Dans Histoires de la nuit vos personnages traînent comme un boulet leur condition de ruraux, de provinciaux, de résidents de la France périphérique. Était-ce votre cas ?
Je suis né et j’ai vécu longtemps en Touraine. À Descartes d’abord, à Tours ensuite. J’ai eu très vite envie de quitter la campagne. J’ai intégré les Beaux-Arts à Tours avant même d’avoir le bac. J’avais certes le goût de la peinture et du dessin, mais ce qui m’attirait dans les Beaux-Arts, c’était l’idée de la ville.
La première rencontre avec la ville, c’était comment ?
Tours m’a semblé gigantesque. J’y ai vu un Escalator pour la première fois de ma vie, et découvert qu’il fallait payer pour prendre le bus.
Et les Beaux-Arts ?
J’avais autour de moi des gens borderline. Certains sortaient de taule. On faisait la fête tout le temps. On arrivait en cours dans des états pas possibles. Une époque d’ivresse, de rencontres artistiques marquantes, comme avec Valère Novarina qui était venue passer quelques jours avec nous. Une période un peu folle, peut-être, au cours de laquelle j’ai réalisé que je n’étais pas le seul à ne pas vouloir devenir comptable.
C’était donc la comptabilité que vous fuyiez ?
Ma mère me rêvait guichetier au Crédit Agricole de Descartes. Ce n’était pas vraiment mon objectif. Ce n’était pas méchant de sa part. C’était juste comme ça. Quand on était jeune, à cette époque, à la campagne : la vie était tracée d’avance, finie avant d’avoir commencé. Un peu comme si on vous disait : « Tu ne risques pas de rater ta vie : c’est déjà fait ». Moi je voulais inventer quelque chose pour ma vie. C’est bien l’ambiance à la Chabrol, mais il vaut mieux en sortir. En même temps, ça m’a libéré. En me lançant dans la vie je me disais justement que je n’avais rien à perdre… parce que j’avais déjà perdu. Quand j’ai publié mon premier livre, une rencontre a été organisée à la Fnac de Tours avec les lecteurs. Dans l’assistance il n’y avait que des gens que je connaissais. Adorables, bienveillants, amicaux. C’était joyeux mais je me suis dit : « Il faut que je parte ». Il y a des moments où le passé devient un passif.
Gardez-vous tout de même un sentiment d’appartenance à la Touraine ?
Je fuis ce sentiment d’appartenance. Je le recherche aussi, parfois. J’ai toujours peur de me fossiliser.
Vous vivez depuis 16 ans à Toulouse, où le sentiment d’appartenance est très fort. Vous arrive-t-il de l’éprouver aussi ?
La première chose que je suis allé faire en arrivant à Toulouse c’est assister à un match de rugby. Je n’y connais rien mais je voulais voir. Je me suis retrouvé dans un Stade plein, avec une ambiance très bon enfant. Autour de moi les gens gueulaient « Toulousains, Toulousains, Toulousains ! » Cette idée de faire corps, ça m’a plu. J’étais envieux, je dois dire, de cette communauté qui se reconnaît autour d’une équipe, d’une ville. Et puis, je me suis demandé ce que ça donnerait si, en Touraine, des gens se mettaient à hurler « Tourangeaux, Tourangeaux, Tourangeaux! ». Ce n’est pas imaginable. Ça les ferait mourir de rire. C’est peut-être parce que je suis de là-bas que ce sentiment m’est étranger.
Est-ce l’identification à un lieu ou l’effet de groupe qui vous est désagréable?
Quand je suis avec un groupe constitué et heureux de se sentir en groupe, je ne me sens pas à l’aise. J’ai toujours un mouvement de recul. Pourtant je trouve ça touchant. En même temps ça me fait envie. Je ne suis pas très au clair avec moi-même sur ce point-là ! L’effet de groupe est souvent une question centrale dans mes livres. C’est le cas évidemment pour Dans la foule, qui traite du drame du Heysel. C’est aussi au cœur d’Autour du monde. Mais je ne suis pas parvenu au bout du sujet. Je voudrais écrire une histoire qui soit à la fois une utopie de groupe et un ensemble d’individus. Un groupe sans dilution des individus dans un grand tout.
Vous vous sentez bien, malgré tout, à Toulouse ?
