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Michel Battle, libre comme l’ère

BOUDU

Michel Battle, pour le jeune artiste que vous étiez, on imagine que 68 a dû être une période exaltante… 

Pas tant que ça finalement. J’avais 22 ans et c’était déjà trop vieux. La révolution, c’était surtout les ouvriers et les étudiants. Je n’étais pas ouvrier et je n’étais plus étudiant depuis qu’on m’avait foutu dehors des Beaux-Arts. Même si j’étais parfaitement en phase avec le refus du travail et de la société de consommation, ça m’agaçait de voir tous ces gens qui se découvraient révolutionnaires du jour au lendemain.

C’est-à-dire ?

Début 67, j’ai passé trois mois au service militaire. On était 40 étudiants. Tous antimilitaristes au début. Et peu à peu les mecs sont devenus fiers de leurs galons et tout aussi militaires que les autres. À mon retour à Toulouse, c’était le même schéma pour la révolution. Des mecs qui n’avaient jamais songé à remettre quoi que ce soit en question et qui pliaient l’échine devant l’État, le patron, les parents, se sont mis à descendre dans la rue le poing levé… Pour moi, les premiers ne valaient pas mieux que les seconds. Ils n’étaient que des suiveurs grégaires. Moi, je ne croyais qu’en la vertu d’un petit nombre.


L’atelier du Cratère


Vous étiez pourtant déjà très à gauche…

Bien sûr. Quand je suis rentré de l’armée, en octobre 1967, Che Guevara venait d’être tué et j’étais effondré. Mais je n’étais ni maoïste, ni anarchiste, ni rien de tout ça. Plutôt un dadaïste révolutionnaire. Je ne voulais pas être encarté. Je ne voulais pas qu’on vienne me dire quoi penser.

Pourtant, quand on demande aux Toulousains qui ont fait 68, de citer un lieu emblématique de l’esprit de l’époque, ils mentionnent spontanément Le Cratère, que vous aviez créé un an auparavant rue Saint-Michel…

C’était le premier lieu alternatif de la ville. Je l’ai créé en 64 avec le comédien Alain Rivière. C’était à la fois mon atelier, un point de convergence pour les arts expérimentaux, et un lieu de spectacles pour la poésie et la musique contemporaine. J’y hébergeais Raymond, un clochard, qui dormait sur place. En face il y avait la soupe populaire, à côté les douches publiques et au-dessus une crèche avec des mômes. On essayait de ne pas faire de bruit à l’heure de la sieste. Par contre, le soir, on s’en donnait à cœur joie. 

Les parents ne pouvaient plus tenir à la niche les jeunes chiens que nous étions. 

Que se passait-il sur place ?

De 64 à 73, on y a accueilli tout ce que Toulouse et ses environs comptaient d’artistes avant-gardistes. Les écrivains Claude Saguet, Serge Pey, Simon Brest. Les comédiens du théâtre Sorano et d’ailleurs. Les peintres et sculpteurs Carlos Pradal, Kablat, Abdon Darbefeuille, Claude Drogrez, Vendelok. Des politiques, des philosophes comme Daniel Bensaïd, et des anarchistes dont certains allaient former Action directe : on connaissait bien Jean-Marc Rouillan. Son père, inspecteur à la Jeunesse et aux sports, assistait parfois à nos manifestations.

Le Cratère était-il un lieu underground ou officiel ?

À l’origine, c’était une annexe de la bibliothèque municipale qui n’ouvrait que deux jours pas semaine. Comme il n’y avait jamais personne, je me suis débrouillé pour obtenir l’autorisation d’y mettre mes tableaux. Peu a peu, j’ai squatté le lieu, organisé des événements, invité des artistes… Comme elles étaient mises devant le fait accompli, les autorités ont régularisé la chose en lui donnant le statut de Centre culturel.

D’où vient le nom « Cratère » ?

C’était un hommage rendu à mon père, réfugié espagnol originaire d’Olot, en Catalogne, une région truffée de volcans. Il est mort alors que j’avais 1 an. Il était anarchiste et ma mère bonne sœur. Elle croyait au petit Jésus, mais mon père était un grand séducteur, et elle ne lui a pas résisté.


Michel Battle

Une affiche conçue en mai 68 pour une pièce de Luc de Goustine interdite par la Préfecture.


À quoi ressemblait la vie culturelle toulousaine à l’époque de la création du Cratère ? 

À Toulouse, pour ce qui est de la culture, tout a changé en 1964. D’abord, c’est l’année de la création du Centre Culturel de la rue Croix-Baragnon, un lieu ouvert sur l’avant-garde qui a bouleversé l’approche artistique de la Ville. Ensuite, c’est le moment où Maurice Sarrazin et le Grenier de Toulouse se sont installés au Sorano. Ces premières années de Sarrazin au Sorano, ça reste un moment très fort. Il a ouvert des perspectives inouïes. C’est grâce à lui, par exemple, que les Toulousains ont découvert la troupe expérimentale et libertaire du Living Theatre en 1969.

