Nous avons beau naître libres et égaux en droit, dans les faits c’est une autre histoire. Avec son équipe Inserm, l’épidémiologiste toulousain CYRILLE DELPIERRE travaille sur les inégalités sociales de santé. Ou comment le milieu social d’origine et les traumatismes de l’enfance influent sur la probabilité de développer certaines maladies chroniques. Voire de mourir prématurément. Leur objectif, entre autres : développer des campagnes de prévention et des politiques publiques plus efficaces pour résorber ces inégalités.
Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux inégalités sociales de santé ?
En travaillant sur les inégalités de survie dans la population séropositive, j’ai constaté que ces inégalités étaient aussi liées au niveau social, et des pathologies autres que celles associées au VIH. Ce qui m’a poussé à m’intéresser aux inégalités sociales de santé de manière plus générale.
Comment résumeriez-vous vos travaux en quelques mots ?
Nous essayons de comprendre pourquoi il y a, en France, un écart d’espérance de vie de 6 à 7 ans entre les cadres et les ouvriers. Et comment ce que nous avons vécu enfant, le statut et le niveau social de nos parents, puis le nôtre une fois adulte, influent sur le déclenchement de maladies chroniques comme certains cancers et maladies cardio-vasculaires.
Quelles sont les premières réponses à ces questions ?
Il y a de nombreux déterminants et mécanismes. Au laboratoire, nous nous demandons si les stress auxquels on a été exposés depuis l’enfance, et qui sont en partie liés au milieu social dans lequel on a grandi, peuvent ou non modifier notre fonctionnement biologique et favoriser la survenue de maladies.
Quels sont ces stress liés au milieu social dans lequel on a grandi ?
Nous travaillons sur les adversités : des situations extrêmes comme le fait d’avoir subi des agressions sexuelles, vécu en foyer, eu des parents en prison, avec des problèmes de subsistance, ou suivis par des travailleurs sociaux. Ce qui survient statistiquement plus fréquemment dans des milieux sociaux moins favorisés.
Sur quoi vous appuyez-vous pour mettre en évidence le lien entre ces adversités, maladies chroniques et mort précoce ?
Nous travaillons sur des données issues du suivi de cohortes d’individus, dont certains sont suivis depuis leur naissance. Ce qui nous permet à la fois de suivre les adversités qu’ils ont vécues et leur état de santé, et de chercher des liens entre les deux.
Qu’avez-vous trouvé à ce jour ?
On a montré que plus on est exposé à des adversités durant l’enfance (notamment avoir vécu en foyer), plus il y a un risque de développer des pathologies chroniques et de mourir précocement. Sur 100 enfants exposés à ce type d’adversités, 15 sont décédés avant 50 ans, contre 5 dans des groupes qui n’ont pas été exposés.
Comment peut-on expliquer cette différence ?
En général, on explique trop vite ces écarts d’état de santé et d’espérance de vie par les seuls comportements individuels. Un enfant qui aura été exposé à des adversités aura effectivement plus de risque de fumer, boire, voire de se droguer, ce qui peut expliquer un plus grand nombre de morts précoces par maladie, abus, ou suicides. On a ainsi tendance à caricaturer en disant que plus les niveaux de vie et d’éducation baissent, plus les gens ont de « mauvais comportements ». Mais cela revient à considérer que ces comportements sont purement individuels, et c’est nier l’influence sociale sur les comportements et les autres déterminants. C’est une erreur.
C’est-à-dire ?
Quand vous mettez en évidence que les ouvriers fument plus que les cadres, il faut l’expliquer. Tous les ouvriers n’ont pas décidé un jour de manière individuelle de fumer plus que tous les cadres. Ils l’ont peut-être fait pour s’adapter à leur environnement. Pour s’intégrer. Ou parce que la pause cigarette a longtemps été l’une des rares pauses autorisées aux ouvriers. Pour comprendre ces comportements « à risque », il faut étudier l’environnement dans lequel les gens ont évolué, et comment ça a pu jouer sur leurs comportements et leur santé.
L’environnement physique joue-t-il aussi un rôle sur ces inégalités sociales de santé ?
En partie, oui. Parce qu’en fonction de vos revenus et de votre niveau d’éducation, vous allez habiter dans un logement ou exercer un métier qui seront plus ou moins exposés à des polluants, ce qui jouera directement sur le niveau de santé. Mais il y a une partie des inégalités sociales de santé qui ne peut pas être seulement expliquée par l’exposition à des molécules toxiques à cause d’un « mauvais comportement » ou de facteurs environnementaux. Et c’est ce sur quoi porte l’essentiel de notre travail.
Comment expliquez-vous cette inégalité d’état de santé et d’espérance de vie qui n’est due ni aux comportements ni à l’environnement ?
On pense que c’est lié à un effet toxique du stress. De plus en plus de données montrent que quand on a été, par exemple, en déficit d’attachement, délaissé, ou abusé pendant l’enfance, ça laisse des traces biologiques qui peuvent avoir des conséquences sur le développement de pathologies chroniques comme certains cancers ou maladies cardio-vasculaires 10, 20, 30 ans plus tard.
Comment le stress vécu enfant peut-il déclencher des maladies chroniques des décennies plus tard ?
Le stress chronique sollicite en permanence le système immunitaire et inflammatoire. Et ce très précocement dans la vie. Or, l’inflammation et la fragilisation du système immunitaire sont très impliquées dans le développement de nombreuses maladies incluant les cancers et les maladies cardio-vasculaires.
Il y a donc un lien clair entre mal-être psychologique et pathologie « physique » chronique ?
