Sous le porche, à l’entrée de sa maison située à quelques encablures de Cahors : un amas d’outils, de bouts de métal, de bouteilles en plastique, de rebuts de toutes sortes… Et couchées dans un coin, deux sculptures longiformes, à moitié déglinguées, abandonnées à leur triste sort et condamnées à disparaître. A 81 ans, Gérard Gartner a définitivement tiré un trait sur sa vie de sculpteur, ou plutôt « d’a-sculpteur, c’est-à-dire en dehors, tout comme le sont les a-narchistes », précise-t-il. Mais pas à la manière de ces artistes qui annoncent en grande pompe leur retrait de la scène, non, en détruisant de manière radicale et irréversible l’ensemble de son travail.
Des 250 sculptures façonnées par l’artiste à partir de déchets plastiques collectés dans les décharges, aujourd’hui, il ne reste rien. Juste un gros tas de paillettes accumulé dans un hangar et appelé à renaître sous la forme d’un bidon, d’un tableau de bord de voiture ou d’une fourrure polaire. Retour à la case départ pour ces rebus ! Fin d’une histoire, ou plutôt d’une tranche de vie débutée dans les années 1970. Un geste fou ? Non, pour cet artiste qui a exposé dans le monde entier et a toujours refusé de vendre ses œuvres, cette destruction n’a rien d’extraordinaire. Elle est même naturelle, dans l’ordre des choses. « L’art n’a de valeur que pour son créateur : ces sculptures m’ont permis de me connaître et de me construire, explique-il. Aujourd’hui, elles ne me sont d’aucune utilité. Il était temps de leur rendre leur liberté et de les réintégrer dans le grand tout ». Tout ce qui a été doit disparaître. Tout est transitoire, mouvant et appelé à mourir et à renaître sous une autre forme. « Pour les Gitans, les objets n’ont aucune valeur, confirme son vieil ami, le cinéaste Tony Gatlif. Ils tracent leur route et ne s’attachent à l’argent que pour se nourrir. Ils sont à contre-courant du matérialisme de notre époque, ce qui les rend d’autant plus suspects aux yeux de la société. »
Un chalumeau dans la tête
Car Gérard Gartner est d’abord un Gitan. Sédentaire, peut-être mais profondément attaché à la culture des Gens du voyage. Assis devant la table du petit salon qui fait office de cuisine, un Diklo (foulard en romani) noué autour du cou, l’air affable, Gérard Gartner vit entouré de ses livres, de ses tableaux et de ses nombreuses photos. Ses yeux bleus délavés s’embrument un peu quand on l’interroge sur l’identité de cette femme représentée sur les deux grandes toiles qui lui font face, son épouse décédée en 2008, mais sa gouaille n’est jamais loin. À l’évocation de son ami, le Prince Népokotchinsky, dit Népo, l’auteur du grand tableau abstrait placé à côté, il s’enflamme : « C’était un véritable aristocrate russe, il a été musicien, peintre, chanteur, chorégraphe, décorateur de ballet, une célébrité à la vie foisonnante, injustement tombé dans l’oubli ». À côte : un portrait de Brassens croqué par Gartner, au temps où il était portraitiste, des photos du sculpteur Alberto Giacometti qu’il fréquenta à la fin de sa vie, de son grand ami Matéo Maximoff, premier écrivain rom disparu en 2009 dont il a écrit une biographie, du guitariste Manitas de Plata, du photographe Joseph Kudelka… Gérard Gartner a enchaîné les vies, comme on enfile des perles, côtoyant indifféremment ses frères tsiganes et ses amis gadjés, de tous les milieux, des plus misérables aux plus illustres.
Gérard Gartner a enchaîné les vies, comme on enfile des perles, côtoyant indifféremment ses frères tsiganes et ses amis gadjés, de tous les milieux, des plus misérables aux plus illustres.
C’est en février 1935 que débute sa vie, en périphérie, dans une modeste maison située du côté de Pantin. Né d’une mère manouche et d’un père rom, et conçu le jour de la Sainte Sara (Vierge des Gitans) aux Saintes-Maries-de-la-Mer, il est élevé par sa famille paternelle. Ses parents étant peu présents, c’est son grand-père Luis qui va veiller sur lui et l’éduquer. Luis est un kalderash (chaudronnier), anarchiste, venu tout droit de Russie et sédentarisé dans les années 1870. « Le nom de Gartner, qui signifie jardinier en allemand témoigne du passage de ma famille par l’Alsace. Les Roms empruntaient le patronyme le plus courant du pays pour se fondre dans la population et échapper à la discrimination. Mes cousins portent des noms italiens et espagnols », raconte-il. Pendant la guerre, pour survivre, il accompagne les hommes qui découpent les canalisations en plomb pour les revendre au poids chez les ferrailleurs, puis plus tard, toujours avec son « chalumeau dans la tête » et ses copains roms, il conçoit l’ancêtre du VTT avec entre autres nouveautés : des amortisseurs, des dérailleurs qu’il bricole dans la forge de son grand-père. Des bancs de l’école, il ne lui reste que peu de souvenirs sinon le goût infect de la ration d’huile de foie de morue, à laquelle il ne pouvait déroger. C’est donc en autodidacte qu’il va tracer sa route, et c’est sur le ring qu’il va très rapidement se faire remarquer. Et débuter son premier métier.
