C’est un petit troquet posé à l’angle de deux rues, pas loin de la gare et de l’arche Marengo, entre une haute résidence et une petite maison blanche. Par paresse intellectuelle ou goût du teasing, on résume souvent L’Itinéraire bis au « café toulousain de Mélenchon ». Dans les faits, le patron de la France Insoumise ne représente qu’un 400e des contributeurs à qui appartient le café-resto associatif. Mais sa petite transaction a eu le mérite de marquer les esprits. Dans ce café géré par une dizaine de bénévoles, toute une communauté s’est mise en quête d’un nouveau modèle. « On voulait un lieu qui mette en application nos idées et qui les relaie sur le terrain », explique Romain, la trentaine, l’un des initiateurs du projet. Leurs idées ? « L’inverse du capitalisme. Le but n’est pas de faire de l’argent, mais de créer un lieu utile au quartier et à la ville. Un lieu de partage, de culture et d’éducation populaire. » Pour autant, Romain l’assure, « même si on reste très à gauche, et que le café est fréquenté par le milieu associatif et militant, tout le monde est le bienvenu. On veut faire un vrai travail de quartier, pas cultiver un entre-soi ».
Charognards et croissants au jambon
Derrière lui, au fond de la salle, un sosie approximatif de Renaud travaille son rôle. Perruque platine trop brillante, cernes tracées au crayon, bandana, Perfecto, et pantoufles fatiguées aux pieds, il s’entraîne à trembler. Ce vendredi soir, pas de débat sur le nucléaire ou le logement. On s’apprête à commémorer les 30 ans de la mort (symbolique) de Renaud et de ses idéaux. « Un hommage à ce qu’il était plutôt qu’une critique de l’homme de droite qu’il est devenu », souligne Romain.
Perfecto et pantoufles fatiguées aux pieds, il s’entraîne à trembler.
Alors que sur la petite scène, les balances se terminent, les clients attablés attaquent leurs croissants au jambon. Dans les verres, pas de Coca – « vous comprenez bien pourquoi… ». Et dans les assiettes, que des produits issus de la production artisanale locale. Pour maintenir des prix abordables, l’association rogne sur ses marges. Et en attendant les premiers bénéfices, tout le monde travaille à l’oeil. Sur le bar, une petite cagnotte solidaire bien remplie est destinée à offrir des repas aux SDF du quartier. Le Renaud factice traîne son tremblement et sa carafe de pastis du comptoir au trottoir (depuis 2016, à Toulouse, les cafés associatifs, sans Kbis sont privés de terrasses). Pour préserver de bonnes relations de voisinage, tel un berger, Romain s’assure que ses clients n’empiètent pas sur le trottoir du voisin, celui à la petite maisonnette blanche et au joli jardin. Petit à petit, le café se remplit. De tous âges, tous styles, mais toujours décontractés, ils sont une petite centaine à venir inaugurer le weekend avec du houmous maison et un hommage en chansons.
Gauchos et sosie raté Au programme des réjouissances : oraison funèbre, chant et – « si les voisins sont conciliants » – karaoké géant. Benoît, longue silhouette noire seulement égayée par un bandana rouge, inaugure la soirée avec une oraison funèbre aux accents desprogiens bientôt suivie d’une version guitare-voix des Charognards. En salle comme en cuisine, tous reprennent en chœur l’histoire du braqueur dont la vie et les rêves de fortune s’achèvent au caniveau. Le Médaillon, Miss Maggie, Pourquoi d’abord, J’ai Raté Télé-Foot… D’une voix plus ou moins assurée, les chanteurs d’un soir égrainent le répertoire pré-mortem de l’artiste qu’ils ont tant aimé. Un carnet rempli d’accords de guitare à la main, une jeune femme chante à tue-tête en attendant son heure de gloire. Alors pour se faire entendre, la serveuse doit crier toujours plus fort. Et tandis que le public entonne avec délectation les rimes grivoises de La Jeune fille du Métro, une petite fille blottie dans les bras de son père s’endort. Dans un moment d’accalmie un vieil homme à l’air perdu venu chercher un peu de chaleur humaine entonne du Johnny et récolte des sourires bienveillants.
Sous les escaliers, on a suspendu les albums de Renaud pour que chacun puisse se décider sur sa date de décès. Pour certains il remonte à 88. Pour d’autres à 2016, « le jour où il a donné une interview sur le blog de la préfecture de police de Paris ». Tout tremblotant sur l’estrade, le presque-Renaud promet à « cette bande de gauchos qu’il va [leur] démontrer que Fillon est innocent ». Et d’entonner un morceau de son cru. « Toujours debout / un peu penché / j’ai galloché un flic sur les Champs-Élysées / aujourd’hui c’est le jour de l’infirmière / qui vient purger la sonde urinaire […]. »
En cuisine, dans une tenue à carreaux bigarrés, le cuistot profite d’une baisse de régime pour recopier quelques lignes sur un bout de papier. Il quitte ses fourneaux et assure en chanson que c’est un complot. « C’est sûr qu’il est bien mort. On voit bien que c’est pas lui. Il lui ressemble encore moins que notre sosie ». Le public jubile, chante, rit, enchaîne les déclarations d’amour et de déception. « Les migrants à Calais et l’état d’urgence, ça devrait t’inspirer. Allez, Renaud, mon pote, arrête de déconner ! ».
Et soudain, sans prévenir, à 22h30, Romain siffle la fin de la récré. Les voisins ont envie de dormir. C’est râpé pour le grand karaoké. Les lumières de la scène s’éteignent. Et tandis que quelques irréductibles continuent d’entonner des standards de Renaud, les autres lui rendent un hommage ultime en se rabattant vers le bar
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