« Séquence 19, plan 1, prise 4 ! ». Le clap résonne dans le couloir blanc aux relents de désinfectant. Appuyé sur sa canne, un octogénaire observe avec curiosité le ballet de la petite équipe de tournage qui rompt la routine de la clinique de Lombez, en ce matin de février. Plus loin, la maquilleuse affûte à coups de poudre sombre les traits anguleux de Maud Stievenard, l’actrice principale. Pour la énième fois, la sonnette d’un patient en quête d’infirmière interrompt la prise du tout premier plan. Cachée dans un renfoncement du mur, carnet à la main et chronomètre au cou, la jeune scripte consigne ce nouvel incident. Une grande
partie de l’équipe l’ignore encore, mais sans cette petite brune de 23 ans, Julie Mathonière, personne ne serait réuni ce matin-là. Tout a commencé trois ans plus tôt par une histoire de rêve et de cinéma. En 2014, après des études dans le 7e art à Paris, Julie décroche un stage dans une maison de production audiovisuelle. Un rêve devenu réalité. « Mais dès que je m’en suis approchée, il a commencé à me détruire. » Soucieuse de prouver sa légitimité, Julie accumule les heures et saute les repas. « Je voulais atteindre mon rêve tout de suite. Alors je leur ai tout donné et je me suis oubliée. » Sa famille et ses amis sont loin. Personne n’est là pour tirer la sonnette d’alarme. Julie s’enfonce inexorablement dans l’anorexie jusqu’à peser 26 kilos. Ses parents, qui vivent près de Toulouse, la confrontent alors à son image. C’est le déclic. Tout doucement, avec l’aide d’une psychologue, et en continuant de travailler bénévolement sur des tournages, la jeune femme remonte la pente.
Catharsis Démunie face à la maladie de sa fille, la mère de Julie lui suggère d’écrire ce qu’elle vit pour s’en libérer. Jusqu’alors prolifique en scénarios et en nouvelles, elle ne trouve pas les mots pour se raconter. « Je n’en avais pas la force et je trouvais ça trop impudique. » Pourtant, un week-end, tout se débloque. Enfermée dans sa chambre pendant deux jours, Julie couche sur le papier un scénario à la précision chirurgicale, dans lequel elle décrit dans les moindres détails les ravages de l’anorexie, ses chutes, ses malaises, ses crises d’hystérie. Quelques mois plus tard, à l’été 2016, Julie accepte un poste de scripte sur un projet du réalisateur toulousain Thierry Obadia. Même si le poste ne l’emballe pas – elle aurait préféré être assistante-réalisatrice – elle ne fait pas la fine bouche, refusant par-dessus tout de retourner à Paris. Sans rien attendre de particulier, Julie évoque avec le réalisateur le scénario qu’elle vient de remanier. Sa directrice de production et associée Laurence Tinson, elle-même confrontée par le passé à l’anorexie, se retrouve dans la douleur de la jeune femme : « Dès les premières lignes, j’ai su que c’était du vécu et qu’il fallait le tourner ». Touché par le combat de Julie contre la maladie, Thierry Obadia décide de s’intéresser au projet mais trouve le scénario bien trop documentaire et réaliste pour susciter l’intérêt du public. Il entreprend alors avec Julie et un troisième auteur de transformer ce récit clinique en un court-métrage de fiction, pour montrer ce qu’est vraiment l’anorexie, loin du cliché de l’ado qui se rêve en mannequin de papier glacé. Car Julie n’a qu’une idée en tête : montrer qu’être anorexique n’est ni un caprice, ni un choix délibéré. « C’est une lutte permanente contre soi, et les combats que l’on mène contre nous-mêmes sont les plus durs à remporter.» Pour Julie, ces longues sessions d’écriture sont les heures les plus éprouvantes. Les nombreuses questions des deux co-scénaristes font resurgir des moments sombres jusqu’alors enfouis. Mais à la veille de Noël, la lecture du scénario est un soulagement. Les auteurs ont compris les ressorts de l’anorexie. « Le message était là, mais c’était devenu une histoire très différente de la mienne, ce qui m’a permis de commencer à mettre le sujet à distance et même d’en sourire. » Alors, quelques semaines plus tard, lorsque le tournage débute à l’hôpital de Lombez, Julie est confiante. « Je me concentre sur
