Toulouse transpire le rugby. Pourtant, la Ville rose n’était pas plus prédisposée que les autres à s’éprendre de ce jeu anglais. Tout s’est joué en 23 ans à cheval sur deux siècles. Une histoire qui s’ouvre avec un ballon dans une cour, et s’achève par une balle en plein cœur.
On est en 1890 dans la cour de Fermat. Des garçons galopent derrière une bizarrerie anglaise : un ballon ovale de football-rugby. On ne sait trop qui a mis ce machin dans la cour. Sans doute est-il arrivé de Montauban. Là-bas, depuis des mois, les élèves britanniques de la faculté de théologie anglicane s’adonnent à cette déclinaison du football qui se joue aussi à la main. Elle est arrivée sur le continent vingt ans auparavant, dans les bagages d’hommes d’affaires et d’étudiants anglais. Comme ce sport est rugueux et qu’il exalte combativité et sens de l’honneur, il a trouvé facilement sa place dans la France de Hugo et Gambetta, toujours pas remise du siège de Paris, et bien décidée à reprendre un jour l’Alsace et la Lorraine.
À peine sortis du Port du Havre, les Anglais ont créé sur place le premier club du continent en 1872, et l’ont gratifié des bleu ciel et foncé des universités de Cambridge et d’Oxford. Étonnamment le rugby n’y prendra jamais, et les Normands du Havre Athlétic Club resteront fidèles au ballon rond. À Paris en revanche, le rugby cartonne dans la bonne société. Les lycéens de Condorcet posent les bases de leur club en 82 (Racing Club), imités l’année d’après par ceux de Saint-Louis (Stade Français). À Toulouse, c’est donc à Fermat que tout commence, sous l’impulsion des internes du lycée réunis à l’enseigne de la Ligue Athlétique du Lycée de Toulouse. Ils jouent contre les externes du Stade Toulousain, premier du nom. On dispute alors les matchs à la Prairie des filtres, grand pré libre avec vue sur le Pont-Neuf, où paissent d’ordinaire des brebis. C’est comme cela que les Toulousains découvrent le rugby : par hasard, en se promenant sur les berges. Et ils s’en entichent illico. Des clubs naissent dans la ville. Certains durent, d’autres meurent, la plupart fusionnent. En 1895 le premier embryon de match officiel oppose Toulouse à Bordeaux. Quatre ans plus tard, l’équipe du Stade Olympien des Étudiants de Toulouse (SOET), fruit de la fusion des deux équipes de Fermat, affronte pour la première fois les Parisiens du Racing, toujours sur la Prairie des filtres. Au tournant du siècle, l’engouement des Toulousains pour le rugby est au diapason du reste de la province. À Lyon, Montpellier, Bordeaux, Montauban, des clubs se créent autour des facultés, et les tribunes se remplissent de spectateurs curieux puis conquis. Dès 1892, on décerne chaque année au printemps le titre de champion de France, trusté des années durant par les équipes parisiennes. C’est le Stade Bordelais qui met un terme à la suprématie de la capitale en 1899 avant de remporter l’essentiel des titres de la première décennie du XXe siècle. Toulouse joue alors le rôle de second couteau et de finaliste malheureux, mais fourbit déjà ses armes. Tout change en 1907 avec la création d’une société anonyme destinée à acquérir un terrain pour y installer un stade de rugby. À la tête de la souscription, le professeur de droit Ernest-Wallon récolte les fonds des notables toulousains. Il lance alors la construction du Stade des Ponts-Jumeaux, jardin d’Eden du rugby français où l’on disputera 17 finales du championnat de France avant sa démolition dans les années 1980.
Liesse, sang
C’est un club tout nouveau, né de la fusion du SOET et du Veto-Sport (le XV des étudiants vétérinaires), qui s’installe aux Ponts-Jumeaux : le Stade Toulousain. L’équipe remporte sur place, en octobre 1907, une première victoire prometteuse contre Bergerac. Les sept ans qui suivent marquent le début de l’histoire d’amour entre les Toulousains et le rugby. D’abord, par l’engouement extraordinaire que suscitent les joueurs du Stade, qui deviennent des figures de la cité. Il y a le demi de mêlée et ouvreur Alfred Maysonnié, de Lavernose. Inspiré, malin, stratège et flamboyant, il est le premier Toulousain à disputer le tournoi des V Nations en 1910. Autre joueur populaire, le capitaine Pierre Mounicq, brillant étudiant en médecine, lui aussi international, pilier et deuxième ligne puissant.
Sous l’impulsion de ces deux athlètes, le Stade Toulousain se montre de plus en plus proche du titre, même s’il sort Fanny de la finale de 1909 face à Bordeaux (17-0). En 1912, enfin, Toulouse renverse tout sur son passage. En finale, au Stade des Ponts-Jumeaux, l’équipe terrasse le Racing grâce à un exploit personnel de Maysonnié, une feinte de passe dont la légende n’a cessé, depuis, d’amplifier le génie. La ville est en liesse trois jours durant, et la fête a déjà les contours des célébrations d’aujourd’hui : défilé dans les rues, manifestations de joie populaire, et réception des héros salle des Illustres. Invaincue de toute la saison, l’équipe est gratifiée du surnom de Vierge Rouge, et ses joueurs entrent au panthéon du sport toulousain. Le rugby devient alors sport roi de la ville, et rien ne semble pouvoir arrêter ces Rouge et Noir dans la fleur de l’âge. Il y aura la guerre, pourtant. Entre 1914 et 1918, 79 stadistes, joueurs ou dirigeants, tombent pour la France. Alfred Maysonnié, héros de la finale de 1912, est le premier. Une balle en plein cœur pendant la bataille de la Marne. Depuis, même inconsciemment, chaque joueur qui revêt le maillot rouge et noir honore la mémoire de ces jeunes gens, et célèbre l’idylle entre la ville et son club, scellée dans les années 1910, dans la liesse et le sang.
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