Soirées revival dans les cinés et sur les scènes, réédition de maillots d’époque du Téfécé, Baudis au fronton de l’aéroport, carton de la tournée Stars 80 au Zénith… À Toulouse, les années quatre-vingt édulcorent l’air du temps comme le Tang sucrait jadis l’eau du robinet. Profitant de ce parfum libre et doux, Boudu ouvre les archives et les guillemets pour une évocation feuilletonnée de cette décennie toulousaine de succès sans soucis.
Printemps 1989. La France enfiévrée prépare la célébration du bicentenaire de la Révolution pensée par Jack Lang et mise en scène par le publicitaire Jean-Paul Goude. François Mitterrand, réélu 9 mois plus tôt, est à l’Élysée depuis 8 ans. Il a confié à son rival Michel Rocard la conduite d’un gouvernement d’ouverture mêlant vedettes du socialisme triomphant (Jospin, Lang, Dumas, Bérégovoy, Guigou) et ministres de centre droit.
En face, l’opposition est un champ de ruines. La haine que se vouent Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac alimente la machine à perdre comme le charbon la machine à vapeur. Et la chose commence à agacer les jeunes du RPR, de l’UDF et du CDS.
Parmi eux, une bande de quadras provinciaux et antijacobins, pour la plupart triomphalement réélus aux dernières élections municipales sans l’aide des appareils. C’est notamment le cas de Dominique Baudis à Toulouse, de Michel Noir à Lyon, d’Alain Carignon à Grenoble et de Philippe Séguin à Épinal. Gonflés à bloc par ces plébiscites, ces jeunes pyromanes n’attendent qu’une étincelle pour mettre le feu à l’opposition.
Fin mars, c’est Charles Millon, président UDF du conseil régional du Rhône, qui allume la mèche. Il plaide dans Libé pour une liste d’union et de jeunes pour les élections européennes du mois de juin, à la place des listes menées d’un côté par les barbons Giscard-Chirac, et de l’autre par Simone Veil, l’ancienne présidente du Parlement européen. Cette dernière prendra d’ailleurs immédiatement fait et cause pour cette liste de rénovateurs, se disant prête à la rejoindre.
L’idée va emballer le pays tout entier, jusqu’à prendre son initiateur de vitesse. « J’ai été surpris par l’écho de l’interview. C’est pour cela que le mouvement a été plus réactif que constructif », reconnait aujourd’hui Charles Millon. Ce dernier rend alors visite à Michel Noir, qui veut en être : « Si on y arrive, prédit-il, on mettra 15 points dans la vue à la liste Giscard-Chirac ». Joignant le geste à la parole, il annonce le 1er avril aux journées parlementaires du RPR, qu’il milite pour une liste d’union « sans grand chef, mais avec des jeunes ». Chirac, passablement courroucé, lui passe un savon au pied de la tribune. Mais il est trop tard : les quadras s’émancipent, les sexas encaissent… Le Rubicon est franchi.
Dans les rédactions, les noms des chiens fous décidés à mordre leurs maîtres commencent à circuler : six RPR : Carignon, Noir, Pinte, Fillon, Barnier, Séguin, et six UDF : Baudis, Bayrou, Millon, d’Aubert, de Villiers et Bosson.
Le groupe se constitue quelques jours plus tard dans une annexe de l’Assemblée nationale. On trouve là une partie des 12, cravate en l’air et pieds sur la table. Ils regardent Giscard en direct au 20 heures, qui tente d’éteindre l’incendie. Millon avance que sans tête de liste, leur tentative de renverser la table est vouée à l’échec. Noir accepte d’en prendre la tête. Baudis d’être le n°2. On téléphone à Séguin qui est en vacances à Marrakech, on appelle Fillon qui est en URSS avec Chevènement… Ils approuvent. Séguin, depuis le bord d’une piscine d’hôtel, rédige le communiqué annonçant leur volonté de « poursuivre dans la voie du renouveau ». Bayrou, lui, débouche une bouteille de champagne. Le groupe des 12 est né. « On était des Girondins face à un État trop technocratique, centralisateur. Au fond, nos revendications n’étaient pas très éloignées de celles des gilets jaunes ! C’était passionnant à vivre », s’emballe Charles Millon.
