Il est né Pujol mais cela fait 40 ans qu’on l’appelle Dougherty. Un surnom glané au verso d’une pochette de disque de Louis Armstrong : « Un des musiciens portait ce nom. J’ai trouvé que ça sonnait bien. Plus tard, j’ai appris que c’était aussi celui du premier mari de Marylin Monroe, ce qui n’était pas pour me déplaire ». C’était au lycée Fermat, au début des années 1980, un temps où n’existaient que deux catégories de lycéens : ceux qui jouaient dans un groupe de rock, et ceux qui frayaient dans leur sillage. Dougherty faisait partie de la première. De groupe en groupe, de cave en cave, de 1980 à 1990, il a contribué à forger la légende de la scène toulousaine de l’époque, brasier incandescent dans lequel se consumaient des centaines de jeunes gens exaltés. D’abord comme membre des Lipstick, puis des Incorruptibles, avant d’enregistrer au studio toulousain Deltour le 45 tours « Moi je doute », édité par le label parisien indépendant Réflexes.
Le disque était alors le graal absolu. Et contrairement à la variété toulousaine qui enchaînait tube sur tube avec Gold, Images et Mader, les groupes rock et punk du coin peinaient à presser des vinyles. Stérilité surprenante au regard de la richesse du terreau. Trente ans plus tard, le grand public se souvient surtout des Ablettes avec Tu verras et Jackie s’en fout. Les nostalgiques du punk et jeunes dénicheurs de pépites citent plutôt Dau Al Set, formation aux 4 albums studio qui tint longtemps la dragée haute à OTH, le groupe montpelliérain devenu l’étendard du punk français.
Ces astres dont la lumière nous parvient encore, même péniblement, éclipsent une myriade de formations aux noms évocateurs : Classé X, Les fils de joie, Vespa Bop, Lipstick, The Shifters etc., dont la production mérite largement l’exhumation, surtout en ces temps de retour en grâce des 80’s.
Et c’est là que Gill Dougherty entre à nouveau en scène. Car non content d’avoir apporté sa pierre à l’édifice rock toulousain, il s’est appliqué, « dès 1980 et sans trop savoir pourquoi », à laisser traîner son dictaphone partout où retentissaient des riffs rocks à Toulouse. Depuis 2012, il égrène ces perles sur une page Facebook sans cesse enrichie de contributions extérieures (photos, billets de concert, coupures de journaux etc.). Ce fonds documentaire inédit narre une histoire jamais ouïe du rock toulousain, et explique en partie le qualificatif de ville « rock » dont elle jouissait jusqu’au milieu des années 90. Il se murmure d’ailleurs dans le mundillo musical toulousain, que certaines de ses pièces intéresseraient la Mairie de Toulouse dans le cadre d’un vaste projet d’archives musicales initié par Hervé Bordier, grand manitou municipal des musiques actuelles…
Premiers riffs de Lipstick dans une cave. Avec Gill Dougherty, Jean Marc Bibron et Olivier Boumendil.
Certains de nos lecteurs souhaiteront sans doute parcourir cet entretien en écoutant du rock toulousain des années 1980. Où peuvent-ils trouver une playlist valable ?
Je leur propose la compilation que j’ai mise en ligne sur reverbnation.com/ToulouseRock80S. On peut y entendre un titre pour chaque groupe, parfois deux. J’ai capté certains de ces morceaux moi-même avec un dictaphone. C’était une machine rudimentaire. Elle enregistrait en mono mais elle le faisait très bien. J’ai des kilomètres de bande de l’époque. J’enregistrais tout, et j’ai commencé dès le début des années 80.
Vous aviez déjà une âme d’archiviste ?
Je ne crois pas. À l’époque le mot d’ordre c’était « I am an anarchist », pas « I am an archiviste » !
C’était comment, les prémices du rock toulousain au début des années 80 ?
On vivait à l’ombre de glorieux aînés. Des groupes précurseurs nés dans les années 1970 comme Banlieue grise ou Taxi Way. Pour nous, c’étaient des vieux qui savaient jouer de la musique. Nous, on était tout le contraire. D’ailleurs, ils ne se gênaient pas pour nous dire qu’on ne savait pas jouer. On s’en fichait. On était au lycée. On misait tout sur l’attitude.
Georges Baux aux manettes du Studio Deltour, l’autre grand studio toulousain des années 80 avec les Condorcet et Polygone de Jacques Bally.
Quel genre d’ambiance régnait dans ce milieu rock lycéen ?
Tout le monde avait un groupe ou connaissait quelqu’un qui jouait. Ça créait une émulation extraordinaire. On se fréquentait tous, on portait de gros badges en plastoc qu’on fabriquait nous-mêmes. On débattait de nos préférences et on se prêtait des disques. On s’arrachait les imports d’Angleterre des SexPistols ou d’autres groupes de ce genre, et tout cela alimentait notre inspiration. Chacun s’engouffrait dans les goûts de l’autre pour améliorer sa connaissance de la musique. Bref, c’était très bon enfant.
Quels étaient les lieux rocks emblématiques ?
