Entre Haute-Garonne et Hautes-Pyrénées, le Tour de France passe ce mois-ci par le port de Balès. Ascension rude et vacharde qui, bien que récente dans l'histoire de la course, fait déjà partie de sa légende. Boudu a envoyé un membre de la rédaction gravir le col à vélo pour raconter au mieux son histoire rocambolesque, jouée sur fond d'amitié entre le directeur du Tour Christian Prudhomme et le sénateur local François Fortassin. Un récit mouillé de sueur, englué de bitume et pétri de tout ce qui fait le charme de la Grande Boucle : la montagne, la chaleur, la bonne bouffe, les élus locaux… et les petits arrangements avec la règle.
Bercé par l’Ourse, la rivière glacée qui traverse Mauléon-Barousse, je procède aux derniers réglages de mon vélo. Hauteur de selle, bidon, freins. Devant moi, 20 kilomètres de pente. Derrière, une petite terrasse ombragée où des locaux profitent d’un petit-déjeuner. Rémi, le photographe de Boudu et directeur de course d’un jour, vient de s’acheter une pâtisserie. Premiers coups de pédale. Le départ du col se dessine. Suspendue au-dessus de la route, une banderole annonce la couleur : « Port de Balès : 19 km de bonheur ». 20 bornes d’ascension avec des rampes à 14%. Autant dire que sur mon VTT, même équipé de pneus route, et vêtu d’un maillot de foot, je passe pour un touriste à côté des cyclistes en cuissard, penchés sur des bolides poids plume. Dès Mauléon, petite pente de mise en jambe. François Fortassin apparaît en grand format sur une autre banderole : « François et le Tour de France. Une belle histoire ». « De belles histoires », corrige Christian Prudhomme, patron du Tour, qui nous en narre une bonne à son sujet : « Un truc extraordinaire. En 2014, en pleine étape, on arrive à Mauléon-Barousse en avance sur les coureurs. À droite de la route, un portail s’ouvre. On entre avec la voiture rouge du Tour (celle du directeur, ndlr) et on monte chez la maire, Ginette Barthié. Et là, elle nous offre du porc Noir de Bigorre, du fromage, du foie gras, du vin… On s’installe même une dizaine de minutes pour regarder le Tour… à la télévision !
Et ça, on l’a fait avec Manuel Valls, alors Premier ministre ! François, qui était avec nous dans la voiture, m’avait prévenu qu’on s’arrêterait, mais je ne m’attendais pas à un truc aussi dingue. C’était proprement hallucinant, je n’en revenais pas. » Autour de moi ce matin, ni voiture rouge ni foule en délire, mais la classique fournaise d’un mois de juillet. Rien à voir avec les températures frisquettes du 23 juillet 2007, jour du premier passage du Tour au port de Balès… dans une purée de pois. « On n’a rien vu de l’ascension, pouffe Robert Forasté, successeur de François Fortassin à la mairie de Sarp. Il y avait du brouillard, donc les images des hélicos ne montraient pas grand-chose. » René Marrot, élu local et « bras armé » du sénateur dans la vallée de la Barousse se trouve alors au sommet du Balès et suit cette 15e étape Foix-Loudenvielle à la téloche : « Le brouillard est monté en même temps que les coureurs. Côté vallée d’Oueil (Haute-Garonne), c’était grand ciel bleu ! On était frustrés mais on s’est dit que ça entretiendrait le mystère du port de Balès. » Pour dévoiler le Balès, le Tour reviendra à quatre reprises (2010, 2012, 2014, 2017), et une cinquième fois en cette année 2020, le 5 septembre. En longeant la rivière de l’Ourse de Ferrère, on atteint le village du même nom. Une maison de pierre et son balcon en bois orné de géraniums rouges et roses surplombent l’asphalte. Le cadre, digne d’un poème de Francis Jammes, est propice à la flânerie. Je me laisse happer par l’atmosphère, économisant mes forces pour la suite. « Les coureurs le disent, au pied du Balès, il faut en garder sous la soquette, prévient Noël Pereira, chef de cabinet