Avec le recul, Alain Carignon voit aussi dans cette soirée la manifestation d’une énergie qui fait écho à l’actualité : « Cet élan me fait penser à ce qui s’est passé avec Macron. Cette envie de s’affranchir des organisations. Un mélange de pulsion, d’instinct et de nécessité. C’est ce qui nous a rendu forts, crédibles, qui a déclenché la sympathie de la population et l’intérêt des médias ! ».
La presse, effectivement, s’emballe. Elle adore ces politiques qui se réunissent dans les restos et pas dans les bureaux ; qui débattent dans les couloirs de l’Assemblée plutôt que dans l’hémicycle, qui sont toujours d’accord pour une interview de dernière minute et qui, à défaut de corpus idéologique véritable, affichent leur désir irrépressible de changer la donne. Les caméras filment les salles de restaurant depuis la rue, tentent d’apercevoir les participants et d’interpréter leurs gestes. À la sortie, des motards de la télévision filent les voitures des rénovateurs comme on suit les coureurs du Tour.
S’il en est un qui sait composer avec cet emballement médiatique, c’est bien Dominique Baudis. Grand reporter dans les années 1970, il a présenté le 20 heures de TF1 de 77 à 80, puis de FR3 jusqu’en 82. Sa maîtrise des médias sécurise ses camarades rénovateurs, au premier rang desquels Alain Carignon : « Baudis nous donnait de la solidité. En plus de sa connaissance de la télévision, il incarnait magnifiquement le dynamisme de Toulouse, et donc l’avenir. Il était bon dans le fond comme dans la forme ».
Le maire de Toulouse prend ainsi peu à peu l’ascendant. Le dimanche 9 avril, alors que le RPR vient de rejeter la proposition de liste d’union, il affrète un avion-bus pour récupérer ses compagnons de fronde dans leurs circonscription et les ramener à la capitale. À la sortie de l’avion, course-poursuite dans Paris avec les journalistes jusqu’au lieu de rendez-vous : un cabinet d’affaires près du Parc Monceau. Les 12 sont au complet pour la première fois.
La suite, François d’Aubert la raconte dans un sujet de Ruth Elkrief diffusé sur TF1 en 1989 : « Baudis a dit : “ Je passe ce soir sur TF1 au 20 heures de Bruno Masure, j’ai préparé quelque chose. Je vais vous le lire. Dites-moi ce que vous en pensez” ». Ce « quelque chose » est tout bonnement une demande adressée à Giscard de se retirer de la tête de liste au profit des rénovateurs. En clair, Dominique Baudis propose, pour la bonne cause, de tuer son père en politique. Et c’est exactement ce qu’il fait quelques heures plus tard.
On s’est levés, on a applaudi. On s’est dit : qu’est-ce qu’il est bon ce Baudis ! Sur le moment, on l’imaginait même en route pour la présidentielle.
Face caméra, il lance : « Je ne sais pas si M. Giscard d’Estaing écoute, mais j’ai envie de lui adresser un message. De lui dire avec tout le respect, toute l’admiration que j’ai pour lui : M. Le président, du fond du cœur, je vous adresse un appel très sincère. Ayez ce geste de générosité, de désintéressement, ce geste porteur d’avenir que le pays attend de vous ! ».
Devant la télé, les onze exultent : « On s’est levés, on a applaudi. On s’est dit : qu’est-ce qu’il est bon ce Baudis ! Sur le moment, on l’imaginait même en route pour la présidentielle », s’amuse Alain Carignon.
À Toulouse, l’entourage du maire est stupéfait, à commencer par un conseiller municipal de 29 ans nommé Jean-Luc Moudenc. « Il a pris des risques, ce qui était tout le contraire de ce qui le caractérisait. Il a eu une intuition et l’a suivie. Je ne suis pas certain qu’il s’agissait d’une ambition nationale, mais il était galvanisé par son succès aux municipales, car en 88, il avait été très inquiet de voir débarquer Lionel Jospin dans le département », analyse l’actuel pensionnaire du Capitole.
