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  • BOUDU

Toulouse, territoire perdu de la poésie

Arrêtez un Toulousain au hasard place Wilson. Demandez-lui quel personnage est représenté par la statue recouverte de pigeons qui trône au centre de la place. Immanquablement, il répondra : le président Wilson. Mancat ! Il s’agit de Pierre Goudouli, le plus grand poète toulousain de langue occitane. Bien qu’anecdotique, la chose est révélatrice de l’étendue de notre ignorance en matière de tradition poétique toulousaine. Pourtant, la prédisposition des locaux pour la poésie ne date pas d’hier. On la fait généralement remonter à 1323, date de la création de l’Académie des jeux floraux, même si les joutes verbales sont une tradition plus ancienne encore. Depuis le XIVe siècle, cette institution (la plus ancienne société savante d’Europe) distingue des poètes d’expression française ou occitane, en leur remettant des fleurs, chaque année au printemps. Une distinction dont Victor-Hugo fut, à 17 ans, l’heureux récipiendaire.

Le mot poésie fait peur. De nos jours, pour être entendue, la poésie a besoin de se cacher et de ne pas dire son nom. Pour la promouvoir, on est obligés de biaiser.

Aujourd’hui, ses membres siègent à l’hôtel d’Assézat, dans un salon renaissance tapissé de portraits peints. Là, dans le tic-tac des pendules et le craquement du parquet, son secrétaire perpétuel, Philippe Dazet-Brun, Béarnais au costume étriqué et à l’esprit large, nous a conté l’histoire de l’Académie : « Les Jeux floraux ont été créés par sept Toulousains, marchands, banquiers, damoiseaux ou hommes de loi. Ce sont des gens qui, après l’humiliation de la croisade des Albigeois, ont trouvé un moyen d’exister par le ressort de la langue. Car si on peut vous prendre votre terre, on ne peut pas voler votre langue. Là réside l’essence de la poésie toulousaine. » Malgré ses efforts, cet idolâtre de René Char ne peut que déplorer la diminution régulière du nombre de textes soumis chaque année à l’Académie. 600 il y a 25 ans. 200 aujourd’hui. Bien sûr, demeurent des motifs de satisfaction, à commencer par la jeunesse de certains lauréats, mais les candidats ne se bousculent plus au portillon, surtout les Toulousains.

Celle-dont-on-ne-doit-pas-dire-le-nom

Incontestable berceau de la poésie toulousaine, l’Académie des jeux floraux n’en a pas l’apanage. Elle partage la vedette avec une autre institution, la Cave Poésie, située rue du Taur, qui oppose à l’aristocratie ventripotente de sa rivale, son inspiration libertaire et soixante-huitarde. Fondée en 1967 par le comédien gersois René Gouzenne, disciple de Jean Vilar, la Cave Po est, avec le Sorano, le plus vieux théâtre de la ville rose, et son premier théâtre de poche. Le lieu est mythique à Toulouse, notamment parce que de nombreux artistes, comme Juliette ou Bernardo Sandoval, ont fait leurs débuts sous sa voûte de briques humides. Aujourd’hui, c’est un lieu fragile qui dépend du soutien des institutions. Situation paradoxale pour un lieu de libertés : « La collectivité se fait un devoir de soutenir un lieu de poésie comme le nôtre. Et en même temps, c’est contradictoire. L’intérêt de la poésie, c’est de faire bouger les gens et les consciences. L’intérêt du politique, c’est que surtout, rien ne bouge », relève Yann Valade, le successeur de René Gouzenne. À cela s’ajoutent désormais la défiance du public à l’égard du mot « poésie ». « Le mot poésie fait peur. De nos jours, pour être entendue, la poésie a besoin de se cacher et de ne pas dire son nom. Pour la promouvoir, on est obligés de biaiser ». En se définissant comme « lieu des littératures en scène », en allant chercher un public nouveau dans les quartiers populaires, la Cave Po essaie de se réinventer sous la figure tutélaire de son président, Serge Pey, en marge des problématiques toulousaines : « La poésie, c’est un pas de côté, un regard sur le monde, et non une question sociéto-toulousaine. »

