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  • BOUDU

Noé Soulier : dancestorming

Corrections – Quartier Saint-Cyprien, à Toulouse. Assis sur les gradins du studio du CDC, Noé Soulier observe les danseurs filer des bribes de Removing. Penché en avant, coudes sur les genoux, il fixe leurs évolutions, marque imperceptiblement de la tête les impacts, les chutes, les demi-tours, les glissades. Duos, trios, quatuors, s’enchaînent à vive allure, puis tout à coup s’arrêtent. Les danseurs marchent vers les bords du studio. L’espace s’ouvre, et c’est une page à écrire. Le silence a succédé aux frottements crissants des baskets sur le plancher. Noé Soulier laisse décanter ses impressions, puis descend sur le plateau pour adresser ses remarques, en anglais et en français, à l’un ou à l’autre. Avec Yumiko Funaya il s’interroge sur la direction d’un mouvement : se tournait-elle vers un angle du fond, le côté de la scène, légèrement vers le public ? Le buste ne penchait-il pas vers un autre point, et, sur le compas des jambes, laquelle supportait l’essentiel du poids ? Conjuguant leurs souvenirs visuels et corporels ils retrouvent la disposition qu’hier encore elle adoptait en terminant la figure. Anna Massoni reprend un saut suivi d’une brusque contraction, deux fois, trois fois, cherchant le cheminement du flux d’énergie, qui part du ventre et y revient après avoir fusé loin du corps une fraction de seconde. Au stade où il en est, à quelque trois semaines de la création de sa pièce, Noé Soulier ne s’inquiète pas de ces corrections de détail, qu’il indique surtout pour ne pas les oublier. Mais la composition d’ensemble, l’architecture dans le temps et dans l’espace qui va relier les variations déjà mises au point, lui échappe encore.


Hypothèse -Il ne réfléchit jamais aussi bien que lorsqu’il se tient debout, au milieu du studio. Regard rivé au sol, sans presque bouger, sans ébaucher aucun geste, il cherche la relance, l’idée qui va faire bouger le point d’arrivée, cet endroit de la route où il est parvenu avec ses interprètes et derrière lequel, pour le moment, il n’y a rien. Dans l’espace de sa tête, il cherche, manipule, déplace les paramètres des mouvements et des gestes, des danseurs, de leur disposition devant des spectateurs pas encore massés sur les gradins. « Et si… on pourrait essayer… ». Chorégraphier, écrire la danse, revient à formuler des hypothèses, intuitions sans fondement que l’on ne peut établir solidement que par l’expérience. L’idée à peine énoncée, les danseurs s’apprêtent à la tester in vivo.

Combinaisons – Noé Soulier a rebattu les cartes et combiné d’une autre façon la suite des solos, duos, trios. Il a aussi redistribué les variations des six danseurs. A partir des mêmes consignes, chacun a écrit la sienne. Mais quand ces phrases dansées passent d’un interprète à l’autre, le jeu devient plus complexe, plus déroutant aussi. Elles se transforment alors très sensiblement : les figures, les déplacements dans l’espace, le rythme peuvent rester inchangés, si Jose Paulo Dos Santos, le Brésilien venu des claquettes, reprend la danse de Nans Pierson, formé à l’Opéra de Paris, un décalage s’introduit dans leur duo, même s’ils interprètent le même enchaînement. Pour Noé Soulier unisson n’est pas mimétisme ni reproduction. Incroyablement plastique, le corps du danseur étend à l’infini son vocabulaire gestuel, mais chacun de ses mouvements reste imprégné du léger accent de sa langue d’origine et du timbre de sa voix propre.

Actions – Ils reprennent, et c’est Noé Soulier qui commence, seul, avec une phrase qui, sans doute, est le premier jet par lequel le danseur-chorégraphe a concrétisé ses idées. Il court, saute, tourne, lance un bras, une jambe, se propulse en arrière d’un sursaut, bondit en avant. Le souffle s’accélère. La cadence, rapide, se maintient. La danse est extravertie, exténuante, en tension et en impulsions, en extensions et en contractions, dans l’accumulation de mouvements contradictoires. En haut, en bas, d’un côté, de l’autre, partout à la fois, c’est un basketteur ou un tennisman à la poursuite d’une balle insaisissable. Un danseur entre, puis un autre et encore un autre. Sans fléchir, le mouvement se poursuit, comme dans une course où l’on jouerait à croire qu’on joue sa vie. Peu à peu, dans le flux battant troué de quelques rares suspenses et ralentis, l’œil identifie des gestes qui pourraient avoir un nom : Jose a lancé l’épaule en avant, entraînant à sa suite tout le corps qui retombe sur une jambe, Nans évite de la hanche un objet invisible qui l’emmène tournoyer un peu plus loin, Anna saute en frappant le vide de la poitrine. Frapper, lancer, éviter, Removing s’est fabriqué à partir de ces actions prosaïques, que tout un chacun accomplit quotidiennement. Des mouvements, qui sont aussi ceux de la survie ou de l’agression, mais dont la finalité reste ici indéterminée. Même s’il n’est pas d’objet à lancer, éviter ou avec lequel frapper, les interprètes engagent totalement leur corps et leur volonté dans le mouvement et son sillage. Le but extérieur au geste, sa motivation psychologique, son apparence même, importent peu, seule compte la façon dont le mouvement surgit, se développe, et ce qu’il entraîne physiquement. Chaque impulsion est ici une pulsion, la danse se nourrit d’une vitalité viscérale qui se dépense dans une certaine jouissance, assouplie, chez certains, d’une pointe de nonchalance.

