C’est un trou de verdure en bord de Garonne. Un coin de nature trois fois labellisé. Site d’intérêt communautaire, zone de protection spéciale « Natura 2000 », biotope… Préservées de toute activité humaine depuis près d’un siècle, les ballastières de Braqueville, quatre trous d’eau dans une gravière, se sont transformées en refuge pour les milans noirs et les grenouilles agiles. Paradoxalement, c’est une étonnante pollution qui assure la tranquillité de ce lieu au sud de l’île du Ramier : 5 000 tonnes de nitrocellulose, un composé chimique explosif, reposent dans les étangs artificiels. Durant la Première Guerre mondiale, la Compagnie des poudres et explosifs augmente sa production de nitrocellulose. La substance – aussi appelée coton-poudre – est utilisée pour la fabrication des obus de 75 mm, explosifs puissants qui ne laissent pas de fumée, fierté de l’armée française. Entre 1915 et 1918, jusqu’à 120 tonnes de nitrocellulose sortent chaque jour des usines, sous forme de bandelettes ou de cylindres, et des milliers de tonnes arrivent par bateaux des États-Unis. Après la guerre, la question de l’évacuation des excédents de poudre se pose. Alain Ciekanski, ancien président des Amis de la Terre et ex-conseiller régional, qui a rencontré en 2001 des retraités de la poudrerie, raconte : « Elle n’offrait aucun débouché industriel. Trop instable… Elle n’est inerte que dans l’eau. On a envoyé des employés avec des camions remplis de caisses de munitions. Sans savoir ce qu’elles contenaient, ils se contentaient de faire ce qu’on leur demandait. Juchés sur un radeau, ils balançaient les caisses dans les ballastières ».
Recouvrir ou extraire Et les Toulousains ont oublié. Ou plutôt, ils ont intégré que ces étangs, propriété en alternance de Total et de l’armée, n’étaient pas fréquentables. Jean-Luc Moudenc est catégorique : « Les Toulousains, les élus, les autorités étatiques savent depuis un siècle que ces ballastières existent et ce qu’elles contiennent ». Selon André Savall, professeur de chimie et ex-président du SPPPI (Secrétariat permanent pour la prévention des risques industriels), il y aurait même eu, dans les années 1970, une première dépollution. À l’époque, on ne s’embarrassait pas des considérations écologiques. « On sortait la nitrocellulose, on faisait un grand tas et on craquait une allumette. Ça causait des détonations et des fumées rouges qui inquiétaient le voisinage. »
À l’époque, on ne s’embêtait pas. On sortait la nitrocellulose, on faisait un grand tas et on craquait une allumette. La vraie prise de conscience arrive après la catastrophe d’AZF, quand l’armée, pressée par des associations écologistes et des élus inquiets, admet la présence de nitrocellulose dans les bassins. Lors de la commission d’enquête parlementaire qui suit l’accident, la déclaration du préfet Hubert Fournier sonne comme un aveu d’inaction : « C’est un dossier que je connais bien. […] Environ 45 000 tonnes de nitrocellulose sont dans les ballastières qui appartiennent actuellement à Grande-Paroisse ». Le lendemain, Alain Barafort, adjoint en chef du service de l’environnement industriel de la DRIRE (Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement), confirme aux députés : « Nous avons effectivement été informés en 1999 de la présence probable de nitrocellulose dans quatre ballastières situées au sud de l’usine Grande-Paroisse. […] Des plongeurs spécialisés dans le déminage sont intervenus et nous avons découvert dans trois ballastières la présence de 46 000 tonnes de bandelettes de nitrocellulose. […] L’étude finale évoque deux possibilités de traitement : soit recouvrir l’ensemble des ballastières de matériaux de remblaiement, soit extraire les produits des ballastières et les brûler ».
