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  • BOUDU

Pierre Villepreux, la révolution sous les crampons

Pierre Villepreux, c’était comment, le XV de France, en 1968 ? 

Bon enfant. On arrivait deux jours avant la rencontre, on s’entraînait une ou deux fois, et on jouait le match dans la foulée. Les joueurs décidaient seuls du contenu des entraînements, et chacun apportait à la sélection nationale la culture de jeu propre à son club. Moi, comme je m’occupais des lignes arrières au Stade Toulousain, je faisais de même en équipe de France.

Vous aviez 24 ans à l’époque. Le jeu d’évitement, le plaisir, le mouvement, étaient-ils déjà vos marottes ?

Bien sûr. Mes études d’éducation physique m’avaient permis de rencontrer un homme extraordinaire, René Deleplace (enseignant, mathématicien et théoricien du rugby français, ndlr.), et d’assimiler sa méthodologie d’enseignement du jeu. En 68, je passais mon Capes d’Éducation physique, et j’avais une vision déjà claire du sport en général et du rugby en particulier.

Vous étiez donc étudiant à Toulouse en pleine révolution étudiante…

Il y avait une ambiance insurrectionnelle, avec des étudiants qui avaient envahi toutes les facs. On n’était pas contre les occupations, mais pas complètement pour non plus, parce que ça posait des problèmes à ceux qui devaient entrer dans la vie active. Les examens ont été reportés au mois d’octobre, si bien que je me suis retrouvé à bosser mon Capes pendant la tournée d’été en Nouvelle-Zélande !

Quel souvenir gardez-vous du Grand Chelem 68 ?

Un souvenir excellent, même si je n’ai participé qu’au match contre l’Irlande. Fin 1967, pendant un test-match, un Néo-Zélandais m’avait fracassé quatre côtes et la plèvre, et j’avais du mal à m’en remettre.

À l’époque, les joueurs avaient les clefs du camion. 

Un choc à la régulière ?

Disons qu’aujourd’hui, pour un geste similaire (un grand coup de pompe que je reçois alors que je récupère difficilement un ballon à genou), il aurait été expulsé et suspendu avec pertes et fracas.

On dit parfois que le French flair* est né en 1968. C’est vrai ? 

Ce serait oublier un peu vite les générations de rugbymen français qui, comme les frères Boni, jouaient avec cet état d’esprit bien avant nous. Et puis, on ne peut pas dire qu’il y a eu de grandes envolées pendant le Tournoi 68 ! Ce sont les petits exploits individuels qui ont fait la différence. Ça ne nous a pas empêchés de battre tout le monde et de rentrer dans l’histoire. Par contre, la tournée d’été aux Antipodes a consacré le French flair en Nouvelle-Zélande et contribué à la légende du rugby français.

Vous avez pourtant perdu tous vos matchs…

Oui, mais en restant fidèles au French flair qui a enthousiasmé les publics français et néo-zélandais.

Comment est venu le déclic entre le Tournoi et la tournée ?

On a simplement décidé qu’il était temps de jouer autrement.

Simplement décidé ?

Parfaitement. À l’époque les joueurs avaient les clefs du camion. Vouloir, c’était pouvoir.

Pourquoi changer de façon de jouer alors que vous veniez de remporter le Grand Chelem ?

Parce que le résultat n’est pas lié à la manière de jouer. Pas plus, d’ailleurs, qu’à la façon d’enseigner le jeu ou de le concevoir. 

Comment résumer la conception du jeu de ce XV de France de 68 ? 

Refuser de s’emmerder sur le terrain. Entreprendre, jouer et créer les conditions du jeu de mouvement. Il y avait parmi nous des joueurs comme Maso, Trillo ou Dourthe, qui étaient très doués pour ça. On rentrait sur le terrain avec cet esprit-là. On n’avait pas besoin de grands discours. On n’avait pas la conception actuelle de l’entraîneur tout-puissant. On faisait tout au feeling et à l’envie.

50 ans plus tard, la culture du résultat a pris le pas sur le feeling et l’envie… 

La culture du résultat qui s’est imposée dans le rugby pro est liée aux aspirations de ses hommes. Les joueurs ont besoin de résultats pour gagner plus d’argent, les entraîneurs et les présidents pour exister et gagner eux aussi plus d’argent. Cette conjoncture conduit à se soucier du résultat et un peu moins de la manière.

Est-ce irréversible ? 

Non, à condition d’avoir des couilles au cul. Et particulièrement les entraîneurs ! Au Stade Toulousain, je n’ai jamais fait du résultat le nec plus ultra de la réussite. Et si les All Blacks continuent de gagner, c’est d’abord parce qu’ils ne bradent pas la manière. 

*Style de jeu à la française, fait de vitesse et d’improvisation, par opposition à la conception précise et disciplinée des Anglo-Saxons.

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