et chargé de mission auprès de François Fortassin entre 1992 et 2017. Parce que si on se crame dès le départ, on le regrette bien à l’arrivée ! » Grâce à quelques recherches en amont, je sais que les choses sérieuses commenceront à 12 kilomètres du sommet, aux granges de Crouhens. « La Route d’Occitanie (ex-Route du Sud, ndlr) met 19,2km à 6,2%. De notre côté, on réduit à 11,7km (à 7,7%) pour donner un pourcentage plus conforme à la réalité. Les 10 kilomètres de départ sont déjà rudes, mais ça ne donne pas une idée de ce qu’est réellement le Balès », analyse Christian Prudhomme. Je double Rémi, garé sur le bas-côté, aux granges de Crouhens justement. La pente se durcit. 7-8%, si ce n’est 9 ou 10. Un effort d’environ deux kilomètres avant le retour d’un léger faux-plat montant. Ça fait du bien pour récupérer. D’autant qu’aucun spectateur n’est là pour me hurler des encouragements. En guise de supporters, des vaches placides qui me toisent. Rémi, toujours enclin à de petites boutades, en profite pour avaler sa pâtisserie. Le nez dans le guidon, je vois défiler les graffiti à même l’asphalte.
Les « Bardet attaque ! », « GOGOGO ! » ou « Merci Voeckler » pourraient laisser penser que le Balès est un col historique du Tour. Il n’en est rien. « À l’origine, c’était une route forestière utilisée pour l’exploitation de la forêt domaniale de la Barousse », précise Pierre Caubin, directeur de la Route d’Occitanie-La Dépêche du Midi et membre de l’Office national des forêts (ONF). Longtemps, seule la moitié du port de Balès était recouverte de goudron. « Il y avait deux parties, poursuit René Marrot, président de la Communauté de communes Neste-Barousse de 2017 à 2020. La piste forestière dépendant de l’ONF, et le chemin pastoral qui donnait accès aux estives, géré par la commission syndicale de la vallée de la Barousse. » Dans les années 1970, l’idée émerge de prolonger la route. René Marrot se souvient qu’à l’époque, les éleveurs devaient passer par l’autre versant avec les véhicules pour ravitailler les troupeaux en altitude. Seule la vallée d’Oueil disposait d’une route carrossable. Grâce aux revenus tirés de l’exploitation des carrières, la commission syndicale creuse une voie dans la montagne. « Sur le moment, personne ne pensait au Tour. François et moi n’étions pas encore aux affaires », poursuit l’élu désormais retraité. Le tournant intervient dans les années 1980. René Marrot : « François me dit : “On devrait y faire passer le Tour.” Il venait d’être nommé conseiller général (1979). Pour cela, il fallait aménager correctement la piste pastorale, c’est-à-dire la bitumer du refuge de Saoubette jusqu’en haut. » Durant son passage au Conseil général du 65 – de 1979 à 2015, dont 16 ans à la présidence – François Fortassin, épaulé par René Marrot, s’emploiera pleinement à cette tâche. Et le col sera entièrement goudronné dans les années 1980-1990. La route ombragée me ravit. Mes jambes, elles, ramassent. Le Balès est une ascension très irrégulière. Une aubaine pour la Grande Boucle. « Du fait de sa difficulté et son approche, c’est un col qui, d’emblée, a été respecté par les champions », certifie Prudhomme. Les enchaînements de parties abruptes et douces interdisent l’installation d’un rythme de croisière. Passer brusquement de 6 à 12% ? Classique. Entre les kilomètres 11 et 13 ? Servez-nous du 14% ! « François n’a jamais négocié avec les dirigeants du Tour », avance Pascale Péraldi, son ex-assistante parlementaire et conseillère départementale du 65. Christian Prudhomme et lui étaient très proches. « Il ne me demandait jamais rien, il me montrait toujours. C’est tellement plus fort. On s’est magnifiquement entendu. Il m’aimait tellement qu’il est mort un 15 mai comme mon propre père. C’est certainement un hasard, mais