Un bras de fer s’engage alors avec l’État, entre promesse de dépollution, délais non tenus et silences qui en disent long. En 2002, Philippe Douste-Blazy, alors maire de Toulouse, promet par exemple un traitement des bassins avant 2007 : « Pour créer le cancéropole, il fallait dépolluer l’ensemble du site de l’ONIA. J’ai demandé ce qu’il en étaitpour les ballastières. Tous les experts ont affirmé que c’était sans danger. Comme le risque était nul, nous avons décidé de ne pas procéder à la dépollution ». Jusqu’en 2010, la situation n’évolue pas. La Direction générale de l’armement (DGA) lance alors une opération pilote destinée à séparer la nitrocellulose de la vase et la boue à laquelle elle est mélangée. Entre temps, la quantité de matière présente dans les bassins a été réévaluée à 5 000 tonnes. « En ajoutant les graviers, la vase et le sable, on estime la masse à traiter à 120 000 tonnes », précise Martine Susset, conseillère municipale déléguée à la sécurité civile et prévention des risques majeurs.
Mais la nitrocellulose ne se laisse pas si facilement traiter et il n’est plus question de tout brûler sur place. André Savall a eu accès aux ébauches de solutions envisagées par le ministère de la défense quand il présidait le SPPPI. « Scientifiquement, on peut dépolluer. La solution biologique, effectuée à l’aide de bactéries qui grignoteraient la nitrocellulose, serait la plus douce. Mais ce n’est pas si simple, car il s’agit d’un polymère très compact. C’est une solution idéale mais pas encore viable. » Des études réalisées en laboratoire par un groupement d’industriels à la demande de la DGA en 2013 avancent une autre solution : extraire les poudres en asséchant partiellement les ballastières, les stabiliser dans un mélange de silice et d’eau avant de les transporter vers un site d’incinération. Le compte-rendu de la réunion du SPPPI le 2 juillet 2013 se félicite alors que ce « défi technologique ait été atteint et permette d’envisager le traitement des poudres à l’échelle industrielle dans des conditions de sécurité optimale ». La décision finale doit être prise au début de l’année 2014. « Depuis, nous n’avons plus entendu parler de la préfecture, déplore André Savall. Silence radio. Pour moi, c’est un problème financier. »
Il existe forcément des études. Elles doivent être rendues publiques Sauf que personne n’a envie de parler d’argent. Muette sur ce sujet aussi, l’armée n’a jamais donné de chiffres, et n’a d’ailleurs pas donné suite à nos demandes d’interview. Jean-Luc Moudenc, lui, n’a qu’une certitude : c’est à l’État de payer, puisqu’il a pollué et que le terrain lui appartient. Quant au montant d’une telle entreprise, seul André Savall dévoile des bruits de couloirs, en avançant un chiffre compris entre 50 et 100 millions d’euros. « Mais cela pourrait être plus cher encore car il y a trop d’incertitudes dans le choix de la technique. Ce qui est certain, c’est que le montant ne sera pas inférieur. »
Ça promet Tout le monde s’accorde pourtant sur la nécessité de dépolluer, y compris ceux qui estiment qu’il n’y a pas de danger. Une affaire d’éthique, presque une évidence : une telle quantité d’explosif ne peut rester ainsi au cœur d’une métropole comme Toulouse. Surtout que les conséquences de la présence de nitrocellulose dans ces ballastières ne sont pas claires, et se prêtent à tous les fantasmes. Après plusieurs courriers de Jean-Luc Moudenc restés sans
réponse, Bernard Cazeneuve, à l’occasion d’une visite à Toulouse le 13 janvier 2017, relance le débat en annonçant publiquement une dépollution du site à l’horizon 2022. Dans la foulée, le 3 février, le maire de Toulouse écrit au Premier ministre et au ministre de la Défense Jean-Yves le Drian pour connaître les modalités et le calendrier de la dépollution. Malgré une réponse du chef du gouvernement, le 28 février, il reprend la plume le 7 mars pour obtenir des garanties. Et ne pas laisser le dossier, une nouvelle fois, redescendre de la pile. « L’État y travaille depuis dix ou quinze ans, du moins il le prétend chaque fois qu’on lui pose la question. Il existe forcément des études. Elles doivent être rendues publiques. » L’édile veut toutefois y croire, et s’accroche à la déclaration de Bernard Cazeneuve : « J’ai compris que la dépollution serait commencée ET achevée en 2022. J’espère que le gouvernement ne va pas nous tromper ». Mais Alain Ciekanski est moins optimiste : « Après Douste-Blazy en 2007, c’est Pierre Cohen qui, en 2012, a saisi l’État. Il s’est engagé à dépolluer avant 2015. C’est la troisième fois qu’une telle promesse est faite. Nous n’y croyons plus ».
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