C’est en passe de devenir une lapalissade : à force d’entendre à longueur de temps nos décideurs, politiques et économiques, répéter que l’une des richesses les plus inestimables de Toulouse réside dans son potentiel universitaire, on finirait presque par ne plus savoir pourquoi. Et surtout par ne plus prendre la peine de s’interroger sur la pertinence de cette assertion. Pour bien comprendre l’intérêt de cette problématique, il faut avoir à l’esprit un chiffre : avec 100 000 étudiants recensés dans la ville rose, un Toulousain sur cinq appartient à cette catégorie. Si cette proportion ne se retrouve pas dans le corps électoral, elle permet de mesurer leur poids dans la ville.
Reste à évaluer leur impact sur son fonctionnement et à mesurer l’intérêt, pour la collectivité, de leur présence. Quand on demande leur avis à ceux qui font la ville, ils sont rares, de prime abord, à ne pas entonner l’hymne aux jeunes. Son premier magistrat, Jean-Luc Moudenc, dont la formation politique, Les Républicains, est parfois soupçonnée de ne pas porter les étudiants dans son cœur, ne fait pas dans la demi-mesure : « Avoir autant d’étudiants est une chance formidable car cela permet de fixer de la matière grise ici. On sait très bien que les villes qui connaissent de la croissance sont celles qui sont capables de porter des projets d’innovation. Incontestablement, cela participe directement à l’excellence toulousaine, à son rayonnement et son attractivité. » Président de la chambre de commerce et d’industrie de Toulouse, Alain di Crescenzo ne dit pas autre chose : « Si Toulouse est la ville française où il se crée le plus de start-ups, c’est parce qu’il y a des étudiants. Idem pour les centres de recherche : s’ils n’y étaient pas, les entreprises ne s’implanteraient pas. » Pour Alain Costes, directeur de Mapping Consulting et fin observateur de l’évolution de la société, tout le monde est conscient que l’on est en train de passer du monde industriel à celui de la connaissance. « Quelles sont les entreprises qui explosent ? Celles liées aux usages plus qu’aux technologies. Qui en sont les maîtres ? Les gens qui se forment et les territoires qui sont capables de garder et d’attirer la connaissance. Sans compter que les activités de R&D sont moins facilement délocalisables, surtout quand elles sont faites en commun. » Même si elle est moins « quantifiable », la présence des étudiants est tout aussi importante pour l’image de marque de la ville. Son ancien maire, Pierre Cohen, en est convaincu : « Une ville étudiante, c’est une ville qui respire. C’est l’expression de la connaissance. » Pour Joël Echevarria, directeur de la Toulouse School of Economics (TSE), il en va de son rayonnement international : « Voir des jeunes, croiser des étrangers, cela contribue au multiculturalisme de la ville. En termes humains, il n’y a rien de mieux pour diffuser l’image de Toulouse. » Même son de cloche du côté de la Toulouse Business School (TBS) et de sa directrice de la formation initiale Isabelle Assassi :
« De par les échanges universitaires et les stages qu’ils réalisent à l’étranger, les étudiants sont des ambassadeurs de la ville. Ils contribuent à faire connaître Toulouse à l’international. » Maxime Boyer, élu en charge des relations avec les associations étudiantes, enfonce le clou en prenant l’exemple de la Sillicon Valley où 40 % des start-ups sont créées par des étudiants étrangers venus étudier aux États-Unis : « S’ils prennent plaisir à étudier à Toulouse, ils démultiplient les atouts du territoire. Ils reviendront pour les vacances ou pour s’installer, ils créeront des liens entre les entreprises. » Un avis partagé par Alain Costes : « La fête et les premiers amours laissant un souvenir extraordinaire, ce sont les meilleurs ambassadeurs de demain. Car lorsqu’ils rentreront dans leurs pays ou leurs régions d’origine, ils seront les patrons. Ils vont avoir envie de coopérer avec nous. Parce qu’une fois que l’on a appris à aimer un territoire, on a envie de le développer. »
Bars et bus
Reste la question des investissements nécessaires pour accueillir tous ces jeunes et faire fonctionner la ville, surtout au regard du nombre important d’entre eux qui quittent l’agglomération une fois leur diplôme en poche. Pour Pierre Cohen, il n’y a pas d’hésitation à avoir : « Le fait qu’une bonne partie des étudiants s’en aille importe peu car c’est une richesse sans cesse renouvelée. C’est un investissement sur plusieurs générations. » Des investissements qu’il ne faut surtout pas remettre en question pour Marie-Christine Jaillet, directrice de recherche au CNRS : « Même si cela nécessite des infrastructures, donc des investissements, notamment en transports, on est largement bénéficiaire. Les entreprises locales trouvent dans le vivier d’étudiants ce dont elles ont besoin. Sans compter que l’attractivité de la cité peut donner envie de revenir : c’est ce que l’on appelle un avantage “différé”. »
