La scène est d’une banalité sans nom. Dans ce restaurant situé du quartier Compans-Caffarelli, l’ardoise fleure bon le local : salade de gésiers ou pâté de campagne en entrée, saucisse purée ou confit de canard en plat… pas de doute on est bien dans la Ville rose. Alors à jouer la proximité, autant y aller à fond en optant pour un vin du coin. Sauf que dans cet établissement, comme dans beaucoup d’autres de la capitale régionale, ils ne sont pas légion. En particulier les frontons, aux abonnés absents. À Toulouse, quand il s’agit de boutanche, on penche à l’est. C’est-à-dire vers le Languedoc- Roussillon. Directeur du syndicat des vignerons de Fronton et de la maison des vins éponyme, Benjamin Piccoli n’ignore pas cette réalité. Le vignoble a beau n’être qu’à une demi-heure du Capitole, les toulousains lui tournent ostensiblement le dos. Il faut dire que les réputations sont tenaces, et les étiquettes difficiles à décoller. Pendant longtemps, lorsqu’on parlait de fronton à un Toulousain, il répondait Bellevue La Forêt. Un domaine qu’on apparentait « à un très bon Bordeaux, pas cher », se souvient Frédéric Ribes, du Domaine Le Roc. Pour le reste, on était proche du néant. Avec un défaut majeur : une absence de typicité. « La cave coopérative, qui avait beaucoup de marchés de vins de table, n’a pas cru à la typicité du terroir », poursuit le vigneron. Toulouse étant un gros pourvoyeur de vins, le fronton de qualité médiocre y a coulé à flots pendant des décennies. Sans que personne ne se préoccupe vraiment de la qualité. « Tembouret, un gros producteur négociant, inondait la place toulousaine avec un prix trois fois inférieur au nôtre, raconte Frédéric Ribes. Il nous a fait perdre des années de communication. Le réveil a été tardif ».
Le réveil dans les années 90 Un réveil qui va s’effectuer au début des années 90, sous l’impulsion d’une poignée de vignerons qui comprennent que leur salut passe nécessairement par l’affirmation d’une identité propre. Et la prise de conscience est facilitée par la précarité dans laquelle se trouvent alors les producteurs, confrontés à la baisse de la consommation de vin. Lorsque Frédéric Ribes reprend l’exploitation de son père, le chiffre d’affaires ne couvre pas les dettes : « Il ne fallait pas être expert-comptable pour comprendre qu’il fallait changer. » Il commence par quitter la cave coopérative. Œnologue de formation, il décide, avec son frère, de s’installer en tant qu’indépendant. Tout est à faire : « Nous avions zéro client. » Il finance ses trois cuves avec un prêt étudiant, et part à la conquête des restaurateurs, cavistes, experts, notamment par le biais des salons professionnels. Avec quelques vignerons (Château Bouissel, Boujac, Plaisance, La Colombière…), il entreprend un gros travail de valorisation qui aboutit à la naissance du fronton « Haute Expression ». « L’objectif était de sélectionner des parcelles pour faire du haut-de-gamme avec un prix minimum de 10€ », explique Benjamin Piccoli. Une initiative payante puisque ces cuvées sont aujourd’hui encore des références : « Cela a fait tâche d’encre, poursuit le président du syndicat des vignerons. En démontrant qu’avec la négrette seule, on pouvait faire de très bons vins, on a pu modifier le cahier des charges de l’appellation. Aujourd’hui, le fronton compte plus de 23 cuvées 100% négrette. Ce sont elles qui nous permettent de communiquer dans un contexte mondialisé. Les mono-cépages autochtones plaisent beaucoup à l’export. » Autre vigneron à avoir senti qu’il fallait faire le choix de la qualité au début des années 90, Marc Penavayre rappelle cependant qu’il y a 20 ans : « la négrette était un handicap car c’était un cépage inconnu. Je me souviens qu’on me disait : ” Ta négrette, on va la vendre comme un cercueil à deux places. ” Alors qu’à l’étranger, c’est plus simple. Le sommelier d’Osaka, quand je lui dis que ce cépage a 2000 ans d’histoire, il tend le verre. » Aussi, lorsqu’il prend rendez-vous avec son banquier pour lui annoncer qu’il veut construire un chai neuf, moderne, avec des petites cuves en inox pour réguler, il sent bien que la partie n’est pas gagnée : « Je savais qu’il fallait faire du beau et du bon pour s’en sortir. Il fallait surtout éviter la grande distribution. Au début, j’ai été pris pour un fou. Je baissais les rendements ! Mais c’était le vin que je voulais faire. »