j’y vois un signe », s’émeut l’ancien journaliste. « Même s’il a toujours rêvé de faire emprunter le port de Balès au Tour de France, il a travaillé pendant des années au service de tout le territoire », assure Pascale Péraldi, qui siège également au Conseil régional d’Occitanie. Et Christian Prudhomme de compléter : « François savait viscéralement ce qu’était le Tour. La légende sportive, le lien entre les gens… Il adorait ses Pyrénées et la convivialité. Il avait tout ça en lui. » Jusqu’à présent assez rectiligne, la montée dévoile ses premiers lacets. Je me dresse sur mon vélo. Débout sur les pédales, on savoure mieux le point de vue. Le cycliste du dimanche que je suis trouve étonnamment son bonheur dans l’irrégularité du Balès. Des zones plus plates, idéales pour récupérer, s’intercalent entre les rampes raides. La deuxième est carrément euphorisante. Je me relâche dans ce devers d’une dizaine de mètres. À gauche, un petit bâtiment en forme de « L ». Le refuge de Saoubette. C’est ici que le bitume s’arrêtait dans les années 1970. Dans cet édifice montagnard jouxté d’une étable, le sénateur et les élus de la vallée organisaient de grandes fêtes. « De grands repas dans la tradition pastorale. Les bénévoles grillaient des côtelettes et de la ventrèche, sortaient le jambon, le saucisson et le fromage de la Barousse », salive René Marrot.
Le port de Balès m’extirpe sèchement d’un songe dans lequel je me régalais en
compagnie de tous ces bons vivants. Me voilà au pied du mur. Littéralement. Ça monte rude, aux alentours des 10%. J’écrase mes pédales, fort, et atteins un enchaînement de trois lacets. La route sillonne un passage dégagé, semé de fougères et d’arbustes. Le soleil gagne le macadam, jusqu’alors préservé des UV. Plus que quatre bornes. Prochain kilomètre : 9,5% de moyenne. Autant le mur arpenté quelques centaines de mètres auparavant se défendait, autant celui qui arrive en ligne de mire, il a l’air de décaper ! La vue brouillée par l’effort, je crois voir David Moncoutié me doubler à toute allure. « En 2002, on s’est retrouvé avec François à la présentation du Tour à Paris. À cette époque, j’étais dans l’organisation de la Route du Sud. Il nous a proposé une arrivée d’étape au sommet du port de Balès. » Initiative concrétisée un an après. Moncoutié empoche la victoire et devient le premier à franchir le Balès en compétition professionnelle officielle. « L’émotion était là parce qu’enfin des pros empruntaient cet itinéraire, mais aussi parce que François démontrait qu’en termes d’accueil et d’intérêt sportif, ce col était remarquable », détaille l’ancien chef de cabinet de l’élu au Sénat. Et comme la Route du Sud sert de terrain d’expérimentation à la Grande Boucle, le sénateur comprend que son rêve de voir le Balès sur le tracé du Tour est train de se réaliser. Quatre ans plus tard, une fois le versant d’Oueil habillé, le Tour gravit le port de Balès pour la première fois. « Il empruntait une route qui n’existait pas officiellement, puisque forestière et pastorale, et donc partagée entre l’ONF et les Baroussais. On a obtenu des autorisations plus ou moins légales », s’amuse René Marrot. Avant de permettre aux cyclistes d’escalader les 1755 mètres de ce col, il fallait lui dégoter un nom. « Honnêtement, je ne sais pas pourquoi il s’appelle comme ça, reconnaît Robert Forasté. Nous, on le connaît comme le Cardouet. Ils ont certainement trouvé “Balès” plus vendeur. » Ils, ce sont François Fortassin et René Marrot. Ce dernier ne désavoue pas l’édile de Sarp : « Il fallait un bon nom. Pour nous, ça sonnait mieux “port de Balès” que “Cardouet”. Le Cardouet, c’est un cortal (une estive). Et sur ce cortal, il y avait le passage de Balès. » Le mot “port”, qui signifie “col” en gascon, ajoutera la touche finale.