Des investissements qui bénéficient en outre à tous les Toulousains comme le rappelle Joël Echevarria : « Dans un quartier très pavillonnaire comme Rangueil, il n’y aurait pas de bus, et encore moins de métro, s’il n’y avait pas d’étudiants. » Adjoint en charge des transports, Jean-Michel Lattes confirme le propos du directeur de TSE : « Quand on a mis en place le métro jusqu’à 3h du matin le week-end, la cible était étudiante, mais tout le monde en a profité. Idem pour les nouvelles lignes Linéo. Sans les étudiants, on n’aurait jamais mis en place le bus jusqu’à minuit. Cette amplitude horaire, les Toulousains la doivent aux étudiants. » Pour celui qui est également professeur de droit à l’UT1, les étudiants sont un formidable levier pour la politique des transports. Alors la question de la rentabilité est secondaire : « En matière de transports publics, ça n’existe pas. À Toulouse, le prix du ticket plein tarif couvre seulement 30 % du prix du réseau. Mais ce n’est pas grave ! Un bon réseau de transports, c’est énormément de bénéfices indirects pour la ville et la population. Et puis, ce qui réduit la perte, c’est la fréquentation. » En somme, plus on transporte, et moins ça coûte. Sans compter que les étudiants, contrairement à leurs élus, font souffler un vent de modernité sur les usages : « Quand j’étais moi-même étudiant, on considérait la voiture comme un moyen d’émancipation alors que la génération actuelle est précurseure en transports en commun, et donc fidèle. » En sus des différents aspects évoqués jusqu’à maintenant, la présence d’étudiants constitue bien évidemment un incontestable boosteur en matière de consommation. Pour Isabelle Assassi de la TBS, qui évalue à 300 millions d’euros l’impact de l’école sur la ville, il s’agit même du premier aspect positif de la présence des étudiants à Toulouse : « Tous les étudiants, quels qu’ils soient, sont un apport à l’économie de la ville : ils payent un logement, ils consomment, ils sortent… Cela génère du chiffre, une grosse activité. Les étudiants sont de gros consommateurs ! Beaucoup de bars ne survivraient pas sans eux. » « Ce n’est peut-être pas la consommation que certains voudraient mais ils sont générateurs de PIB », renchérit Christophe Vidal, maire de la nuit 2014 et président de l’association Toulouse Nocturne. Outre la restauration, la culture et le commerce, les étudiants dynamisent également le marché de l’habitat et de l’immobilier. « Ce n’est pas pour rien que Toulouse est la ville avec le ratio nombre d’agence immobilières/habitant le plus important de l’Hexagone, observe Joël Echevarria, également président du think tank La Compagnie de Riquet. Les étudiants permettent d’autre part de maintenir, dans le secteur privé, des immeubles vivants. »
Livreurs et babysitters
Marie-Christine Jaillet souligne elle aussi la capacité des étudiants à s’insérer sur le marché immobilier tel qu’il est : « Une partie des étudiants accepte de loger dans des conditions que les autres n’acceptent pas. » Les professionnels eux-mêmes ne se font pas prier pour reconnaître l’importance des étudiants dans leur business, comme Jean-Pierre Delnomdedieu, président de la FNAIM 31 : « C’est une clientèle sûre pour les agences car elle apporte automatiquement le cautionnement des parents. Chaque rentrée apporte un renouvellement de clientèle. » Du côté des promoteurs, comme le groupe Les Chalets, le discours est le même. Il faut dire qu’avec 1 200 logements jeunes sur l’agglomération toulousaine, soit 10 % de l’ensemble de son parc immobilier, et une livraison récente de 300 logements à côté de l’université Toulouse – Jean-Jaurès, ce segment ne cesse de croître : « Notre action a beau ne pas être guidée par la seule démarche commerciale, on y va parce qu’on sait qu’il y a un besoin et que l’on va arriver à trouver un équilibre. Nous allons livrer 160 logements d’ici 2019 et l’objectif est de tenir cette cadence de livraison tous les 2-3 ans », avance Pierre Marchal, son directeur général adjoint en charge du développement. En plus de soutenir la consom-mation, les étudiants en sont également les chevilles ouvrières. De nombreux secteurs d’activité sont en effet fortement dépendants de la main d’œuvre estudiantine, comme la restauration. En particulier les établissements qui se sont spécialisés dans la livraison comme Deliveroo. Fondée en 2013 à Londres, la marque facilement identifiable grâce à ses vélos floqués en turquoise est arrivée à Toulouse en janvier 2016. Plus de la moitié de