mon rôle de scripte. Ce n’est plus mon histoire, c’est celle de Chloé. » Laurence Tinson, la productrice, reste, elle, très prudente. D’expérience, elle sait que la jeune femme est bien plus fragile qu’elle le pense. « Ce tournage va l’aider à se débarrasser des dernières bribes de sa maladie, mais certaines scènes seront difficiles pour elle, comme pour moi. »
Culpabilité À l’heure du déjeuner, c’est un tout autre problème qui tracasse Julie. Alors qu’elle vient de terminer sa demi-baguette jambon-fromage sous la surveillance bienveillante de Thierry Obadia, la jeune femme observe Maud Stievenard manger une pomme d’un air inquiet. Pour être crédible dans le rôle de Chloé, l’actrice suit en effet un régime drastique et a déjà perdu 6 kilos. « Quand je vois Maud, je me sens coupable. Elle commence à suivre le même cheminement de pensée que moi à l’époque, et j’ai peur qu’elle sombre par ma faute. » Au même moment, l’actrice explique justement entre deux bouchées de pomme qu’elle commence à ressentir les névroses de l’anorexie : « Toucher ce sentiment du doigt m’aide à comprendre la psychologie du personnage pour l’incarner au plus juste ». Pour Maud, cette expérience de perte de poids se cantonne à un challenge professionnel détaché de sa vie privée. Du moins le croit-elle. Quelques instants plus tard, lorsqu’elle apprend que c’est Julie qui a inspiré son personnage, elle prend la mesure de la chose. Surtout en découvrant avec effroi une photo de la scripte alors qu’elle ne pesait plus qu’une trentaine de kilos. « Ça m’a beaucoup touchée. Ça rend toute cette expérience très concrète et lui donne un sens. »
Confrontation Les jours suivants se déroulent sans difficulté. Julie s’implique dans son rôle de scripte et garde ses distances avec l’histoire de Chloé. Jusqu’au mardi, où est tournée la séquence redoutée par Julie : celle de Chloé chez sa psychologue. Pour la première fois, la jeune femme est confrontée à une situation qu’elle a vécue dans la réalité. La scène la déstabilise d’autant plus que Thierry Obadia a glissé dans les dialogues du médecin un clin d’œil à son intention : « Il faut se laisser le temps de réaliser ses rêves ». Banale pour le spectateur, cette phrase a une résonnance particulière pour Julie : « C’est justement parce que j’ai voulu réaliser tout de suite mon rêve de cinéma que j’ai sombré dans l’anorexie. Depuis, j’ai compris qu’il faut aussi prendre le temps de vivre ». Le lendemain, l’émotion est à nouveau au rendez-vous. Après son âme tourmentée, c’est le souvenir de son ancien corps qui la rattrape. Dans la salle de bains de ses parents, Chloé traverse une crise d’hystérie, crie, palpe ce corps qui lui est devenu étranger. « J’ai vécu ces crises. Et quand j’ai vu Maud, je me suis revue. Sa façon de se tenir le ventre, de se comporter jusque dans le moindre petit geste, c’était très troublant. » Le dernier jour de tournage à Ramonville arrive comme un soulagement pour Julie. Soulagement que l’équipe n’ait pas changé de comportement quand elle a appris qui elle était. Soulagement aussi de voir que Maud a déjà repris deux kilos et rêve de plats japonais. Soulagement enfin de voir une page importante de sa vie se tourner. « J’avais besoin de ce tournage pour guérir et peut-être me réconcilier un peu avec le cinéma. Maintenant, j’ai hâte de passer à autre chose. » Mais Julie n’en a pas tout à fait fini avec Chloé. Les producteurs espèrent en effet faire vivre le court-métrage sur grand écran et visent les festivals dès ce printemps avec en ligne de mire Cannes et sa Croisette. Comme la jeune scripte, ils rêvent de voir le film devenir un support de prévention dans les hôpitaux et les lycées. « Le cinéma m’a fait sombrer et vient de me sauver. Et avec ce film, j’espère qu’on pourra empêcher des jeunes de s’enfoncer dans l’anorexie. La boucle est bouclée. Je me demande si je ne vais pas laisser le cinéma de côté pour finir de me retaper », glisse Julie avant de filer tourner le tout dernier plan.
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