Le Sculpteur de déchets
Grâce à son grand-père, il rencontre le gitan Téo Médina, une star incontournable de la boxe, premier français à avoir remporté le titre de champion d’Europe. Téo le prend sous son aile et très vite, alors qu’il n’a que 20 ans, le jeune Gartner devient champion de France amateur. En 1960, il passe pro, mais après une défaite cinglante contre le champion d’Europe de l’époque, à Helsinki, il jette l’éponge : « Je n’avais pas envie de perdre ma belle gueule et n’étais pas fait pour cogner ». Auréolé de son titre de champion de boxe amateur, il enchaîne les nuits blanches, fréquente les jolies femmes et découvre le monde des gadjés. Avec ses yeux bleus et ses cheveux blonds, il passe inaperçu, se fond dans le décor. Oubliée la langue rom. Il tient secrètes ses origines, « non par crainte d’être rejeté, mais pour me construire indépendamment de ma communauté, dans un souci de liberté ». Il fréquente les amis de son grand-père Luis et se lie d’amitié avec Charles d’Avray, un célèbre chansonnier libertaire Montmartrois : « Les murs de son appartement étaient couverts de toiles de grands-maîtres, cela m’a subjugué, c’était la première fois que je voyais de telles merveilles, j’ai eu envie de les recopier ». Sans aucune formation, il devient portraitiste et croque les grandes figures anarchistes de l’époque. Charles d’Avray bien sûr, mais aussi Louis Lecoin (le père des objecteurs de conscience), Brassens… Des rencontres décisives. Aujourd’hui encore, il se dit « anarchiste jusqu’au bout des ongles ».
Ce qu’il veut, c’est démontrer au public qu’on peut être Rom et plasticien
Pour gagner sa vie, il enchaîne les petits boulots : cafetier, acteur de complément, embaumeur, porteur aux halles, poseur d’enseigne, décorateur de stands… et même garde du corps du ministre de la culture André Malraux. Mais c’est la rencontre du sculpteur suisse Alberto Giacometti en 1964 avec qui il se lie d’amitié, qui sera déterminante. Il troque alors ses pinceaux pour le chalumeau – encore lui ! – et à partir de gouttes de métal en fusion, crée des sculptures, sans vraiment y croire. Et puis un jour, sur la décharge de Rungis, c’est le déclic. Des camions déversent devant lui, des quantités phénoménales « de camelotes en plastique, de toutes formes et couleurs ». La matière lui parle, le séduit ; il charge son camion de bidons, tableaux de bord de voitures, cubitainers, bassines, et autres jouets en plastique et les ramène chez lui. Sans attendre, il les chauffe à 200°C, les déforme, incorpore des pigments de couleurs, crée des formes qu’il fige à la neige carbonique. « Je suis parti à l’aventure, un peu par défi, sans savoir où ce travail allait me conduire ». Au fil du temps, il invente sa propre technique et modèle le plastique, comme d’autres l’argile. « C’est mon destin, j’ai une sorte de forge en moi. C’est un travail d’alchimie, où la matière change et change l’homme en train de la faire ». Il sculpte des formes étranges, fortes, rythmées comme en suspens, « organiques et viscérales », diront certains critiques, « dérangeantes, mouvantes », écriront d’autres. Au début des années 1980, il réalise ses premières expositions en France, ses œuvres seront présentées plus tard dans les grands marchés d’art contemporain en France, mais aussi en Italie, en Allemagne, à Moscou, à New-York. « Le fait de n’avoir jamais voulu vendre ses œuvres l’a beaucoup desservi, observe l’historien d’art Jean-Louis Poitevin. C’est un rebelle, un puriste de l’art qui refuse toute compromission avec le monde de l’argent pour préserver son éthique et surtout sa liberté ». Ses sculptures ne portent pas de noms, toutes sont des DIR, acronyme de Déchets Industriels Recyclés, numérotées par ordre de création dans l’année. Mais pour Gérard Gartner, la reconnaissance de son travail n’est pas un objectif en soi, ce qu’il désire avant tout, « c’est démontrer au public qu’on peut être rom et plasticien. »
Défenseur de l’art tsigane
Dès lors, il va entamer une véritable campagne de promotion des artistes tsiganes. En 1980, il crée le Prix Romanes, puis celui des 9 muses, et aidé de son amie peintre et poète Sandra Jayat, se lance dans un projet fou : organiser la première exposition mondiale d’art tsigane à Paris. « C’est un être incroyablement vivant, capable de déplacer des montagnes, raconte Marie-Victoire Poliakoff, directrice de la galerie Pixi à Paris et petite fille du peintre Serge Poliakoff (1900-1969). Il connaissait tout le monde et tout le monde le suivait ». De fait, son comité de soutien regroupe des personnalités telles que Costa Gavras, Yul Brynner, Jean Marais etc. Plus de 250 œuvres signées d’une trentaine d’artistes européens sont exposées et non des moindres : Serge Poliakoff, Torino Ziegler, Otto Mueller, Django Reinhardt, Hélios Gomez… En mai 1985, l’exposition inaugurée en grande pompe à la Conciergerie est suivie d’une tournée à travers la France. Un beau succès public, « mais qui au final, ne servira à rien » regrette Gérard Gartner. « Nous n’avons pas réussi à modifier l’image du gitan voleur de poule et misérable qui pèse encore sur la communauté ». Depuis, cet autodidacte surdoué a décidé de changer son fusil d’épaule. En 2008, Il arrête définitivement la sculpture pour se vouer à l’écriture. Objectif ? Se mettre au service de « tous ces artistes rom négligés et ostracisés ». C’est donc en passeur de mémoire, celle des Gens du voyage, que Gartner officie désormais. Après une biographie consacrée à son vieux compagnon de route, l’écrivain et poète Mattéo Maximoff qui lui valut le Prix Romanes en 2007, il a publié plusieurs ouvrages sur de grands peintres tsiganes. D’ici quelques mois, sortira son essai sur Giacometti, « dont la mère, précise-il, était Rom ». Juste avant qu’il ne fasse ses valises pour Collonges-la-Rouge. A 81 ans, Gérard Gartner ne s’arrête jamais, il trace la route, toujours et encore.
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