Et la reconnaissance, c’est hors des frontières midi-pyrénéennes qu’ils vont aller la chercher, au travers des récompenses, des guides et des critiques. « Aujourd’hui, quand je vois qu’avec 25 références, on est mieux que certaines appellations du Languedoc pourtant plus importantes, je me dis que l’on a réussi. Car la presse sérieuse est unanime », se félicite Benjamin Piccoli. Dernier motif de satisfaction en date, le titre honorifique de champion du monde des vins rouges décerné par la célèbre revue Decanter en 2015 à la cuvée 2011 du Château Bouissel. Il ne reste plus qu’à être prophète en son pays. Tout sauf une formalité comme s’en aperçoit quotidiennement Benjamin Piccoli : « Contrairement aux critiques parisiens qui partaient sans a priori, et qui ont immédiatement vu, en le goûtant, le très bon rapport qualité/prix, à Toulouse, les gens associent le fronton à la mauvaise qualité et au vin bon marché. Mais cela s’explique : il y avait certains vignerons qui avaient tendance à réserver à Paris et au reste de la France leurs bons vins, et à écouler, en cassant les prix, ce qui leur restait à Toulouse, notamment dans la grande distribution et la restauration. Cette mauvaise stratégie, on la paie encore aujourd’hui. » Et il a beau déplorer rencontrer plus de difficultés à « trouver un chef qui met du fronton sur sa carte à Toulouse qu’à Paris ou Londres ! », il est aussi conscient que s’il faut beaucoup de temps pour construire une bonne réputation, il en faut aussi beaucoup pour se défaire d’une mauvaise.
Une recommandation (très) difficile Lorsque Pierre Collin prend ses fonctions à Toulouse chez Michel Sarran, en provenance de Paris où il a successivement officié en qualité de sommelier à la Tour d’Argent, au Georges V, et au Bristol, il n’a jamais entendu parler du fronton. Intrigué, il prend sa voiture pour rendre visite à Marc Penavayre. Tombé sous le charme, il n’hésite pas à lui faire une place sur sa carte. Avant de déchanter face aux difficultés rencontrées pour convaincre les Toulousains de se laisser tenter par un fronton : « Le Toulousain tire à boulets rouges sur cette appellation : l’image de vin quantitatif lui colle à la peau. Les clients n’en veulent pas : ils disent vouloir un vrai vin. Il arrive même que certains se vexent quand on leur propose un fronton. » Pour le sommelier du double étoilé toulousain, la réputation n’est pas la seule responsable de ce désamour : « La négrette est un cépage difficile d’accès, avec un côté un peu épicé qui n’est pas très flatteur. »
Lorsque j’ai choisi ce cépage on m’a dit : “Ta négrette, on va la vendre comme un cercueil à deux places”.
Eric Serrano, directeur de l’Institut français des vins pour le Sud-Ouest confirme : « Dans le Languedoc-Roussillon, les vins sont plus chauds, l’alcool apporte du gras. La négrette est un cépage plus complexe qui peut ne pas plaire. » Maire de Fronton, et directeur de la maison des Vins de 2002 à 2007, Hugo Cavagnac n’ignore rien des difficultés rencontrées par les vignerons pour dompter la négrette : « La négrette, quand les réglages ne sont pas bien faits, donne des choses pourries. Parce que l’on ne savait pas le vinifier, on a longtemps dit que cela ne valait pas la peine de le travailler. On n’en était pas fier. » D’autant que pendant longtemps, les vignerons du fronton ont souffert d’un complexe d’infériorité. Une question de culture pour Hugo Cavagnac : « Ils étaient plus agriculteurs que vignerons. Du coup, on a cultivé un déficit d’image sur le cépage. Depuis 2002, les vignerons ont commencé à s’organiser différemment, à organiser la filière. » Du côté des professionnels, on reconnaît que la négrette n’est pas un cépage très flatteur. Pour François-Xavier Trauque, caviste installé place des Carmes et chroniqueur chez Boudu, « un vin languedocien est beaucoup plus facile d’accès qu’un vin du Sud-Ouest. C’est dû au sol, au raisin et au climat. Quand ils sont bien faits, les vins du Sud-Ouest ont tout pour durer dans le temps mais ils sont austères. Alors que les vins