J’aime Toulouse parce que c’est une ville en couleurs. Moi, je suis né dans une ville en noir et blanc. Dans la rue Nationale à Tours, si vous enlevez les voitures, il n’y a que du noir et du blanc. Les murs sont blancs, les toits sont noirs, le goudron est noir, et le ciel est gris. Ici, c’est la couleur. J’aime cette brique, plus chaleureuse que celle du Nord, avec son orangé, son ocre, qui vont si bien avec le vert de la végétation. C’est tellement beau qu’en arrivant ici j’ai pensé que je n’arriverais pas à bosser ici. Je me disais que c’était définitivement une ville pour les vacances. Sentiment qui s’est amplifié quand j’ai découvert que le supplément week-end de la Dépêche sortait… le jeudi !
Entre Tours et Toulouse vous avez vécu à Paris. Y avez-vous étanché votre soif de littérature, d’anonymat, de ville ?
Ce qui m’attirait à Paris, c’était l’idée d’une vie moins cadenassée. L’anonymat je ne le cherchais pas. Au contraire, j’en ai souffert. Je connais des Parisiens qui ont l’impression de vivre en province tellement ils sont isolés. Quand vous venez de votre campagne vous n’avez aucun repère. Vous êtes libre, mais cette liberté se fracasse contre la solitude. J’étais comme dans la chanson de Souchon : mal en campagne, mal en ville. Rien n’est plus difficile que de se trouver un territoire. Le seul lieu habitable, finalement, c’est la littérature. Le plus important pour moi à Paris n’était pas la question du lieu mais celle des gens que je rencontrais. Leurs parcours familiaux me paraissaient extraordinaires. Des petits-fils de réfugiés espagnols, des fils d’Italiens qui avaient fui le fascisme… Leur histoire familiale faisait partie de la grande Histoire alors que chez moi, on avait dû parcourir 5 km en 3 siècles… J’ai mis du temps à comprendre que cette non histoire était tout de même une histoire. Et qu’on pouvait en faire quelque chose. Aujourd’hui elle innerve mon travail.
La campagne et la ruralité sont pour beaucoup dans l’atmosphère pesante qui enveloppe le récit de Histoires de la nuit. Tout y passe : l’isolement, l’ennui, les karaokés, les chefaillons de PME, les routes mal éclairées, les calvaires dans la lumière des phares, les petites villes sans âme. Mais, après 600 pages de campagne sinistre, s’ouvrent deux pages d’une grande mélancolie sur la disparition de ce monde rural qui n’a pas tellement changé depuis le XIXe siècle. D’où ces pages ont-elles surgi ?
Ça m’a surpris moi-même. Comme tout principe mélancolique, celui-ci n’est pas forcément voulu. En écrivant ces pages, j’ai compris que je n’aurais jamais fait ce livre si je n’aimais pas un tant soit peu la campagne où je suis né et toutes celles qui lui ressemblent. J’ai assisté à la fin d’un monde qui a plus changé entre mes grands-tantes (de veilles femmes vêtues de noir qui me faisaient peur) et moi, qu’entre ces mêmes grand-tantes et le XVIe siècle. C’est d’une violence extraordinaire ! Bien sûr, je n’ai pas vécu cette disparition avec le déchirement de romanciers comme Richard Millet ou Pierre Bergounioux qui, eux, font partie de cet univers-là. Je l’ai vue avec les yeux de la génération suivante, née avec la télévision dans le monde d’après. J’ai assisté depuis l’autre rive à la disparition simultanée de ce monde et de mon enfance, en percevant des émotions, mais sans arrachement.
Sans gâcher le plaisir de l’intrigue à vos futurs lecteurs, on est tenté d’appréhender votre roman à la lumière de son dénouement. Et de se demander si, finalement, Histoires de la nuit n’est pas un grand roman sur l’enfance.
Il m’a fallu écrire 400 pages avant de découvrir où le livre me menait et de quoi il traitait. Pour répondre à cette question, je dois donc remonter à sa genèse. Au départ, ce n’était pas un livre mais un court-métrage dont je n’étais pas satisfait. Au départ, j’avais réalisé un premier court-métrage, mais qui était à mon sens trop tourné sur la parole, qui avait quelque chose de trop théâtral. J’ai donc commencé à écrire un deuxième court, qui serait plus axé sur les gestes, les silences : une prise d’otages me semblait un bon argument de départ. Mais, comprenant que le film ne se ferait pas, je me suis demandé si un roman pouvait surgir de ce scénario. Sans écrire un polar de plus. Sans chercher la vitesse. En étirant au contraire le récit au maximum, strate après strate, scène après scène, personnage après personnage, pour explorer ce qui distingue la réalité du cinéma : la perception de la durée.
