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BOUDU

Supplément dames – Jacky Hannachi

La tête entre les mains, regard rivé sur le damier, Jacky Hannachi marmonne le calcul de la combinaison qu’il est sur le point de lancer. «-2, -2,-1,-3,-4, et je finis en case 47 ». Six coups plus tard, il se trouve en supériorité numérique avec un pion en dame, avantage décisif en vue de la suite de la partie. Le voilà qui s’extrait du damier et revient à la vie. Il tient à partager son coup, toujours aussi épris de ce jeu qu’il pratique depuis plus de 20 ans à bon niveau et dont il prend plaisir à transmettre le virus aux jeunes : « C’est un univers mental incroyable. Autour, tout disparaît quand on joue. Le décor aussi bien que les problèmes. On est dans un état second, on ne pense plus qu’au déplacement des pions. C’est comme un bras de fer. On sent la force de l’autre. À ceci près que là, c’est de cerveau à cerveau. » Cheveux gris en bataille, veste clouée de pin’s et floquée au verso d’une moto anglaise et du slogan « sex, drugs and rock’n roll », Jacky Hannachi arbore, à 65 ans, un look d’adolescent excentrique. Le jeu de dames n’a pourtant rien d’enfantin. Comme Edgar Poe qui considérait que : « la haute puissance de la réflexion est bien plus activement et plus profitablement exploitée par le modeste jeu de dames que par toute la laborieuse futilité des échecs », Jacky Hannachi se régale de la complexité cachée des dames : « Comme il est facile d’en apprendre les rudiments, les gens pensent qu’ils savent jouer. Or, la plupart du temps, ils ne font que pousser les pions. Il y a autant de différences entre un joueur de dames occasionnel et un averti qu’entre un cycliste du dimanche et un coureur du Tour de France » résume-t-il.


À haut niveau, les parties peuvent durer jusqu’à 5 heures. Comme les échecs, la discipline a ses stars internationales. Baba Sy, prodige sénégalais champion du monde en 1963 et 1964, ou encore l’ancien soviétique Iser Kuperman, septuple champion du monde dans les années 60-70, capable de jouer 20 parties à l’aveugle et de les remporter toutes. Loin d’atteindre le niveau de ces légendes, Jacky Hannachi est néanmoins président de la fédération française de jeu de dames depuis janvier 2020. Une place que ce Toulousain élevé par une mère au foyer, issue d’une famille de réfugiés espagnols, et par un père, maçon, originaire d’Algérie, n’imaginait pas occuper lorsqu’il était jeune. À Bagatelle où il grandit entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, il se souvient ne pas avoir été « un élève modèle ». Heureusement pour l’adolescent qu’il était, il découvre les dames grâce à son père. Et le jeu l’aide à se structurer dans un cadre qui, jusque dans les années 1970, est encore très rural. « À cette époque, il faisait bon vivre à Bagatelle, les générations se côtoyaient. Je me souviens d’un ru bordé de fermes, c’était avant que le Mirail ne sorte de terre », se remémore le joueur.

La méthode Hannachi

Les dames occupent alors une bonne partie de son temps et lui évitent certaines tentations : « Cette passion m’a permis de ne pas trop faire le con. Elle m’a tenu. » reconnaît-il. Comme son père, il devient un « joueur de bistrot ». Quelqu’un qui joue la combinaison, l’enchaînement de quelques coups ; plus qu’une stratégie globale. La vie avançant, il laisse de côté les dames et devient maçon comme son père. Il ne revient à cet amour de jeunesse qu’au début des années 2000. Il a alors 40 ans et s’inscrit au Club Damier Toulousain. Les débuts sont difficiles : « C’est là que je comprends que je ne sais pas jouer » reconnaît-t-il. Il progresse pourtant, après avoir lu une grande partie des livres rangés dans l’armoire du club.


Il propose alors des animations bénévoles dans les écoles. Le succès aidant, il devient salarié à temps plein du club avant de créer celui de Mirepoix-sur-Tarn, où il réside aujourd’hui. Après les écoles, il intervient à la prison de Lavaur, et dans les quartiers populaires toulousains. Il réussit au passage la prouesse d’être le seul en France à vivre du jeu de dames. L’hexagone n’est, en effet, plus ce pays dont les représentants comptent sur le damier mondial comme c’était encore le cas dans les années 1960. La pratique a drastiquement baissé. Tout l’enjeu pour le président de la « Fédé » est donc d’éviter la disparition de ce jeu qui rassemble un peu moins de 800 licenciés en France. Pour cela, la méthode Hannachi axée sur l’animation, fonctionne. En témoigne la réussite de jeunes comme Tanguy Masson, 15 ans, du club de Mirepoix, champion de France cadet en 2018 et 2019, ou encore, aux Izards, d’Aboubacar Daffe, 14 ans, qui a remporté le titre de champion de France en benjamin en 2017. Ces jeunes champions se sont parfois retrouvés à jouer des compétitions en Russie, en Bulgarie où l’engouement pour les dames est très fort. Tanguy Masson a découvert en même temps les dames et Jacky Hannachi, il n’avait alors que 8 ans. Le personnage l’a tout de suite intrigué. Surtout son look qui tranchait avec le cadre scolaire : « Il portait son chapeau noir avec plein de vignettes. Il arrivait à nous captiver, à créer une émulation incroyable avec quelques petits jeux. Après son passage, on n’avait pas envie de revenir en cours. Le temps ne compte pas pour lui lorsqu’il explique les choses ! » Jacky Hannachi considère néanmoins que sa personnalité ne suffit pas à expliquer la passion de ces jeunes pour les dames : « Le jeu permet de progresser très vite en matière de concentration et de raisonnement, et peut captiver tout le monde sans distinction de classe, de genre ni de génération ». Vertus précieuses pour tirer vers le haut les enfants de la prison pour mineurs de Lavaur, où il anime des initiations depuis 12 ans et où ses activités contribuent à freiner les récidives. Les dames y servent de dérivatif autant que de prétexte : « Avec ces jeunes, je lance une partie, et quand par exemple le gars me fait un coup qui ne ressemble à rien, je lui explique qu’il n’a pas réfléchi, et que sur le damier comme dans la vie, un acte irréfléchi peut avoir de graves conséquences ».

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