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Conteuse de l’invisible : Léa Fehner

Dernière mise à jour : 10 janv.

Récompensée pour son regard cru sur la prison et le théâtre itinérant, Léa Fehner a présenté son troisième film, Sages-femmes, au Panorama de la Berlinale cette année. Elle met cette fois, en lumière la crise des maternités. À la manière d’une documentariste engagée, la réalisatrice reconstitue le quotidien étouffant de milieux méconnus. 



Les sorties de films lui sont une vraie corvée, même après quinze ans de carrière. En promotion pour son dernier long-métrage, en salles à la fin du mois, la réalisatrice toulousaine enchaîne les allers-retours à Paris pour ses interviews. « C’est compliqué, dans le cinéma, on a tous soif de reconnaissance et de visibilité, mais l’idée de la notoriété me met mal à l’aise », avoue-t-elle. En témoignent ses joues rosées et son brin de timidité dans la voix, en conférence de presse, quelques heures avant la première de Sages-femmes à l’ABC. « Si j’ai choisi cette façon de faire, c’est justement pour disparaître derrière mes sujets. » Léa Fehner est donc de celles qui ne troqueront jamais leur place derrière la caméra pour la tête d’affiche. Mais l’industrie du cinéma lui laisse peu de répit… « Ces cercles de la représentation sont à la fois narcissisants et humiliants, ce qu’on vit n’est jamais à la hauteur de ce que les gens imaginent, et le succès n’est pas toujours celui qu’on aurait espéré. Et puis, ces moments ne sont pas payés et nous empêchent d’avancer sur d’autres projets », admet-elle, un peu lasse. 


Elle, préfère les coulisses. Et en fait la matière de ses œuvres. « J’ai un goût pour les dessous qu’on ne connaît pas. Ce métier est passionnant, il me permet de lever le voile sur des curiosités et des réalités, de voir ce qu’on ne voit pas toujours. » La cinéaste ouvre des fenêtres sur des univers souterrains, obscurs, mystérieux : le parloir d’une prison, le chapiteau d’une compagnie de théâtre ambulant, les salles d’accouchement. Trois sujets pour trois films qui n’ont, a priori, rien à voir, si ce n’est la place centrale accordée à l’humain et à la fougue des émotions. À l’ardeur de la vie. Tantôt étouffé par les pleurs de proches de détenus, tantôt enivré par les rires de comédiens exubérants ou ému par les complaintes des sages-femmes, le spectateur est emporté par les valses de la caméra Fehner, sans cesse en mouvement. « J’ai toujours eu envie de faire voir la danse de ces métiers où les rondes sont très précises, minutieuses et passionnées, détaille-t-elle. C’est fascinant. » 


Léa Fehner était comme prédestinée à parler de marginalité. Née à Toulouse, elle fait ses premiers pas à bord d’une péniche, celle jaune et rouge installée sur le canal du Midi près du pont des Demoiselles. Une maison d’enfance pas comme les autres pour une famille pas comme les autres. Filles des fondateurs de l’Agit, la compagnie toulousaine de théâtre itinérant, elle évolue parmi un groupe d’enfants et de comédiens. Jusqu’à ses 17 ans, elle grandit « à la Tom Sawyer », entre la Ville rose et les routes du sud-ouest. Mais très vite, elle quitte la comédie familiale et son tumulte rabelaisien pour continuer son voyage initiatique en solitaire. Diplômée de la Fémis à 25 ans, elle trouve enfin sa propre voie : les films, pour raconter la vie des autres. « J’ai constamment été animée par ce désir de rencontres et de partage. Au départ, j’avais des envies de journalisme et de documentaire. Le cinéma me l’a permis », explique-t-elle, à désormais 41 ans. 


Portrait de Léa Fehner devant sa péniche
Photo: Rémi Benoit

Dans ses histoires, la Toulousaine étudie et retranscrit « les mouvements de l’âme », la complexité des désirs des individus. « Prendre ce temps-là permet d’être attentif à l’autre et de le comprendre, ça offre une capacité d’indulgence face à ce que chacun peut faire dans sa vie. ». Une empathie particulière enseignée depuis l’enfance par ses parents et la lecture de grands textes et de grands auteurs. Entre autres, Tchekhov, « un mentor pour ma grand-mère, qui écrivait un guide pour mes parents dans leurs premières œuvres de comédiens, et une influence très importante pour moi », souligne-t-elle. 


Inspirée par ses propres expériences, elle écrit en s’immergeant dans le réel. Son premier long- métrage, Qu’un seul tienne et les autres suivront, naît de ses six ans de bénévolat dans une association de soutien aux familles de détenus, à Fleury et Villepinte. Les Ogres, lui, résulte de sa jeunesse passée au sein de sa propre famille et de tous ces personnages « gargantuesques » auprès desquels elle s’est construite. Pour Sages-femmes, son équipe de tournage s’est engouffrée dans le quotidien des couloirs du CHU de Purpan pendant de six mois. « On a assisté à des gardes, on a recueilli les confidences des sages-femmes. J’ai même pu faire un accouchement à quatre mains avec l’une d’elles, révèle-t-elle. Je me suis sentie chanceuse d’avoir accès aux angles morts de la profession. » Pour chaque film, se sentant investie d’une responsabilité, elle souhaite « rapporter les faits au plus proche du ressenti, avec un vrai regard de témoin ». De ces trois productions, toutes co-écrites avec la scénariste Catherine Paillé, le dernier a une saveur particulière : « On a voulu relayer le cri d’alarme de l’hôpital public qui est un trésor, l’un des plus merveilleux systèmes de santé au monde et qu’on est en train de perdre », avance-t- elle, consternée, en quasi-porte-parole. Être confrontée à cette réalité m’a touché dans la chair, et dans mon sommeil, mais ça m’a permis d’avoir encore plus envie d’affronter et de montrer la lutte. » 


C’est finalement en travaillant que Léa Fehner se sent le plus libre. « Dans les projets artistiques que je mène, le but à atteindre, le phare à rejoindre autorise des sorties de route, des virages, des chemins de traverse. Ce que je m’autorise moins dans la vie. Ce sont des audaces, des insolences et du courage qui sont moins présents dans la vie quotidienne », reconnaît-t-elle, tout en métaphores. Et du courage, il en faut dans cette industrie : « En tant que femme et mère, c’est difficile. On a l’impression d’avoir des carrières à trous. Il faut se battre pour trouver sa légitimé. Ce milieu regarde toujours la figure du réalisateur comme quelqu’un d’entièrement dévoué à son art », regrette-elle, assumant avoir eu du mal à concilier ces deux statuts aux naissances de ses enfants. Être mère lui a pourtant donné des idées, des envies et, surtout, un nouveau regard ; Sages-femmes et Les Ogres n’auraient pas été les mêmes films si elle n’avait pas enfanté. Et ça, la cinéaste en est convaincue : « Ça a ajouté un désir de lumière, de combat, une moindre complaisance à la gravité et au sérieux. » 

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