Dites-le avec des fleurs

Serge Pey, l’incontournable écrivain, poète et universitaire toulousain, chantre de la poésie d’action et lauréat, fin mai, du grand prix de poésie de la Société des gens de lettres, partage l’avis de Yann Valade, et nous adresse, en guise de réponse au questionnement sur l’état de la poésie toulousaine et son enracinement, quelques lignes qui se passent de commentaires : « Pardonnez-moi / mais sachez / qu’il n’y a pas de ville plus poétique que d’autres / ni d’endroits / que la poésie n’existe pas mais que seuls les poètes existent / que l’Académie des jeux floraux n’a rien à voir avec la poésie / mais avec les fleurs […] / que la Cave Poésie porte le nom de poésie dans son nom / et cherche à l’honorer / que parfois elle y parvient […] / que le principal ennemi de la poésie est la poétisation / qu’il n’y a pas de ville propice à la poésie / ni de rue / ni de lieu / car la poésie est sans lieu / et sans temps / mais existe là uniquement où la parole / veut explorer son inconnu. »

toulouse poésie

D’autres poètes toulousains ont plus de mal que Serge Pey à distinguer le sort des poètes et celui de Toulouse. À commencer par Georges Cathalo, critique littéraire et maître de la forme brève : « Toulouse, ville poétique ? Oui, si on se place d’un point de vue subjectif. En revanche, si l’on cherche ce que les édiles et les responsables politiques locaux ont fait pour rendre la poésie accessible et visible, alors là, c’est la sidération ! Ces gens-là ont su trouver les moyens matériels et financiers pour dresser toutes sortes de maisons (judo, pétanque, arts martiaux) et n’ont même pas pensé à bâtir une cabane de la poésie ! » Même refrain chez Michel Baglin, ancien journaliste et fondateur de la revue Texture : « Toulouse abrite une vie poétique, ne serait-ce qu’à travers la mythique Cave Poésie, mais pas forcément plus qu’ailleurs. On aimerait que s’y déroule un grand festival, comme les Voix Vives de Sète, ou même, seulement, tiens, comme dans toutes les grandes villes… un salon du livre digne de ce nom ! »

Dick, Pey, punks

La relève des poètes de la région est au diapason des anciens. C’est le cas d’Aurélia Lassaque, jeune poétesse éditée par Bruno Doucey. Elle qui écrit aussi bien en français qu’en occitan et parcours le monde pour faire entendre sa poésie, déplore que Toulouse manque d’un grand évènement autour de la poésie, et s’amuse de voir qu’une fois de plus, nul n’est prophète en son pays, pas même la poésie en langue occitane : « Il n’y a qu’ici qu’on me demande pourquoi j’écris en occitan. Partout ailleurs en Europe, en Amérique du Sud et même en Inde, les gens connaissent au minimum les troubadours et Frédéric Mistral, grâce au prix Nobel. Ce sont deux grandes références dans le monde… mais pas forcément à Toulouse. »

Preuve du rayonnement de la culture poétique toulousaine dans le monde, la présence dans la région de l’auteur-compositeur néerlandais Dick Annegarn, venu en partie s’installer ici pour profiter de ces bonnes vibrations : « À Toulouse, on a une gouaille qui fait partie de la culture gasconne. On provoque, on rime en improvisant : ce qu’on retrouve dans le slam, les tensons, qui sont des joutes verbales occitanes traditionnelles. C’est en tout cas la théorie de Claude Sicre (Fabulous Trobadors ndlr) quand il dit que le rap vient des troubadours. À l’époque, les gens se mettaient les uns en face des autres sur des bancs, et faisaient des joutes entre bandes aguerries. » Depuis plusieurs années, avec son association Les Amis du Verbe, Dick Annegarn tente de donner corps à l’« oraliture », un genre libéré tout autant de l’atmosphère feutrée des Jeux floraux que de l’obscurité de la Cave Po. De lui donner de l’air aussi, puisqu’il organise cet été des joutes verbales dans les jardins du Capitole. Mais, plus intéressant encore, Dick Annegarn reconnaît à Toulouse une légitimité de ville de la chanson : « Toulouse devrait être la capitale de la chanson, plus que Paris, parce que là-bas, c’est plutôt l’art du cabaret : il n’y a pas toute cette tradition de poésie et de langue : l’occitan était la langue de la littérature, et la littérature française est arrivée après. Et puis il y a la figure de Nougaro, qui a pratiqué une poésie-chanson… » Des propos qui donnent envie de confier à l’auteur de « Bruxelles » les clefs de Toulouse, pour y diffuser la poésie sonore, dont le spectre, promet-il, va « du punk à chien qui hurle jusqu’à Serge Pey ». Vaste programme.

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