languedociens sont hyper généreux, très séducteurs, à déguster tout de suite. » Une austérité qui se retrouve d’ailleurs jusque dans la personnalité des vignerons pour le caviste. « Dans le Sud-Ouest, ils restent dans l’ensemble assez classiques, dans un esprit assez bordelais. Alors que le Languedoc en a marre des dorures. Ils font des trucs plus drôles. » Un avis partagé par Thomas Cabrol, dont le bar à vins, le N°5 Wine Bar, vient d’être élu meilleur bar à vins du monde par la revue The world of fine wine : « Les vignerons dans le Languedoc sont dans l’ensemble plus ouverts. Et les vins du Sud-ouest sont moins à la mode, moins dans la gourmandise. Si tu veux plaire à Toulouse, tu mets du Terrasses du Larzac. Tu es sûr de ne pas te tromper. Alors que quand tu préconises un fronton, il faut toujours se justifier. Et presque s’excuser auprès du client. »
Pas assez cher mon fils ! Pour Romain, sommelier à la Cave spirituelle, si les vins du sud-ouest ne sont pas mauvais, ils manquent pour l’instant d’originalité. « Un vin qui est parfaitement maîtrisé – et c’est le cas pour beaucoup de vins du Sud-ouest – m’ennuie profondément. Nous recherchons des vins étonnants, issus d’une agriculture propre. C’est quelque chose qu’on trouve plus facilement dans le Languedoc-Roussillon. Les vins du Sud-ouest sont plus sages, parfois trop commerciaux. » Rien de définitif cependant pour le professionnel : « Il ne faut pas oublier que le Languedoc-Roussillon revient de très loin ! Ses vins avaient très mauvaise réputation, c’était des vins de tout-venant. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. C’est donc possible ! » À condition, selon lui, de ne pas hésiter à se réinventer : « Aujourd’hui, les consommateurs recherchent des vins plus souples, plus délicats. Les vignerons du Sud-Ouest doivent réinterpréter les origines de leur terroir, qui est puissant, en un vin plus aérien. C’est aussi un travail sur l’image, les étiquettes par exemple : il faut oser la modernité, une accroche visuelle moins traditionnelle ! » Pour Cédric, de chez Busquets, les vins du Sud-Ouest, et notamment en fronton, auraient besoin de plus de dynamisme : « Il y a des moteurs dans chaque appellation, mais ils sont encore trop peu nombreux. » Un avis partagé par Marc Penavayre pour qui l’appellation manque encore de vignerons ayant une approche qualitative avec une cohérence tarifaire : « Il y en a trop qui ne savent pas vendre. Du coup, quand j’arrive avec mon fronton à 18€, ils doivent me prendre pour un fou. Le prix est un facteur d’image. » Benjamin Piccoli approuve : « Il y a un public qui cherche du haut de gamme. Et jusqu’à présent, on n’était pas présent sur ce segment. Les vignerons s’aperçoivent par exemple qu’ils ne peuvent pas participer à certains concours parce que leurs cuvées ne sont pas assez chères. » Pas assez sexy le fronton ? Didier Cujives, président du Comité du tourisme départemental de Haute-Garonne, accepte la remarque… pour mieux rappeler que ce déficit de glamour s’explique par le fait que jusqu’à récemment, « on s’est occupé de faire du vin, pas de créer du lien. Les vignerons n’ont pas pris la peine d’accueillir les visiteurs à la propriété. » En un mot, ils n’avaient pas le sens du marketing. Tout le contraire des vignerons de l’ancienne région Languedoc-Roussillon. L’appellation Corbières, par exemple, qui regroupe 1300 producteurs, s’étend sur 10 000 hectares de vigne et produit 400 000 hectaux. À titre de comparaison, le fronton, c’est 2400 hectares, une centaine de vignerons donc 40 indépendants et 65 000 hectaux. Aussi lorsque le syndicat des vins de Corbières décide de mener une opération de communication en novembre dernier à Toulouse, elle met 50 000 euros sur la table pour privatiser le marché couvert Victor- Hugo de 18h à 23h, et inviter tout ce que la ville compte de prescripteurs (cavistes, professionnels de la restauration, amateurs de vins…). « Cela fait quelques années que l’on a réinvesti Toulouse parce que c’est stratégique pour nous : le consommateur toulousain très sollicité, peut être versatile. Mais c’est un atout : il n’est pas bloqué sur une appellation », justifie Xavier de Volontat, président du syndicat.