À l’entrée des trois derniers kilomètres, les arbres s’effacent. Splendides panoramas sur les sommets et les estives alentours. Tâchons de ne pas garder la tête dans le guidon : « Le port de Balès c’est étroit et d’un coup, fouah ! C’est dégagé. Il n’y a plus de végétation. On pense arriver au bout mais en fait non. Les rampes sont parmi les plus dures », avertit le directeur de la Grande Boucle. Pas faux. C’est quasiment du 8% tout le long. Et puis le revêtement… à l’image du col : très irrégulier. Un asphalte rêche, rapiécé d’un alliage de goudron et de gravillons, jonché de pierres décrochées des rochers bordant la route, et parsemé de bouses de vache séchées (enfin pas toujours). Bref, un vrai col pyrénéen à l’ancienne. « Pour le revêtement, on ne demande rien, bien au contraire. Surtout dans les montées ! », précise, malicieux, Christian Prudhomme. Moins de deux kilomètres avant le sommet. La route serpente légèrement. Rochers et ravin m’encadrent. Pas de doute, on y est. Un lieu emblématique du port de Balès, là où le Tour 2010 s’est joué. C’est ici, lors de la 15e étape reliant Pamiers à Luchon, que le Luxembourgeois et maillot jaune Andy Schleck déposait tout son monde – hormis l’inoxydable Alexandre Vinokourov – avant de subir un saut de chaîne, lâchement mis à profit par Alberto Contador, qui lui ravira la tunique de leader à l’arrivée. L’incident qui a aussitôt fait entrer le Balès dans la légende de la Grande Boucle. Ce jour-là, l’Espagnol s’est fait conspuer pour son geste antisportif. Qu’importe, il gagna le Tour pour une poignée de secondes, avant de se faire retirer sa victoire en 2012 pour dopage. Mauvais karma, sans doute. « Allez le dernier 1000 ! », me lance Rémi. Franchement, ça devient difficile. Quand on lève la tête pour apercevoir le virage final, on se dit que c’est plutôt 1000 kilomètres qui nous attendent. Dernier lacet, dernière relance en danseuse, les jambes brûlent, le compteur kilométrique défile lentement. Je commence à mouliner. Mais n’est-ce pas le style de Christopher Froome de mouliner par moments ? Il faut s’inspirer des meilleurs non ? Au prix d’ultimes efforts, je devine le bout de la route et franchis la ligne qui marque le sommet du col et la frontière entre Hautes-Pyrénées et Haute-Garonne. Je descends péniblement du vélo et m’arrête devant la stèle en marbre pourpre dédiée au sénateur Fortassin, inaugurée en novembre 2018. Derrière, on aperçoit le nirvana des cyclistes asphyxiés par l’ascension : « Le Petit Refuge », un utilitaire blanc remplis de victuailles, derrière le comptoir duquel se tient Stéphanie. J’y engloutis une boisson fraîche et sucrée en compagnie de Rémi, en tapant la discute avec elle. Le modeste parking du col, point de départ de randonnées, se garnit peu à peu. Tout autour, les cimes des Pyrénées s’offrent au regard. Je me pose un instant dans l’herbe, et jouis de ce paysage en pensant au record de l’ascension du Balès détenu par Thibault Pinot : 11,7 kilomètres avalés en 32 minutes et 52 secondes. J’avale quant à moi une crêpe offerte par Stéphanie en moins de 20 secondes. Record à battre.