Philippe Perrin, vous avez séjourné dans la Station spatiale internationale avant l’ère des smartphones, de Twitter et de Snapchat. Que vous inspire le séjour spatial ultraconnecté de Thomas Pesquet ? Je me dis qu’il a beaucoup partagé avec le public, mais qu’à trop vouloir communiquer, il a peut-être omis de partager l’essentiel.
L’essentiel ? Être détaché de la Terre est une expérience spirituelle et métaphysique intense. On se dit : « Qu’est-ce-que je fais là ? Que suis-je venu chercher ? Pourquoi cette prise de risque ? Pourquoi avoir laissé sur Terre ceux que j’aime pour faire cette chose-là ? ». Seulement, en règle générale, ces questions ne rencontrent pas l’adhésion du public.
Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? On a longtemps reproché aux astronautes dont la démarche était intimiste ou métaphysique, de faire de l’espace quelque chose d’élitiste. Je crois qu’on ne veut pas de cet élitisme parce qu’il éloigne, alors que l’époque est à la proximité. La société préfère entendre les astronautes dire que, finalement, là-haut c’est comme en bas. Qu’on fait des selfies, qu’on regarde la télé et qu’on photographie le paysage. Parce que de ce fait on a l’impression de partager, on est dans la convivialité. Ce besoin du public m’a frappé pendant tout le vol de Thomas. Besoin de se dire que la Terre et l’espace, c’est pareil. Que Thomas Pesquet est un gars comme tout le monde. Que le monde bouge, mais que ça ne bouleverse rien. Que tout change, mais que rien ne change… un peu comme dans Le Guépard de Visconti.
Le problème n’est donc pas lié à la personnalité de Thomas Pesquet, mais plutôt à l’époque ? Effectivement, ça n’a rien à voir avec Thomas, qui est un garçon très intéressant. En l’écoutant pendant le vol, on avait l’impression que tout allait toujours bien. C’est vrai en partie, parce qu’il a un physique exceptionnel, mais je le connais assez bien pour voir sur les images que ce n’était pas toujours le cas. Mais dans la modernité à l’américaine, il est de bon ton de ne pas avoir peur, de ne pas douter. À l’évidence, on répond toujours aux attentes de l’époque. Actuellement, le public ne veut pas de doute, mais de la réussite. Pas d’exceptionnel, mais de la proximité. Je pense que de la même façon que la société française a voulu un président normal, elle a engendré un spationaute normal.
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S’agit-il pour autant d’une normalisation de l’aventure spatiale ? C’est surtout une normalisation de la communication, voulue par l’Agence spatiale européenne qui, contrairement au CNES, a une volonté de communication très structurée. Les tweets de Thomas, par exemple, étaient écrits au sol, packagés, bien ficelés. La conséquence, c’est l’aseptisation du propos. Je suis persuadé qu’avec le temps, Thomas saura réveiller le Chateaubriand qui est en lui, ce voyageur qui revient et raconte tout, sans rien oublier ni rien travestir. C’est important, surtout pour les plus jeunes.
Pourquoi ? Raconter aux jeunes générations que Thomas Pesquet est normal, ça n’a aucun intérêt. Dire qu’aller dans l’espace comme lui c’est anormal, dangereux, et pas facile, c’est beaucoup plus intéressant. Cela génère à la fois du rêve et du dépassement de soi.
Vous avez mentionné à deux reprises l’américanisation du rapport que les Français entretiennent avec l’espace. Est-ce à dire que chaque peuple regarde le ciel avec des yeux différents ? C’est inévitable. Avant de partir moi-même dans l’espace, je me souviens très bien avoir demandé simultanément à un Américain et à un Russe ce qu’on ressentait une fois là-haut. Le premier m’a répondu : « De loin, la Terre, c’est marrant. Ça ressemble à une carte de géographie. » Et le second a dit : « Ça m’a fait pleurer. » Avec le recul, je crois que c’est lui qui a raison. Je crois qu’il faut savoir pleurer. Et exprimer ce qu’on a au fond de soi.
C’est ce qu’il faut souhaiter à Thomas Pesquet ? Il y viendra naturellement. Avec le temps, la maturité et… la liberté.
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