Qu’attendiez-vous de ce parti-pris formel ?
Une manière presque technique d’explorer ce qui se cache derrière les personnages et de découvrir ce que dissimule l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes. Les personnages sont des stéréotypes (jeune homme, enfant, mari balourd, femme fatale, etc.) qu’on transforme en êtres humains en accumulant des strates de vécu. Cette épaisseur d’histoires et de vécus qu’on sonde par l’écriture offre un début de réponse à cette question simple qui m’obsède depuis toujours : de quoi une vie est-elle faite ? Un roman, c’est ce trajet vers la vérité humaine au-delà des panoplies, des clichés, des apparences et des comportements.
Comment tout cela mène-t-il à la question de l’enfance ?
En creusant les personnages, je voyais bien que Bergogne m’emmenait vers la ruralité. Je me suis dit que c’était peut-être de cela dont j’avais envie de parler : des petits secrets de Bergogne et de la vie rurale. Puis, en avançant, j’ai pensé que le vrai sujet était les violences faites aux femmes et la vie de son épouse Marion. Je l’ai cru jusqu’à ce que je découvre que le geste de la petite Ida (leur fille), dans la dernière scène, était ce qui m’avait poussé à écrire. Cela m’a beaucoup troublé parce que le sujet de l’enfance est présent dès le début du livre. En l’écrivant, je ne le savais pas. Mais le livre lui, le savait.
Vous écrivez donc… à votre insu ?
C’est très curieux. J’écris le matin, je pose les choses et je regarde où elles vont. Parfois, ça dévie suffisamment pour que la trajectoire soit un peu infléchie. Là-dessus, je me fais une bonne insomnie et, le lendemain, je reviens à ce que j’ai écrit la veille. Parfois, j’efface et je retourne dans les clous ; d’autre fois, je poursuis le chemin tracé. C’est ce qui fait qu’un livre est intéressant à écrire. Si écrire ne consistait qu’à l’application d’un scénario préétabli, ça n’aurait aucun intérêt.
Comment qualifiez-vous ce phénomène ? Intuition ? Inspiration ? Hasard ?
Dialogue. Un dialogue intériorisé et secret entre l’auteur et le livre. Le livre, lui, sait très bien où il veut aller. À la fin de Des hommes, le personnage principal, Rabut, prend le volant et finit dans le fossé. Sur le moment, en écrivant, j’étais super content de cette idée. Sauf qu’en relisant, je me suis aperçu qu’au début, alors que Rabut est en voiture avec sa femme, cette dernière lui dit : « Fais attention comment tu roules, tu mords la chaussée ». J’avais complètement oublié cette phrase. Évidemment, ça ne tombe pas du ciel, mais cela échappe à toute forme de contrôle. À force de travailler chaque partie, de relire des dizaines de fois, il est possible que les idées finissent par faire leur propre chemin. Le plus étonnant, c’est que ces choses-là sont toujours très solides et produisent des effets narratifs hyper précis.
Si le personnage central d’Histoires de la nuit est Ida, cette petite fille de 10 ans, comment expliquez-vous que lecteurs et critiques aient majoritairement porté leur attention sur Marion, cette femme dont la solidité apparente cache un passé douloureux ?
D’abord parce que les lecteurs sont majoritairement des lectrices et qu’elles s’identifient logiquement à Marion. Ensuite, parce que la question des rapports de domination, notamment celui exercé par les hommes sur les femmes, fait écho à des sujets d’actualité. Tout cela éclipse un peu Ida, en effet.
Le titre fait référence aux histoires qu’on lit aux enfants avant d’éteindre la lumière et, plus largement, au rôle de la fiction dans l’éducation.
