Depuis quelques années, l’université danse avec la question de la sélection un tango enfiévré dont la chorégraphie est assez facile à retenir : deux pas en avant, un pas en arrière. Et comme tous ceux qui débutent dans le tango, elle se fait régulièrement écraser les arpions. Qu’elles se résolvent à sélectionner pour trouver une solution à l’afflux de candidats, pallier le manque de moyens ou concurrencer les grandes écoles ; de facto les facs trient. La sélection est pourtant prohibée à l’université. Le Conseil d’État l’a confirmé en février 2016, dans le cadre d’une décision relative à l’accès au master 2. Elle semble pourtant inéluctable si l’on considère les objectifs de taux de réussite au bac sans cesse revus à la hausse, tout comme ceux de l’accès aux études supérieures. À Toulouse, en fac de sciences, le succès de certaines filières conduit à l’organisation de tests de capacité destinés à faciliter l’orientation des nouveaux arrivants. À l’autre bout de la ville, en sciences et techniques des activités sportives (STAPS), c’est un tirage au sort qui détermine qui a le droit d’intégrer la filière et qui est prié d’aller trainer ses Asics ailleurs. Avant d’en arriver là, et de conformer leurs règles d’admission à celles de l’Euro Millions, quatre présidents d’université, dont Bruno Sire, de l’UT1 Capitole, ont lancé, le mois dernier, un S.O.S à leur ministre de tutelle, Najat Vallaud-Belkacem. Leur requête : obtenir des décrets autorisant la sélection des élèves entre la première et la deuxième année de master. Leur menace : ne pas rouvrir certaines filières à la rentrée 2016 s’ils n’obtenaient pas gain de cause. Finalement, 1300 masters ont obtenu le droit de sélectionner, à la grande surprise de ceux qui avaient entendu la ministre de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur déclarer en février dernier à la tribune de l’Assemblée nationale : « La sélection – profondément rétrograde – s’oppose non seulement à la démocratisation, mais elle s’oppose aussi au progrès. »
TRI QUI TUE
Car avant d’être une question d’éducation, d’organisation et d’effectifs, le problème de la sélection à l’université relève avant tout du clivage politique. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer ce qu’en dit la secrétaire départementale des LR, Christine Gennaro-Saint : « Avec la gauche, on est sur un dogme égalitaire. Depuis 2012, ils n’hésitent pas à ponctionner les universités performantes pour renflouer les autres. Il ne faut pas avoir honte de s’attaquer à ce principe d’égalitarisme. Tirer les jeunes vers le haut doit être un principe de vie ! », aux propos de son pendant du parti communiste, Dominique Satgé : « La vraie gauche est opposée à la sélection, parce que si on donne les moyens aux enseignants d’enseigner et aux étudiants d’apprendre, les résultats sont bons. »
Du côté des amphis et des distributeurs de Red Bull, les avis sont comme les frigos des colocations : partagés. Un sondage publié par le magazine L’Étudiant en mars dernier révélait que 57% des étudiants sont à l’aise avec le principe de sélection à l’université. Résultat pondéré par le fait que les étudiants les plus favorables à la sélection sont fatalement les plus diplômés. La nuance laisse de marbre Adrien Liénard, étudiant à Sciences Po Toulouse et secrétaire général du l’Unef (Union nationale des étudiants de France) locale : « On revendique le droit de poursuivre nos études, le droit d’accéder au niveau bac+5. Les pro sélection disent qu’il ne faut pas être trop nombreux en cours pour que la pédagogie soit bonne ? Nous sommes d’accord sur le constat ! Pour permettre la constitution de petits groupes, il ne faut pas de sélection mais davantage de moyens, davantage de profs et de chargés de TD ! »