C’est aussi autour de 1964 qu’est apparue la galerie phare des années 1960 : L’Atelier, rue des Blanchers. Y exposaient quelques rares Toulousains Kablat, Igon, Marfaing, Jean-Emile Jaurès. J’y ai moi-même exposé tout jeune, en 1968. En plus des Toulousains, on y voyait Debré, Soulages, Schneider, etc. Les grands abstraits du moment. La galerie était animée par Henri Lhong, qui a été nommé plus tard directeur du Sorano et d’Odyssud. Quant à son patron, c’était Claude Valette, le dépositaire des Biscottes Paré, qui a fini magnétiseur et gourou du côté de Gaillac ! Le panorama de cette époque ne serait pas complet si on ne mentionnait pas Michel Roquebert, alors critique d’art de La Dépêche, qui venait d’écrire Citadelles du vertige et commençait son Épopée cathare, et bien sûr Jean Dieuzaide qui avait créé un groupe de photographes actifs dans la région : Le Cercle des XII.

Quid des grands musées ?

L’exposition « Picasso et le théâtre » aux Augustins a été LE grand événement de la décennie à Toulouse. Denis Milhau, le conservateur des Augustins de l’époque, était un ami de Picasso et un proche du parti communiste. Comme je le connaissais un peu et qu’il m’aimait bien, il m’avait invité à participer à l’accrochage. Je me revois ouvrir des caisses qui venaient du monde entier et en sortir des toiles de Picasso… Un des meilleurs souvenirs de ma vie !

Cela paraîtra étonnant aux jeunes Toulousains d’aujourd’hui, mais le Sorano et la rue Croix-Baragnon étaient donc les symboles de la culture d’avant-garde ?

Exactement. La culture des vieux, c’était le Capitole et l’opéra. Et puis, en réalité, le véritable clivage entre les jeunes et les vieux ne s’est pas joué en 1968, mais au début des années 1960, avec l’arrivée du rock. Le rock était pour les adolescents de ma génération le moyen le plus efficace d’étancher leur soif de liberté et de s’affranchir des contraintes familiales. Mais, ironie du sort, il faisait aussi partie de la société de consommation et de l’américanisation de la société. D’ailleurs, les révoltes pré-soixante-huitardes s’opposaient autant à cette américanisation qui allait nous robotiser qu’au travail qui menaçait de nous abrutir. Malgré tout, le rock était une ouverture grand angle à toutes les libertés, au premier rang desquelles la liberté sexuelle. Et les parents ne pouvaient plus tenir à la niche les jeunes chiens que nous étions !

Je me revois encore ouvrir des caisses et en sortir des Picasso. 

Comment avez-vous vécu l’arrivée du rock ?

J’étais encore un enfant quand il est arrivé, et je me suis jeté dedans à corps perdu. J’ai commencé par chanter parce que je ne savais jouer d’aucun instrument, puis je me suis accompagné à la guitare. Je connaissais dix accords. À l’époque, c’était suffisant. On faisait tout à l’énergie. Je me souviens d’un concert de fin d’année dans la cour d’un cinéma de l’allée de Barcelone, qui est aujourd’hui une salle municipale. Ce soir-là je me suis roulé par terre micro à la main en hurlant des trucs en yaourt. Ça a déclenché une hystérie collective et conduit à l’évacuation de la salle par les organisateurs.

Comment les parents réagissaient-ils ?

Les adultes ne comprenaient pas ce qui se passait. Les Blousons noirs inquiétaient autant que les djihadistes aujourd’hui. Au début des années 60, Paris Match avait titré en couverture : « Ces jeunes qui nous font peur », après des incidents au Palais des sports de Paris en marge d’un concert de Vince Taylor où les jeunes des faubourgs et des terrains vagues avaient cassé les fauteuils et généré une énorme bagarre avec la police.

Et à Toulouse ?

Les parents tremblaient aussi. Nos aînés avaient bien commencé à les faire flipper dès la fin des années 1950, surtout le groupe de Ticky Holgado : Ticky James et les Plastiqueurs du rock’n roll. En pleine guerre d’Algérie, avec les plasticages dans les lieux publics, ce nom terrorisait les bourgeois. Plus tard, Ticky est devenu secrétaire de Claude François et de Johnny Hallyday, puis acteur de ciné dans des rôles bonasses avec son accent toulousain à couper au couteau. Ticky, on l’appelait « Poscaï » (« poisson » en parler toulousain), parce que ses lèvres charnues lui donnaient un air amphibien.


Michel Battle

Michel Batlle au printemps 2018, dans son atelier entre Revel et Saint-Ferréol. Photo Sébastien Vaissière


Comment s’appelait votre groupe ?

Mike Batlle et sa Mafia. Je l’ai formé avec des amis du lycée Berthelot. Ce lycée, c’était un peu celui de la dernière chance. On y trouvait des jeunes atypiques comme le futur avocat Jacques Lévy ou René Bouscatel, lui aussi avocat et patron du Stade Toulousain pendant de longues années. Plus tard, avec un ami de toujours, Georges Benaily, on a fait des dizaines de concerts dans les caves de Toulouse et des lieux marginaux squattés où on buvait du Coca. Lui à la batterie, moi à la guitare et au chant. On mélangeait rock, dadaïsme, futurisme et surréalisme.

Si 68 ne vous a pas tant exalté que ça, en définitive, n’est-ce pas parce que vous aviez déjà fait votre révolution avec le rock ?

C’est possible. Dès 1964, j’ai délaissé le rock pour la peinture. Le rock avait permis à une grande partie de la jeunesse de s’extraire d’un seul coup d’une gangue multiséculaire. La grande rupture était consommée. Il était temps de passer à autre chose.

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