La fiction, c’est un rapport à la métaphore. De nos jours, ce rapport s’est appauvri et on s’interroge sur le pouvoir de la métaphore. L’autofiction répond qu’elle ne peut plus grand-chose. Moi, je pense que la fiction peut tout. J’en ai besoin pour montrer le monde comme il est. C’est ce qui m’a conduit dans Histoires de la nuit à l’idée du conte et à la question des enfants. Pourquoi raconter aux enfants l’histoire du petit chaperon rouge avec un loup qui n’est pas un loup mais une métaphore ? Pourquoi leur faire peur si ce n’est pour les avertir de quelque chose ? Et les avertir de quoi ? Cela réclame une intelligence folle chez les enfants de comprendre que le loup n’est pas un loup sans que jamais on ne le leur dise clairement. C’est quand même extraordinaire qu’ils y parviennent ! Aujourd’hui, même avec les adultes, on n’y arrive plus.
Histoires de la nuit, c’est un conte ?
Il pourrait en tout cas être transposé en conte : les petits cochons font la fête dans une maison quand, tout à coup, trois loups arrivent… Je suis certain que les contes traditionnels sont des faits divers transfigurés et qu’en écrivant un roman comme Histoires de la nuit, je fais le chemin à l’envers.
Le roman bascule quand la petite Ida découvre son chien sans vie, abattu par un inconnu. S’agit-il, comme avec le conte, d’avertir l’enfant de la violence du monde ?
J’ai fait ce choix pour des raisons prosaïques et cinématographiques. La première, c’est l’influence d’un film déterminant pour moi : Les visiteurs d’Elia Kazan (1972). Dans ce film, son avant-dernier long-métrage tourné sans Hollywood et en 16 millimètres, la scène annonciatrice de l’intrusion montre des individus qui tuent le chien du voisin. J’ai vu le film il y a longtemps mais je garde en mémoire l’image de cet animal mort dans la neige. La deuxième, c’est la lecture d’un entretien avec John Woo dans lequel il révèle comment il fabrique la violence dans ses films. Il dit placer une scène de violence toutes les dix minutes en commençant par des violences anodines : un verre brisé, une porte qui claque. Puis, à mesure que le temps passe, chaque nouvelle scène de violence est un peu plus intense que la précédente, jusqu’à atteindre le niveau nécessaire. La mort du chien fait partie de cette montée de la violence. Elle répond en outre à des nécessités narratives précises : faire sentir que les preneurs d’otages sont capables de tout, et introduire la question du rapport à la violence exercée sur les animaux dans le monde rural. C’est un milieu que je connais bien. J’en viens. Le rapport aux animaux y est très dur. Je me souviens avoir vu un jour, en rentrant de l’école, un chat crucifié sur une porte. Sans doute pour signifier à celui qui habitait là que les choses allaient mal tourner pour lui.
Vous semblez en frémir encore…
J’ai beau être un gars de la campagne, ces choses-là me terrifient. Comme ces chiens qu’on entend aboyer au loin, dont je parle dans Histoires de la nuit. Ces chiens qui sont les héritiers de chiens, eux même héritiers d’autres chiens… et dont les aboiements sont les mêmes depuis la nuit des temps. Quand je retourne à la campagne, ça me terrorise. Ce sont des choses qui me font très peur et qu’on ne retrouve pas en ville.
Si la campagne vous fait peur, la ville vous rassure-t-elle ?
On est probablement plus en danger en ville qu’à la campagne, mais on n’y connaît pas ces peurs particulières et archaïques, mélanges de craintes d’adulte et de terreurs d’enfant.
Dans Des Hommes à Histoires de la nuit, la peur n’est pourtant jamais destructrice chez vos personnages. Mieux, elle les sauve.
J’ai découvert récemment cette formule de Billy Wilder à propos des Juifs allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale : « Les pessimistes ont fini à Hollywood, les optimistes à Auschwitz ». C’est à la fois terrifiant et très juste. On me reproche parfois d’être sombre dans les livres et dans la vie. Bien sûr le ciel est bleu, bien sûr les filles sont belles, mais on a quand même toutes les raisons de voir le verre à moitié vide. Ça ne signifie pas que j’aime moins la vie que les autres. Le pessimisme peut être joyeux.
Peur et pessimisme sont-ils pour vous de même nature ?
Il y a, dans la peur, la certitude que le pire est toujours à portée de main. Mais cette inquiétude qui nourrit la peur ne mène pas forcément à la soumission, bien au contraire. Elle nous éveille, nous maintient en alerte et entretient notre instinct de survie.