Même refus catégorique de la sélection, à l’entrée en fac comme à la fin de la première année de master, chez Quentin Spooner, secrétaire général de la Fédération des Association Générales Étudiantes de France (FAGE) : « On n’est pas là pour payer les pots cassés. Plutôt que de sélectionner par le niveau, le hasard ou l’argent, il faut imaginer de nouveaux outils et de nouvelles méthodes permises par le numérique. » L’argument fait écho à celui de Pierre Cohen, à la fois ingénieur en informatique et ancien membre du Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste : « L’inscription dans l’enseignement supérieur est un beau principe, mais le gros risque, c’est qu’avec l’autonomie des universités se pose les questions des ressources, de la masse des étudiants et de la qualité de l’enseignement. Peut-être le numérique et l’enseignement à distance constituent-t-ils une solution ? »
TRI PORTEUR
La FAGE et ses responsables, qui travaillent sur le sujet, promettent des propositions pour bientôt, tout en blâmant d’avance, par la bouche de Quentin Spooner, la tiédeur rétrograde de certains : « Il y a la peur du changement. Quand les présidents menacent de ne pas ouvrir leurs masters, ils entretiennent ce climat de peur. Ils n’ont pas la culture de l’innovation. » Tournons-nous donc vers une personnalité toulousaine qu’on peut accuser de tout, sauf de ne pas incarner la culture de l’innovation : Alain Costes, directeur scientifique de Mapping Consulting, ancien directeur du Laas-CNRS et artisan précoce des liens entre recherche et industrie : « L’enseignement universitaire français est excellent, et je pèse mes mots. Cela étant dit, le boulot de l’université ne se limite pas à la formation des esprits. Il lui faut prendre en compte le fait que ce n’est pas elle qui crée les emplois, mais le marché ! Il lui faut pratiquer une sélection positive, c’est-à-dire une sélection qui guide l’étudiant vers la réussite. » Pierre Vinel, le président de l’université Paul-Sabatier est, lui aussi, favorable à cette sélection positive : « J’ai une appétence pour les filières sélectives. Mais associer la qualité de la formation à la sélection n’est pas forcément juste. Ce qui compte c’est la plus-value de la sélection. Permettre aux plus médiocres d’acquérir des compétences est plus méritoire que de permettre à quelqu’un d’excellent d’approcher l’excellence. » Et Alain Costes d’enfoncer le clou en rappelant que la sélection positive revient aussi à orienter des collégiens et des lycéens vers des filières techniques pour d’autres raisons que celle d’un échec dans la voie générale : « Le monde du travail de demain, fait de technologie et de service, n’a pas seulement besoin de bac + 5 ! Valoriser les filières techniques, c’est retirer des universités une partie des étudiants en errance ! » conclut-il.
Quoique séduisante sur le papier, l’idée d’une adaptation de l’enseignement universitaire au marché du travail ne paraît pas aussi simple que cela à organiser. C’est en tout cas ce que laisse entendre Bernard Monthubert, le prédécesseur de Pierre Vinel : « Une adéquation directe, ça ne marche pas. D’ailleurs, les entreprises ne le demandent pas. Ce qui est important pour les étudiants, c’est d’avoir un certain nombre de compétences qu’ils vont pouvoir utiliser dans plusieurs métiers. C’est central, car les métiers évoluent rapidement, et il est essentiel de pouvoir évoluer aussi vite qu’eux. » Une idée complexe que Bruno Sire résume en une formule lapidaire : « Nous avons la responsabilité de ne pas envoyer les jeunes à Pôle Emploi. »
TRI OF LIFE
Il en est un qui prend moins de gants quand il s’agit de décrire la situation : Philippe Chalmin, professeur d’histoire économique à Paris-Dauphine et défenseur de la sélection : « À Toulouse, vous avez d’un côté l’excellence de la TSE et de l’autre le Mirail, une formidable fabrique à chômeurs, à échecs et à inégalités. Le système est complètement aberrant. Un gamin qui obtient son bac s’inscrit en priorité en classe prépa, ou, deuxième choix, en BTS ou IUT. Et quand il est vraiment trop mauvais, il va en fac. C’est ça qu’ils veulent ? Transformer la fac en une sorte de gigantesque parking où les enseignants n’ont aucune envie d’enseigner, puisque de toute façon leur avancement n’est conditionné qu’à leurs travaux de recherche ? » Sollicité, le président de l’université Jean-Jaurès, Michel Minovez, accaparé le mois dernier par les piquets de grève et le saccage de ses locaux, n’a pas souhaité s’exprimer.