ses prestataires, c’est-à-dire de ses livreurs, sont des étudiants. Idem pour Tutti Pizza, la célèbre chaîne toulousaine de pizzerias, qui avoue, par l’intermédiaire de son chargé du développement Sébastien Bori, qu’il lui serait bien difficile de fonctionner sans les étudiants : « La livraison étant devenue un service incontournable, dans le centre-ville on aurait du mal sans eux. Ils correspondent bien à nos besoins. » Chez Vincent Pion, franchisé Domino’s Pizza, installé avenue de Grande-Bretagne, c’est une fois encore plus de la moitié des employés qui sont étudiants. Autant dire que pour lui aussi, le modèle économique repose clairement sur leur présence : « Vu que je ne peux proposer que de petits contrats (entre 10 et 15 heures/semaine), je serais constamment en train de chercher du personnel s’il n’y avait pas autant d’étudiants. » À plus grande échelle aussi, la logique est la même. Sur les 20 restaurants McDonald’s qu’il possède dans l’agglomération toulousaine, Michel Réglat emploie 600 étudiants, soit 70 % des effectifs en centre-ville et 50 % sur les extérieurs. « Je savais en ouvrant des magasins à Toulouse que je n’aurais pas de souci de recrutement. » Niveau compétence, il n’a pas à se plaindre : « Vu que c’est un travail très normé qui s’apprend vite, les étudiants sont parfaits. Ils assimilent très vite et sont très fiables à partir du moment où l’on respecte leurs horaires de cours et leurs examens. » Autre secteur à vivre en grande partie grâce à ce vivier d’étudiants, la garde d’enfants. L’une des enseignes les plus connues, Family Sphere, qui compte trois agences dans l’agglomération toulousaine, revendique près de 50 % d’étudiants parmi ses collaborateurs. Elle reconnaît être constamment en train de chercher de nouvelles candidatures. Pour Alexandre Dartiguepeyrou, son directeur régional, il va de soi que son business plan serait tout autre sans eux : « Toulouse est une ville beaucoup plus facile à développer que Limoges par exemple. Mais on est tellement dépendant des étudiants que le décalage de leur rentrée nous pose des problèmes d’organisation. » Kinougarde, l’un de ses concurrents, est confronté aux mêmes problèmes : « Que ce soit pour l’activité de garde d’enfants, ou celle de soutien scolaire via Complétude, la proportion d’étudiants est à Toulouse de 75 % contre 60 % dans le reste de la France, admet
Hervé Lecat, son président fondateur. C’est sûr qu’ici, on n’a pas de soucis de recrutement. »
Flexibilité et pissotières
On peut cependant se demander si ce nombre important d’étudiants qui travaillent, la plupart d’entre eux par nécessité, n’a pas un impact négatif sur le marché de l’emploi, en contribuant à une forme de flexibilisation du marché. Car cette main d’œuvre est, la plupart du temps, prête à tout et flexible en termes d’horaires. Interrogée sur le sujet, Marie-Christine Jaillet reconnaît qu’il peut y avoir un effet de concurrence entre les jeunes et les demandeurs d’emploi : « Ils sont peu exigeants sur leurs droits sociaux, les horaires de travail ou la rémunération parce qu’ils ne considèrent pas que c’est LEUR emploi. Mais ça pèse sur les conditions de travail d’autres strates de la population pour qui se joue tout autre chose. D’ailleurs les postes occupés par les étudiants, c’est autant d’opportunités qui sont fermées pour les autres. » De là à rendre responsables les étudiants d’une dégradation des conditions de travail des salariés, il y a un pas qu’hésitent à franchir les syndicalistes. Pour Serge Cambou de FO, le piège est trop gros pour tomber dedans : « C’est sûr que s’il n’y avait pas les étudiants, il faudrait bien que l’on trouve des gens pour faire le travail. Mais la plupart sont à temps partiel. Donc si on peut leur imputer une petite part du chômage, ils ne sont pas LE problème. » Membre du bureau de la CGT 31, Athena Lartigue rappelle de son côté que les jobs étudiant ont toujours existé et que la précarisation se situe surtout dans des secteurs, comme la construction, où ils sont peu présents. Et si elle finit par concéder qu’ « il y a toujours une tentation par le patronat de monter les salariés les uns contre les autres », elle insiste surtout sur la maturité des étudiants : « Ils savent qu’ils vont rentrer dans le monde du travail. Ce sont les plus mobilisés. Ils ont conscience que ce n’est pas la solution d’accepter n’importe quoi. » Mais les étudiants, comme le concède volontiers Christophe Vidal n’ont pas toujours bonne presse auprès des riverains. Certains d’entre eux se sont même réunis en associations, Droit au Sommeil ou Bien Vivre à Toulouse Centre (BVTC), pour exprimer leur ras-le-bol face « aux nuits blanches, aux terrasses envahissantes et à l’alcoolisation extrême des jeunes ». « Il y a des limites à ne pas franchir. Un étudiant, c’est avant tout quelqu’un qui étudie, rappelle François Pechmeja, président de BVTC. On ne veut pas les fêtes de Bayonne toute l’année. Avant, au Pastis-ô-Maître, on “partageait” plusieurs mètres. Aujourd’hui, c’est pour faire des concours. » Et de fustiger le comportement de certains tenanciers d’établissements de la place Saint-Pierre : « Certains continuent à servir alors qu’il n’y a plus de place en terrasse ou à l’intérieur. Rien d’étonnant ensuite qu’ils empiètent sur l’espace public. » Christophe Vidal est bien conscient de cette réalité. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles l’association Toulouse Nocturne qu’il préside a adopté comme triptyque : Comment concilier une ville qui dort, qui travaille et qui s’amuse ? « Dans un hyper centre aussi réduit que Toulouse, la cohabitation est difficile. Mais il faut prendre cette question très au sérieux si l’on ne veut pas que nos rues se transforment en pissotières et qu’il y ait autant de vols déclarés. » Pour Marie-Christine Jaillet, la difficulté réside dans la confrontation entre des intérêts divergents, avec d’un côté une population mobile, festive et bruyante et d’un autre une population dont les habitudes sont contrariées par le mode de vie estudiantin : « La singularité de Toulouse est que ses universités installent les étudiants dans le centre de la ville. Et c’est une chance car ils le font vivre. Mais il y a un risque qu’il se vide des autres populations et que la mixité et la diversité des statuts soient fragilisées. Il faut donc trouver des règles de vie commune, des modus vivendi. »
Tiers temps et avenir
Du côté de la mairie, Jean-Luc Moudenc sait qu’il ne peut pas se permettre de se mettre à dos son électorat historique. D’où un discours sans ambiguïté : « Il y a certains endroits névralgiques envahis par les étudiants et les comportements excessifs. Cela se traduit par des débordements qui gâchent la tranquillité publique et qui portent atteinte à la qualité de vie d’autrui. » Pas question toutefois pour le premier édile de tourner le dos à la jeunesse. Ou de la parquer, comme il en avait un temps été question, sur l’île du Ramier : « Cela ne marcherait pas car ils ont soif de liberté et aiment la ville. C’est trop éloigné de la mentalité française ». « Il y a une tentation de dédier un certain nombre de lieux aux étudiants, reconnaît Marie-Christine Jaillet. Je ne suis pas sûre que la logique de l’entre-soi soit celle à laquelle aspirent les étudiants. L’intérêt, c’est qu’ils fassent vivre la ville. » Une ville qu’ils ne se contentent pas de faire vivre la nuit selon elle : « Dans l’effervescence de ce qui fait la société, 100 000 étudiants, c’est une capacité d’innovation, d’animation extraordinaire. Les villes étudiantes foisonnent d’initiatives. Avoir des étudiants a permis d’expérimenter des choses comme les Kaps (projet de colocation dans un quartier relié à un projet avec les habitants), les Fablabs ou les Tiers Temps. » Pour Sarra Senouci, la responsable locale d’Animafac, réseau national d’associations étudiantes, leur engagement associatif est aussi pour eux une manière « d’exercer leur citoyenneté, et d’exister dans la ville ». « Il faut considérer l’étudiant comme un acteur qui n’est pas là que pour apprendre et faire la fête, réaffirme Maxime Boyer. Il a un véritable rôle social et économique. » À la TBS, mais c’est aussi le cas dans de nombreuses écoles, les étudiants travaillent beaucoup pour les entreprises, les associations et les collectivités territoriales : « Nous sommes énormément sollicités, témoigne Isabelle Assassi. Nous réalisons un tas d’études, nous produisons des recommandations. Si les étudiants n’étaient pas là, qui le ferait ? Des cabinets de consultants que beaucoup, notamment les ONG, les institutions culturelles, ne pourraient pas se payer. » Arrivé au terme de cette enquête, pas de doute, la jeunesse étudiante est une chance pour la ville. Le simple fait d’avoir posé la question fâcherait presque le sémillant Alain Costes : « C’est un questionnement de bourgeois bien nourris qui ont tendance à ne voir que les aspects négatifs. Mais les villes qui n’ont pas d’étudiants savent très bien pourquoi elles font des pieds et des mains pour en avoir. Regardez Albi : elle renaît depuis qu’il y a Champollion. » Elle a même été classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, serait-on tenté d’ajouter. À moins que cela n’ait rien à voir. Peu importe, car au fond l’essentiel est d’avoir compris, comme le conclut Alain di Crescenzo que « la jeunesse est indispensable pour le futur… mais aussi pour le présent ! »
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