Les personnages d’Histoires de la nuit sont tous rattrapés par leur passé. Au programme, ni rédemption ni salut. Est-ce une façon de les distinguer des personnages résiliants qui foisonnent dans la littérature française contemporaine ?
C’est surtout une réaction à ce qu’on a pu me dire à propos de Continuer (Minuit, 2016), mon roman précédent. Une histoire construite comme une tragédie, qui a tout pour finir mal et qui, pourtant, ne finit pas mal. On me l’a beaucoup reproché. Cela m’a beaucoup agacé. Justement, tout l’intérêt du récit consistait à faire mentir cette fin inéluctable. Je me suis longuement interrogé sur le sens à donner à cette réaction des lecteurs et creusé ces questions : pourquoi reprochent-ils à un écrivain d’imaginer que la fatalité n’existe pas ? Qu’est-ce que la fatalité ? Où est-elle ? Dans ma tête, c’était un peu Cyrulnik versus Zola. Finalement, je reste du côté de Zola, même si je suis convaincu que la chose relève davantage de la sociologie, du rang social que d’un réel déterminisme. C’est ce que j’avais essayé de dire en écrivant Continuer, mais je m’y suis sans doute mal pris. Cela n’a pas été perçu comme je l’espérais.
Comment vivez-vous ces malentendus avec vos lecteurs ?
De nos jours, tout le monde réagit de façon binaire. Un livre délivre forcément un message positif ou négatif. Or, moi, je n’ai pas de message. Je me fous des messages. Ce n’est pas mon propos. Par contre, ce qu’on perçoit de mes romans m’intéresse. J’essaie de comprendre.
Les jugements émis sur un roman influencent donc la rédaction du suivant ? Même si je n’y pense pas quand j’écris, ce que les lecteurs pensent me titille et nourrit des questions que je me pose déjà. Je n’ai jamais eu l’impression de m’être trompé dans le propos d’un livre, mais je me suis parfois trompé dans la façon de donner à percevoir la question. J’essaie de rectifier ces erreurs, roman après roman. L’éternel « Rater encore, rater mieux » de Beckett. Et quand les réactions sont unanimement positives, comme c’est le cas pour Histoires de la nuit, comment faites-vous ? Vous faites en sorte de rater le suivant ? C’est souvent ce qui s’est passé ! Je pense à Apprendre à finir, il y a vingt ans. Prix du livre Inter. Un grand succès. Et les lecteurs, et les lectrices qui me disent : « Formidable ! Vous comprenez tellement bien les femmes ! » Compliments qui me mettaient mal à l’aise parce que le succès n’était pas dû au fait que je comprenne les femmes, mais au fait que tout le monde ait envie de s’identifier à ce genre de narratrices. Mais imaginons que je fasse la même chose avec un personnage qu’on n’a pas envie d’aimer. Imaginons que je remplace la femme de ménage que son mari veut quitter par un violeur. Est-ce que vous me suivrez encore ? Je suis sûr que non. C’est ce que j’ai fait avec Ceux d’à côté. Et je vous confirme que personne ne suit ! Je suis tout même content de l’avoir fait. Il faut passer par des ratages et des échecs pour progresser. Histoires de la nuit, qui est sans doute mon roman le plus abouti, n’existerait pas si je n’étais pas passé par les romans précédents, ceux qu’on a aimés, ceux qu’on a moins aimés, les réussis, les hasardeux et les autres. D’où votre manie des contrepieds ? Exactement. Au début, pour les universitaires, j’étais l’écrivain des monologues. Avec Autour du monde, soudain, plus de monologue. Rien que des nouvelles scotchées les unes aux autres. Certains se demandaient ce que je faisais, ce qui m’avait pris d’écrire ce roman. Moi, je sais ce que je fais et pourquoi je le fais. Je sais qu’Histoires de la nuit ne pouvait exister sans ce cheminement. Je sais qu’un écrivain doit construire son propos sur la longueur. Et je sais bien que notre époque désespérante a du mal à le comprendre, parce qu’elle encense un livre ou démolit un auteur sans considérer la chose dans son ensemble ou dans la durée. C’est pourtant indispensable de garder cela à l’esprit : un livre, c’est un court moment passé à la surface dans un long processus souterrain.
Histoires de la Nuit (Minuit) 2020
Laurent Mauvignier est l'invité du festival
Toulouse Polars du Sud, les 8, 9 et 10 octobre.
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