoncé. Les architectes de TSE se sont affranchies de ça. Elles ont su imposer le prix qui correspondait aux ambitions du maître d’ouvrage. C’est courageux et remarquable.
Et vous ? Ne vous en êtes-vous jamais affranchi ?
Jamais totalement. On a toujours composé. C’est sans doute ce qui différencie les architectes du quotidien des grands architectes. Les très grands savent s’affranchir de la contrainte du budget. Ils savent dire : « Voilà ce qu’il faut faire, et voilà ce que ça coûte ». On ne devient pas Jean Nouvel en composant. D’abord il y a le talent, bien entendu, et il y a aussi la conviction que le rôle social qu’on porte en tant qu’architecte mérite que vous transgressiez, que vous passiez les limites. C’est fou, c’est risqué, mais c’est nécessaire. Nouvel a fait faillite cinq fois et y a laissé plusieurs fois sa peau. Mais il a créé. Lui, c’est un artiste. Nous, nous sommes des professionnels. Avec Cardete, on a toujours eu la volonté de faire mieux que ce qu’on nous demandait, mais on est restés des architectes du raisonnable.
Pas la moindre exception ?
Si, pour l’aéroport de Toulouse-Blagnac. On nous demandait de faire un hangar décoré, et on a finalement accompli beaucoup plus que cela. Claude Terrazzoni, alors président de la CCI et donc maître d’ouvrage, était conscient des enjeux et très à l’écoute. Mais des maîtres d’ouvrage avec sa hauteur de vue, c’est rare.
Depuis la vente de l’agence Cardet & Huet, devenue Kardam, vous présidez l’Union des architectes francophones pour la santé. En quoi consiste cette asso ?
Elle réunit les architectes de pays francophones qui, avec le Japon, pensent la santé de la même manière : accès au soin gratuit, liberté de choix, approche culturelle identique. On partage nos expériences, on visite des établissements de santé dans le monde entier, et l’on essaie tout autant de propager nos modèles que de s’inspirer des modèles étrangers. Le hasard a voulu que dès le début de ma carrière je sois amené à concevoir des établissements de santé. À la fin, ils constituaient les plus gros chantiers de l’agence Cardete & Huet. C’est un domaine essentiel et passionnant, parce qu’on pense le bâtiment pour qu’il accueille au mieux ceux qui soignent, ceux qui souffrent et ceux qui les accompagnent. Cela ravive l’attention de l’architecte quand il sait qu’il peut contribuer à soulager la souffrance.
Comment l’architecture peut-elle soulager la souffrance ?
Pour que les soignants donnent de l’attention aux malades, il faut que l’architecte leur donne de l’attention. Si vous les faites travailler dans des conditions dégueulasses, la qualité des soins sera fatalement altérée. Un hôpital, c’est une usine. Ce sont des flux et des énergies à gérer. Mais c’est aussi un lieu de vie et de passage. Les deux ne sont pas faciles à conjuguer.
De quels leviers dispose l’architecte pour y parvenir ?
Dans une chambre par exemple, si vous voulez que depuis son lit le malade voit autre chose que le ciel, vous devez installer des fenêtres basses. Seulement voilà, il y a les appareils, les brancards, la sécurité, le soleil, la manutention… Même chose pour la lumière naturelle dans les parties réservées au personnel. Si vous voulez les éclairer correctement il faut démultiplier le linéaire de façade. Et ça démultiplie les coûts. Et puis il y a le terrorisme des services ministériels. Les ratios de surface utile et les règles pas simples à respecter. On mesure au centimètre près dans les couloirs ! Ça oblige à beaucoup d’ingéniosité. C’est tout l’intérêt de l’association. On travaille sur tous les sujets induits par l’architecture de la santé. Nous sommes devenus un interlocuteur privilégié du ministère. Aujourd’hui, par exemple, il nous consulte au sujet de la sécurisation et de la protection des hôpitaux.
Protection contre quoi ?
Contre les agressions extérieures et le terrorisme. On l’oublie souvent, mais lors des attentats de Bruxelles, une attaque a été menée contre l’hôpital de la ville en même temps qu’à l’aéroport. Depuis, la question de la sécurité des hôpitaux préoccupe les États. C’est un sujet délicat parce que nous, les architectes, on voudrait que les hôpitaux, qui sont des lieux déshumanisés et désociabilisés, deviennent des lieux de vie. Qu’ils abritent des cinés, des restos où l’on mange bien, des espaces où l’on prend du repos sereinement. Y parvenir tout en assurant la sécurité, c’est un casse-tête.
À quoi, dès lors, ressemblera l’hôpital de demain ?
Sans doute à l’aéroport d’aujourd’hui. On y trouvera des portiques de sécurité et des sens de circulation. Et beaucoup de technologie. La question de nos bâtiments hyper-technologiques se pose de façon prégnante à l’hôpital. Dans le domaine de la santé comme ailleurs, on bâtit des porte-avions atomiques pilotés par informatique et qu’on sait à peine gérer ! À la moindre merde, tout est planté. On gagnerait parfois à retrouver un peu de simplicité.
De simplicité ?
En 2010, avec Cardete, on a fait l’hôpital de Mamoudzou, à Mayotte. La consigne était d’offrir sur place les mêmes équipements et le même état d’esprit qu’en métropole. Jusque-là, l’hôpital était organisé à l’africaine, avec les contraintes et la culture du lieu. On est donc passés d’un bloc opératoire installé dans un container, à un bloc identique à celui qu’on peut trouver à Paris ; et d’un lieu de vie à l’africaine ventilé naturellement, à un bâtiment clos et climatisé à mort. Le jour où on a appuyé sur le bouton, ça a foutu en l’air toute la production électrique de l’île. On a été obligés de créer à la hâte un bâtiment dédié à la production d’énergie. L’architecture, comme le reste, est soumise à la politique, à la société, et à l’absurde