Béret noir et sac rouge sur le dos, en octobre dernier, Patrick Maurin, 65 ans, a traversé la France avec son bâton de pèlerin. Une marche de 520 kilomètres de Gontaud-de-Nogaret (Lot-et-Garonne) à Sainte-Anne-d’Auray (Morbihan) pour sensibiliser la population et les pouvoirs publics au suicide dans le milieu agricole. « Je veux que tout le monde se rende compte de ce qui se passe dans nos campagnes, du malaise de nos agriculteurs. On râle sur le prix des patates sans se demander dans quelles conditions vivent ceux qui nous nourrissent. »
L’engagement de ce conseiller municipal de Marmande a débuté il y a tout juste 10 ans, en décembre 2008, après que l’un de ses meilleurs amis se soit pendu. Depuis, neuf autres agriculteurs ont mis fin à leurs jours dans le même petit village de Gontaud-de-Nogaret, 1500 habitants. « Depuis que Bruno Lemaire, alors ministre de l’Agriculture, en a fait une grande cause nationale en 2011, le phénomène n’a fait qu’augmenter », déplore l’élu. Selon les chiffres officiels, déjà frappants, publiés par Santé Publique France en 2016, un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Soit un taux 30 % plus élevé que dans le reste de la population. Ce qui en fait la deuxième cause de décès chez les agriculteurs. Mais pour Patrick Maurin, ces chiffres sont bien en-deçà de la réalité. « Pour moi, on est plus près des 500 suicides par an », estime-t-il, en s’appuyant sur le témoignage d’un médecin légiste. « Les trois quarts du temps, quand ils peuvent faire passer un suicide en accident, ils le font pour arranger les familles. Pour qu’elles puissent toucher les assurances des banques ou la PAC pour ne pas les ruiner complètement. Alors les chiffres sont largement sous-évalués. La preuve, dans tous les petits villages où je suis passé, on comptait au moins un ou deux suicides au cours des 5 dernières années. »
À l’origine du mal-être des agriculteurs, une combinaison de facteurs qui les accule à la faillite ou au suicide : « Les prix de vente imposés par les grosses structures ne prenant pas en compte le véritable coût de revient du produit, ils vendent à perte ; le poids des normes, bien plus sévères en France que dans le reste de l’Europe, représente des investissements faramineux ; la fin des quotas laitiers a eu des conséquences désastreuses ; les charges administratives sont très lourdes ; on cherche par tous les moyens à ne pas leur verser la PAC, déjà très complexe et très contrôlée ; les conseillers bancaires changent très régulièrement et les agriculteurs ne peuvent plus vraiment se confier à eux en cas de difficultés », égraine Patrick Maurin. Mais pour le marcheur, « le pire, c’est l’isolement ». Là où autrefois les exploitations, de taille plus modeste, étaient proches les unes des autres, « aujourd’hui, on peut traverser des centaines d’hectares sans voir âme qui vive, et la solidarité s’est désagrégée ». Sans compter les tensions familiales que ces situations précaires peuvent engendrer, et « une forme de fierté qui fait que les agriculteurs ne parlent pas à leur entourage de leurs difficultés ».
Des organismes comme la MSA (la sécurité sociale des agriculteurs) ont mis en place des lignes d’écoute pour recueillir la parole des paysans à bout. « Mais les gens qui se sentent vraiment mal font rarement cette démarche, surtout quand on sait qu’une majorité d’entre eux ne se confie même pas à leur conjoint », regrette Patrick Maurin.
Au fil de son périple, l’élu a été rejoint par des familles endeuillées, certaines faisant jusqu’à 1 300 km pour l’accompagner. Parmi les témoignages qui l’ont bouleversé, celui de Martine, dont le mari s’est pendu devant la Safer (l’organisme qui attribue les terrains aux agriculteurs) en juillet dernier. « Il est entré dans le bâtiment, a pris une chaise, est sorti avec et, au vu et au su de tous les employés, s’est pendu sans que personne ne bouge (une enquête est en cours pour éclaircir les circonstances du drame, ndlr). »
De plus en plus médiatisée, sa marche a permis de sensibiliser le grand public, mais aussi de commencer à libérer la parole au sein d’un milieu où les difficultés financières et le suicide restent tabous. « Dans les familles, c’est une honte de dire que son mari, son frère ou son fils s’est suicidé. On a peur du qu’en dira-t-on. Et sitôt que ça se sait, les voisins commencent à lorgner sur les tracteurs, les remorques, les bouts de terrain… »
Son message est aussi parvenu jusqu’aux oreilles des pouvoirs publics. Le 23 octobre, Patrick Maurin a rencontré le nouveau ministre de l’Agriculture. « Il est issu du milieu agricole et m’a assuré qu’il mettrait tout en œuvre pour que les agriculteurs puissent vivre de leur travail, ce qui serait un grand pas en avant. » L’après-midi même, deux députés du Lot-et-Garonne évoquaient le sujet lors des questions au gouvernement. « Ça commence à bouger là-haut et c’est encourageant… » On lui a aussi promis un entretien avec le président. Mais pour être certain que les promesses ne restent pas lettres mortes, début 2019, Patrick Maurin reprendra son bâton de pèlerin pour rallier Paris le 23 février, jour d’ouverture du Salon de l’Agriculture, en partant… du Touquet.