Mémoire – Il y a quelque chose de sportif dans cette danse qui pousse le corps hors de ses retranchements, lui enjoint d’aller au bout de son intention, plus fort dans l’énergie, plus loin dans le déploiement, plus vite dans l’exécution. À un tel rythme, soutenu des heures durant, les muscles chauffent, les articulations encaissent, jusqu’à la blessure, parfois. La veille, Norbert Pape s’est foulé la cheville. « Légère foulure », rassure-t-il quand on s’inquiète de le voir immobilisé, la jambe prise dans une attelle. La très jeune Mathilde, encore élève au Conservatoire de Paris, le remplace pour quelques jours. Elle ingurgite comme elle peut la complexité des variations, les interférences à négocier avec ses partenaires, et les changements constants d’une chorégraphie en train de se fabriquer. Norbert regarde, consigne à l’ordinateur les combinaisons et les reprises, il tient l’inventaire des matériaux et des enchaînements, la mémoire des méandres et des voies qu’emprunte une œuvre encore indécise.

Au spectateur de poursuivre mentalement un mouvement matériellement invisible à l’œil. Ainsi entre-t-il dans la danse.

Puissance – Les danseurs reprennent une autre séquence de Removing. Le passage s’est construit sur la base d’ébauches de mouvements, de gestes à peine commencés. Saisir mais s’arrêter avant même de lancer le bras en avant, quand c’est l’épaule qui vient de bouger ; vouloir sauter et abandonner quand le corps s’est enfoncé vers le sol et que l’ascension n’est encore que projet. Laissés inaccomplis en l’état d’une intention de faire, les gestes sont pleins de ce qu’ils devraient devenir, mais retiennent. Toute une danse en puissance, non plus dans le sens d’un déploiement de force et de muscle, mais dans celui, précédant l’acte, de l’indéterminé et du possible. Au spectateur de poursuivre mentalement un mouvement matériellement invisible. Ainsi entre-t-il, lui aussi, dans la danse.

Recherche – La session du matin se termine. Serviette, essuyage, gorgée d’eau, massage, les danseurs se regroupent, la tension retombe, les corps se détendent, un bras sous la tête, les jambes allongées. La conversation serpente entre eux, sur une tonalité de basse que vient de temps à autre aiguillonner un rire. L’équipe fait le point, on rappelle les principes à ne pas perdre de vue, les moments à garder, ceux à remettre en action. Chacun apporte son éclairage, son point de vue, le contenu de son expérience. Un an plus tôt, chorégraphe et interprètes s’étaient déjà essayés au travail en commun en donnant une performance pour l’ouverture de la Fondation Vuitton à Paris. Avec Removing ils reprennent le fil de leurs échanges, reforment le cercle de leur dialogue, dans ce qui est d’ores et déjà le « début d’une fidélité » comme le dit Noé Soulier, et qui, peut-être, se transformera en compagnie. Le chorégraphe trouve dans les savoirs de ces danseurs de quoi alimenter ses pensées, ouvrir des voies nouvelles. Dans une pièce précédente, Soulier a mis en œuvre des mouvements jamais vraiment considérés pour eux-mêmes, les « préparations », passages de transition qui, dans la technique classique, permettent au danseur d’adopter une position adaptée à l’exécution d’une figure difficile. Il s’est également penché sur les gestes de mime qui, dans le ballet académique, Lac des cygnes, Giselle, Belle au Bois dormant, relatent l’histoire et les relations psychologiques entre les personnages. Aujourd’hui il met sous sa loupe quelques gestes dynamiques et quotidiens en les isolant de leur habituel contexte d’exécution. Avec ce chorégraphe, les mouvements humains sont un sujet éternellement renouvelé d’étonnement et d’émerveillement.

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