Il me paraît étrange qu’on puisse imaginer que des adversités aient un impact sur le plan psychologique sans que ça en ait sur le plan biologique. Quand on stresse, tout le monde l’a vécu, on a mal au ventre, on se sent physiquement mal. C’est bien la preuve que les deux sont liés. Et que le social a un impact sur la santé. Mais c’est plus compliqué à expliquer et à comprendre que quand on parle de molécules toxiques liées à l’environnement ou à des comportements à risque.
Est-on condamnés à contracter des maladies chroniques quand on a grandi dans certains milieux sociaux ou vécu des adversités enfant ?
Non, il n’y a aucun déterminisme. La preuve, c’est qu’en moyenne, dans nos travaux sur la mortalité précoce, 85 % de ceux qui ont vécu des adversités enfants sont toujours vivants à l’âge de 50 ans, et ont donc réussi à compenser. Ce qui nous permet aujourd’hui d’être dans un discours positif, de réfléchir à comment améliorer la vie des gens plutôt que de simplement faire un constat fataliste.
Que peut-on faire pour compenser après avoir vécu ces stress enfant ?
Nos travaux sur les facteurs de résilience sont encore en cours. Mais on sait par la littérature scientifique que plus on agit tôt, dès la crèche ou la maternelle, plus on peut avoir de l’effet. Ce qui ne veut pas dire qu’une fois adulte, c’est fini, on ne peut rien faire.
N’y a-t-il pas un risque de stigmatisation ou de dérive en pointant du doigt certaines catégories de population ?
Certains chercheurs, ici, travaillent justement sur l’éthique. On sait qu’on fait des recherches sur des sujets potentiellement sensibles. Surtout quand on met en évidence que certains comportements ou milieux modifient le fonctionnement biologique dès l’enfance. On réfléchit par exemple à travailler autour de la parentalité. C’est intéressant, mais très compliqué car potentiellement dangereux. Si vous mettez en évidence que certains types de parentalité influent plus ou moins sur la santé à long terme, ça laisse le champ libre à beaucoup de dérives. Or, là encore, la parentalité peut être le fruit de son environnement. Quand vous devez travailler très tôt, très tard, ou de nuit, comment pouvez-vous être aussi présent avec vos enfants qu’on vous le « recommanderait », faire les devoirs avec eux, leur lire des histoires ?
Que pouvez-vous faire concrètement pour aider à répondre à ces questions ?
On peut aider à mieux adapter les politiques de prévention, pour lesquelles nous ne sommes pas très bons en France. Quand on fait de la prévention aujourd’hui, on met la pression sur les gens parce qu’on est dans une logique de responsabilité uniquement individuelle. Or, on voit bien que notre état de santé peut être lié à ce qu’on a vécu enfant – ce dont on n’est évidemment pas responsable individuellement – ou à notre nécessaire adaptation aux milieux dans lesquels on évolue. C’est trop simpliste de dire « il fume, il boit, il mange mal, il n’a aucune volonté, c’est sa faute ». On doit faire la part des choses entre ce qui relève de l’individu et de son contexte de vie Et, plutôt que de cibler les individus, travailler sur les milieux dans lesquels ils évoluent pour améliorer la santé des populations.
« PLUS ON EST EXPOSÉ À DES ADVERSITÉS DURANT L’ENFANCE PLUS IL Y A UN RISQUE DE DÉVELOPPER DES PATHOLOGIES CHRONIQUES ET DE MOURIR PRÉCOCEMENT. »
En dehors des campagnes de prévention, que peuvent les pouvoirs publics en la matière ?
On peut faire beaucoup en matière de politiques publiques pour réduire les inégalités sociales de santé. Décider de l’endroit où on va mettre une piste cyclable ou un marché aux légumes, c’est aussi une action de santé publique. Si je mets un marché de fruits et légumes dans l’endroit le plus riche de la ville, je vais aggraver les inégalités sociales de santé en matière de nutrition. Parce que le public qui y aura accès est un public qui a déjà assez de ressources pour bien manger. Les médecins aussi ont un rôle à jouer.
En quoi les médecins ont-ils une responsabilité ?
On essaie de sensibiliser les cliniciens pour qu’ils prennent en compte l’histoire de vie de leurs patients dans leurs diagnostics. Ne serait-ce que leurs études ou leur profession. Parce que ça peut expliquer beaucoup de pathologies et aider à les traiter. Oui, ça peut paraître étrange de demander aux gens de quel milieu ils viennent, ce qu’ils ont vécu plus jeunes. Mais c’est essentiel.
Pourquoi est-on si mauvais dans ce domaine en France ?
En France, on a une approche égalitariste. C’est très bien quand, symboliquement, tout le monde part sur la même ligne de départ. Mais en fonction des milieux sociaux dans lesquels on évolue certains vont partir avec cinq mètres de retard, d’autres avec trois d’avance. Et on donne à tous les mêmes moyens pour courir. Ça paraît être égalitaire, mais ce n’est pas équitable.
Quelles sont les pistes de réflexion sur le sujet ?
Il faut faire en sorte que tout le monde parte du même point. Mais c’est extrêmement difficile parce que ça veut dire donner plus à ceux qui en ont plus besoin. Mais il faudrait faire des groupes. Et ça, en France, c’est compliqué parce qu’il y a des risques de discrimination. Aux États-Unis, ils ne se posent pas la question de la même façon. Les « Hispaniques » et les « Noirs américains » ont des difficultés d’accès à l’université ? On fait des quotas. Je ne dis pas que c’est bien ou que c’est la seule solution. Mais on travaille sur ces questions pour montrer de manière scientifique comment la distribution des maladies est le résultat de la société dans laquelle on vit.
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