Quand on conseille un fronton, il faut toujours se justifier. Et presque s’excuser auprès du client.
Difficulté à parler d’une même voix Pour Paul Fabre, le directeur de l’interprofession des vins du Sud-Ouest, les deux (ex) régions ne jouent pas (encore) dans la même cour : « Notre interprofession n’existe que depuis 2008, alors qu’elle a été créée dans le Languedoc au début des années 90. C’est difficile de fédérer des hommes. Il a fallu regrouper des petits vignobles éclatés. Et puis il y a eu des changements de génération : certains ont pris du retard sur les réflexes de base de la commercialisation. » Et de partager le diagnostic de son homologue des Corbières au sujet de Toulouse : « Ce n’est pas une ville facile, elle est très ouverte, plus tournée vers Bordeaux et le Languedoc. L’enjeu, aujourd’hui est de communiquer. On a commencé à faire des opérations auprès des restaurateurs de la région toulousaine. Dès lors que le contact est fait, le regard change. Il faut multiplier les dégustations à l’aveugle. » Benjamin Piccoli du syndicat des vignerons de Fronton souscrit à l’analyse : « Le meilleur moyen de communiquer, c’est de faire goûter les vins. C’est notre meilleur argument. On organise de plus en plus de dégustations, notamment dans des lieux synonymes de jeunesse, de modernité, comme le Metronum, ou le Musée des Abattoirs. » Mais si les cavistes, dans leur majorité, se disent prêts à donner un coup de pouce aux vins locaux, les restaurateurs semblent plus difficiles à convaincre. La Maison des vins de fronton avait pourtant lancé, il y a quelques années une opération « client mystère » pour inciter les restaurateurs à être ambassadeur du vignoble. Sans grand succès. Pour Cédric, de chez Busquets, le problème vient du fait qu’ils ne s’intéressent pas suffisamment au vin : « Ils se contentent des mêmes références classiques et ne font pas la démarche d’aller chercher ailleurs. » Frédéric Ribes fustige également le manque d’intérêt des sommeliers pour le vignoble. « Il va falloir les secouer, s’emporte gentiment Didier Cujives. Partout ailleurs, il y a une très belle carte de vins régionaux. Il n’y a qu’ici que ce n’est pas le cas. L’objectif est qu’un tiers de vins de Fronton figurent sur les cartes à l’avenir. » Pour montrer l’exemple, les collectivités, petit à petit, apportent leur pierre à l’édifice, consciente de l’intérêt touristique de la proximité du vignoble dans l’attractivité de la métropole toulousaine. Au Capi
tole ou au Conseil départemental, le fronton est désormais servi lors des réceptions. Une manière (tardive) de jouer la carte locale que défend avec vigueur Sylvie Rouillon-Valdiguié, adjointe à la mairie de Toulouse en charge du tourisme : « Jusqu’à présent, on ne s’en servait pas en terme d’attractivité alors que l’on a une vraie valeur avec ce vignoble. Le fronton a eu des prix, il doit en profiter. Il faut faire briller les yeux des visiteurs. » Pour y parvenir, un parcours œnologique a été mis en place et des visites du vignoble sont organisées au départ de Toulouse depuis l’an dernier. Avec pour l’instant, un succès timide… Au comité départemental du tourisme 31 également, on essaie de combler le déficit de notoriété du vignoble. Didier Cujives, son président, est conscient de l’ampleur de la tâche : « C’est une pépite, mais la notoriété est très faible tout comme le nombre de visiteurs. Cela s’explique en particulier par l’énorme déficit en termes d’hébergement et de restauration. » Pour y remédier, le président du CDT 31 estime que le vignoble a toutes les cartes en main. Car à Fronton, il y a aujourd’hui, une belle histoire à raconter : « Travailler un cépage unique au monde, millénaire, c’était risqué mais c’est réussi. Les résultats aux concours internationaux le prouvent. Quand on a une offre, le marché suit. Fronton est aux portes de l’agglomération toulousaine : c’est un atout. Fronton doit devenir la destination touristique de proximité des Toulousains sur une demi-journée journée. Je suis convaincu que l’on peut les faire venir. » Il ne reste plus qu’à leur montrer le (bon) chemin…
Comments