Sur la piste de Francazal, avec son look rétro et son nez gentiment pointu, l’Intégral R nous ferait presque de l’œil, campé sur ses petites « cannes » volontaires. Rien à faire de ses voisins de tarmac gros-porteurs, géants passifs ou fatigués venus se faire lifter dans les hangars d’à-côté. Car depuis le lundi 22 juin, il a prouvé qu’il était capable de s’élever à 7000 pieds (+ de 2000 mètres d’altitude) à près de 200 km/h. Prouvé la fiabilité de sa stabilité, la réactivité de ses commandes, et la souplesse de son manche. Prouvé surtout que Fabien Raison, Jérémy Caussade et Wilfried Dufaud ont eu raison de persévérer. Six ans déjà que l’idée un peu folle de faire voler ce biplace a germé chez ces trois ingénieurs aéronautiques fous d’avions. Six ans et pas mal de soirées et de week-ends à peaufiner le projet : « On a beaucoup réfléchi, car on veut s’inscrire dans la durée. L’Intégral R n’est pas juste un avion pour se faire plaisir : il faut qu’il grandisse ! s’enthousiasme Wilfried Dufaud, le responsable technique. Je suis déjà papa de deux enfants. L’Intégral R est un peu mon troisième bébé. J’imagine plein de choses pour lui ». Comme par exemple celle d’ouvrir la voie vers la construction d’avions plus silencieux, moins polluants, plus sûrs et « être assez agile pour réinvestir les bénéfices de la vente de cette nouvelle génération d’avions pour continuer à financer notre propre innovation ». Car historiquement, l’innovation arrive majoritairement des petits avions. Cet essai en vol est le premier d’une longue série, et une étape importante dans le chemin qui conduit à la certification de l’Intégral R. Un sésame indispensable pour obtenir dans les mois à venir le « bon pour vente ». Car il faut aller vite sur ce marché de niche, l’avion de voltige, où les trois associés ont flairé une place à prendre, en l’absence de réels concurrents. Entre la formation pour la voltige à but sportif, la formation des pilotes militaires et civils, et les avions destinés aux pilotes propriétaires qui se vendent comme des petits pains sur le sol nord-américain, les perspectives sont prometteuses selon Jérémy Caussade : « Il y a beaucoup de clients prêts à mettre 300 à 400 000 euros dans un avion pour se déplacer ou s’amuser. Quand on cumule tous ces usages, à la lumière de la flotte mondiale d’avions à renouveler, on ne pourra pas produire autant que va nous demander le marché ». Les clients se bousculent d’ailleurs au portillon. Les clubs de voltige de Midi-Pyrénées et de Dijon, « les deux premiers prescripteurs français, donc parmi les plus importants au monde » ont déjà commandé chacun un appareil. Pas question néanmoins pour les fondateurs d’Aura Aero, dont l’enfance a été bercée par le bruit et le mythe des aéronefs, de voir trop grand : « Notre but n’est pas de faire de la très grande série aéronautique. La famille d’avion Intégral, c’est un peu comme une ligne Ferrari », précise Jérémy Caussade.
Au bon endroit, au bon moment Retour sur la piste de Francazal. L’Intégral R se fait bichonner sur la piste par une armée de gilets jaunes masqués, tous dévoués et diplômés : bienvenue chez les surdoués. Ici, rien n’est laissé au hasard pour pousser toujours un peu plus loin les explorations. Car « les technologies digitales ont balayé plein de choses, s’enthousiasme le fondateur d’Aura Aero. Il y a eu une première révolution, il y a une vingtaine d’années avec la 3D, mais elle était surtout appliquée aux bureaux d’études. Là, les sujets digitaux sont partout ! Et c’est très compliqué de faire cette transformation, car elle ne touche pas seulement les outils mais elle affecte la façon dont tout le monde travaille ». Par chance, le bassin toulousain est un vivier fabuleux pour les compères, « la meilleure place sur Terre pour faire ce qu’on est en train de faire », reconnait-t-il. Le bon endroit donc… mais aussi le bon moment pour lancer un nouveau constructeur aéronautique en partant d’une page blanche mais en intégrant ce que les trois fondateurs ont appelé « le conseil des sages ». Des actionnaires de la société « qui ont une expérience énorme dans le domaine de l’aéronautique, des gens qui ont fait le Falcon, l’A320, tous les succès commerciaux d’aujourd’hui… ».
Un réseau d’anciens assez puissant pour aider « les jeunots » à passer la phase critique de leur aventure ? « Il faut très vite montrer que l’avion existe bel et bien pour ensuite le vendre et le fabriquer en série, résume Jérémy Caussade. C’est ce qui nous permettra de sécuriser les emplois ». Car chez Aura Aero, qui compte aujourd’hui une trentaine de collaborateurs, et devrait atteindre la cinquantaine, on a conscience des enjeux, notamment celui de verser les salaires. En choisissant de tourner le dos aux fonds d’investissement chinois et arabes particulièrement à l’affût sur la place toulousaine, ses fondateurs ont dû « mouiller la chemise » pour aller chercher les financements, comme pour remorquer eux-mêmes le fuselage depuis la Normandie. Ces trois-là, qui avouent avoir passé le stade « de la bande de copains qui font voler des avions pour le fun », se sont déjà testés sur un beau projet de retro-ingénierie au sein de l’association Replic’Air en redonnant vie au Morane-Saulnier G, l’avion qui a permis à Roland Garros de traverser la Méditerranée en 1913. Habités par l’esprit des pionniers ? « J’aime bien la référence, mais lors de la traversée Fréjus-Bizerte en 2013, le pilote était accompagné d’une dizaine d’avions alors que 100 ans avant, Roland Garros a traversé tout seul, avec un avion d’une fiabilité moyenne, à une époque où tous ceux qui avaient tenté l’expérience s’étaient tués. » Pionniers, les fondateurs d’Aura Aero savent qu’ils doivent l’être à leur tour dans un autre registre, celui de l’innovation : « On sait depuis des années que l’on est au pied du mur. La crise de la Covid ne fait qu’accélérer les choses et renforcer le plane bashing », explique Wilfried. Les trois concepteurs en sont convaincus, sortir du carbone est une évidence : « On va connaître une révolution dans l’aéronautique. Alors plutôt que de rester assis à regarder les choses se dégrader, on va agir. Il y a un consensus sur la propulsion électrique, par contre, quid du stockage de l’énergie ? On va monter un centre de compétences dédié à la propulsion électrique, se brancher sur les meilleurs centres d’innovation mondiaux. Mais on ne va pas non plus faire de l’industrie à l’ancienne. On va se mettre juste entre les deux. »
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