L’avocat Serge Didier, alors adjoint au maire, s’interroge encore sur ses motivations : « Il avait certainement quelque chose en tête, mais entre 83 et 2003, il ne nous en a jamais parlé. Certains, à Toulouse, militaient pour qu’il se présente à la présidentielle. Avait-il cette ambition ? Difficile à dire. Il aimait la vie, sa vie personnelle, et avait besoin de sa liberté. Et puis les appareils militants le faisaient chier. Mais quand même, en 89, il a été, en quelque sorte, le précurseur de Macron. Il voulait que les jeunes prennent le pouvoir. Et puis, il était beau. D’une certaine manière, Macron lui ressemble ». Dominique Baudis, disparu en 2014, a emporté le secret de ses véritables desseins dans la tombe, même si ses propos publiés dans Le Monde le 12 avril 1989, apportent un début de réponse : « (…) le pays se trouve un peu à la croisée des chemins et je ne serais pas très fier de moi si je disais : “ Que les autres fassent le travail mais qu’ils ne comptent pas sur moi pour un coup de main ”. Moi qui n’ai pas l’habitude de m’impliquer dans le jeu politique national, j’ai pensé que ce ne serait pas très courageux de ma part de rester de côté ».
Reste que pour trahir de la sorte, il faut que le jeu en vaille la chandelle. Car la prestation au 20 heures, à en croire Bruno Masure, n’avait rien d’une promenade de santé : « C’était nouveau, un parricide chez les centristes ! On était plus habitués à ça chez les trotskistes énervés ou les fachos incontrôlables ! J’ai été surpris. Je connaissais Dominique pour avoir travaillé avec lui à TF1. On n’était pas intimes, mais assez copains. Il était d’un naturel réservé, courtois, prudent. Tout sauf un matamore. Et là, il plantait carrément un couteau dans le dos de Giscard ! S’il l’a fait, c’est qu’il l’a jugé nécessaire. Et d’ailleurs, ça n’a pas été une partie de plaisir pour lui. Je me souviens qu’à la sortie de l’interview, il a quitté sa chemise. Elle était littéralement trempée de sueur. Son émotion m’avait beaucoup marqué ».
Dès le lendemain, les journaux s’emparent du « phénomène Baudis ». On lit dans Le Monde : « Ce provincial discret au profil de bon fils, bon mari, bon gendre, a fait irruption sur notre petit écran pour intimer tout bonnement à Valéry Giscard d’Estaing le conseil pressant d’avoir à déguerpir en douceur ». Et si le mouvement des rénovateurs fait pschitt dans les jours qui suivent, entravé par la roublardise et le métier des chefs de partis, les 12, Baudis en tête, surferont sur la vague pendant plusieurs mois. Un mouvement politique sera envisagé, des meetings organisés, un logo créé esquissant un cheval au galop, mais les partis et la réalité reprendront le dessus malgré l’espoir considérable suscité par ce feu de paille.
Chose étrange, on trouve trace, aux archives municipales de Toulouse, de ce vent d’espoir. Un grand carton et une dizaine de dossiers versés en 1996, consignant coupures de presse, courriers de soutien et propositions de contributions adressées au « leader » des rénovateurs. Des anonymes, des retraités, des banquiers d’affaires, des industriels, des députés, des membres du Conseil constitutionnel, des militants de droite, du centre (parmi lesquels Jean-Michel Lattes, l’actuel premier adjoint de Jean-Luc Moudenc, alors engagé chez les jeunes CDS), des déçus de Giscard, des mitterrandiens repentis, des médecins, des ouvriers, des journalistes… tous offrant leurs services, leur analyse, envoyant leur CV, ou témoignant de leur envie de voir la jeune garde, Baudis en tête, prendre le pouvoir. Du dégagisme avant l’heure et un frémissement transpartisan qui font irrémédiablement penser à l’histoire récente. Il y a d’ailleurs là un formidable sujet de thèse pour qui prendra le temps d’éplucher cette correspondance. Avis aux étudiants : un petit pan d’histoire dort depuis 23 ans au 2, rue des Archives. Sa cote est 281W241, et il n’attend que vous.
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