À TOULOUSE, VOUS AVEZ D’UN CÔTÉ L’EXCELLENCE DE TSE ET DE L’AUTRE LE MIRAIL, UNE FORMIDABLE FABRIQUE À CHÔMEURS.
Philippe Chalmin, professeur d’histoire économique à Paris-Dauphine
Joël Etchevarria, directeur de la Toulouse School of Economics, a pour sa part accepté de donner son avis sur la question : « Les pourfendeurs de la non-sélection considèrent que l’université est là pour donner des bases de culture générale. Mais inconsciemment, ce sont les bénéficiaires du système qui le stérilisent. Les sachants font en sorte que les non-sachants n’arrivent jamais à accéder à l’université. Un ami professeur à Jean-Jaurès me disait récemment : “Les gosses de riches, c’est nous qui les avons. Il n’y a qu’eux dont les parents sont capables de payer pour suivre des études qui ne mènent à rien !” À la TSE, l’ensemble de la sélectivité se fait sur les maths, là où le biais culturel est le moins prégnant. C’est la sélection la moins inégalitaire : il faut arriver à sélectionner les gens sur des capacités cognitives et pas sur le fait qu’ils aient eu la chance de voyager pendant leur jeunesse et donc d’apprendre l’anglais. À l’université, ce sont des processus basés sur le niveau général révélé par le dossier. Donc refuser la sélection explicite, c’est accepter la sélection implicite ». Sa solution : s’inspirer du modèle anglo-saxon où les premiers cycles sont plus généraux, et intégrer une dose de sciences humaines dans tous les cursus. Alain
Costes signe des deux mains : « On avait monté, au Laas, un labo qui intégrait des diplômés de sciences humaines. Dans les premières réunions, ils me gonflaient. Et puis j’ai vite constaté qu’ils avaient souvent raison. À force de simplifier, à force de fonder uniquement mes réflexions sur des modèles mathématiques, physiques, géométriques, je me suis rendu compte que je passais à côté de la réalité. De nos jours il faut des sciences humaines partout. »
TRIS ET CHUCHOTEMENTS
Finalement, à quelques exceptions près, les avis sur la sélection convergent vers une idée simple : oui pour la sélection quand il s’agit d’aider les étudiants à s’épanouir et à trouver un job, et non quand il s’agit de masquer le manque de moyens. La clef du problème résiderait donc dans la façon de présenter la sélection aux étudiants plutôt que dans le principe lui même. La chose mettrait presque d’accord Adrien Liénard de L’Unef et Bruno Sire de l’UT1 Capitole. Quand le premier dit : « Si on sélectionne parce qu’on ne peut pas accueillir tout le monde, les étudiants se disent que l’université manque de moyens. Mais si on leur dit que pour avoir un bon diplôme, il faut être formé à 30 personnes et pas à 600, ils se demandent légitimement pourquoi on ne fait pas 20 groupes de 30 ! », le second assure qu’il faut expliquer aux étudiants que la sélection vise avant tout à homogénéiser les groupes : « La sélection permet de former des groupes d’étudiants avec les mêmes acquis, la même capacité de travail et la même motivation. C’est ainsi que la formation est efficace et c’est toute la force des classes préparatoires. Si vous vous retrouvez avec des étudiants de niveaux trop différents, les meilleurs s’ennuieront, les plus mauvais seront en échec et au final, la formation sera médiocre. »
C’est là tout l’enjeu de cette question ardue, qui risque de faire le buzz et d’alimenter longtemps la polémique, même si, dans les couloirs des universités toulousaines, défenseurs et détracteurs de la sélection chuchotent que les jeux sont faits, et qu’elle va s’installer durablement dans les facs. Rien ne dit que cela se fera sans heurts. « S’entendre avec les autres, a dit un jour Groucho Marx, est d’une importance si vitale que je ne comprends pas pourquoi l’université ne consacre pas de vrais cours à ce domaine. » Ce serait une bonne idée que de créer une filière Entente avec les autres… à condition de se mettre d’accord sur les conditions de sélection permettant d’y accéder.
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