Tout se passait dans les caves, les garages, et les cafés. Je me souviens des 3 petits cochons au bout des allées Jean-Jaurès, et surtout du café Soluble, à Saint-Michel. Bien roots comme il faut. Un vrai bar à musiciens ! On y jouait très fort et on y buvait beaucoup de bière. J’y ai entendu tout ce que Toulouse comptait de groupes punks.
Il n’y avait donc pas de rock dans les salles de concert ?
Si, bien sûr. À commencer par le Bikini, évidemment. Le rock toulousain doit tout à Hervé Sansonetto (créateur de la salle, ndlr) et à Radio FMR. On allait aussi à la Halle aux Grains, qu’on appelait encore Palais des Sports. Beaucoup de groupes locaux sont montés sur cette scène. J’ai eu moi-même cette chance. Comme spectateur, je me souviens du groupe toulousain de Paul Personne, Backstage, en première partie de Téléphone.
Les jeunes rockeurs écoutaient donc Téléphone ?
C’était un groupe pour ados. On écoutait ça à la fin des années 70, mais en grandissant on s’est mis à cracher dessus. On préférait des groupes plus punks, comme les Montpelliérains d’OTH, dont les paroles nous parlaient davantage.
Toulouse était-elle aussi punk que rock ?
Des punks, des vrais, en France, il y en a eu surtout à Paris. À Toulouse dans les années 80, on écoutait du punk mais c’était loin d’être le genre dominant. Il y avait Dau Al Set, qui faisait du post-punk… et puis les Bordelais de Camera Silens, qui venaient enregistrer à Toulouse, au studio Deltour. Camera Silens c’était le groupe de Gilles Bertin, le punk qui a braqué la Brinks à Toulouse en 1988, sans aucun coup de feu, avant de passer 28 ans en cavale et de revenir à Toulouse il y a deux ans. Il fait, lui aussi, partie de l’histoire locale du rock. Qu’on soit bien d’accord : je ne l’encense pas comme un héros. Mais l’histoire est belle, et le personnage incontournable.
Vous le fréquentiez ?
Pas à l’époque. Mais le hasard nous a réunis il y a moins d’un an. Il se trouve que j’ai récupéré toutes les bandes du studio Deltour qui, passant au numérique, avait besoin de larguer ses archives. Parmi elles, il y avait la bande huit pistes de Pour la gloire, que Gilles avait enregistré avec Camera Silens. Je l’ai appelé parce que j’ai pensé que ça lui ferait plaisir de l’avoir, au moins pour transmettre à son fils.
Vous citez un grand nombre de groupes. Finalement, quelles étaient, parmi eux, les locomotives du rock toulousain ?
Question piège ! Si j’ai appris une chose en consignant ces archives du rock, c’est que les egos sont exacerbés. Je citerais Classé X, Les fils de joie, Dau Al Set, et bien sûr Les Ablettes. Même s’ils sont de Fumel, ils font partie de l’histoire du rock toulousain. Il est bien difficile de citer tous ceux qui le mériteraient. Il y avait une telle quantité de bons groupes !
Pourquoi ce vivier ?
Dans les années 1970, Toulouse concentrait une quantité folle de groupes de bal. Et dans les groupes de bal on trouve des musiciens extraordinaires qui savent tout faire et tout jouer. Certains, après avoir répété leur Sardou pour le boulot, s’essayaient à composer des morceaux. Ce phénomène a donné des groupes de variété comme Gold, bien sûr, mais aussi semé du rock et du punk un peu partout dans la ville.
Quelques pochettes de 45 et 33 tours de groupes toulousains de l’époque. Une large palette de style musicaux… et vestimentaires.
Justement, comment expliquer qu’aucun de ces bons groupes de rock toulousains n’ait connu une grande carrière nationale à l’image des groupes de variété locaux ?
On peut voir les choses de deux façons. La première consiste à dire qu’en réalité, personne dans le vivier rock toulousain ne méritait vraiment de faire carrière. La seconde prétend que c’est une question de hasards. Si tous ces groupes avaient joué dans des bars de Paris et pas dans ceux de Toulouse, il y aurait eu forcément un producteur pour en lancer un ou deux. À Paris, dans ces années-là, tu tombais forcément un soir de concert sur un producteur éméché qui te disait : « Ok coco, je te veux demain dans mon bureau ». Certaines belles carrières sont nées sur ce genre de coups du sort. À Toulouse, ça n’arrivait pas.
Personnellement, vous regrettez de n’avoir pas fait carrière ?
Cela n’a jamais été mon but. Quand j’ai donné mon premier concert avec Lipstick dans une cave en mars 1980, je faisais ça pour m’amuser, rester libre. Et quand j’ai fait ma dernière apparition sur scène le 12 avril 1990 au Printemps de Bourges, je n’avais pas changé d’état d’esprit. Je travaillais comme informaticien, j’étais père de famille, et surtout, je voulais continuer à jouer et composer ce que je voulais. Certains groupes, comme les Ablettes, ont cessé de faire ce qu’ils voulaient à la minute même où ils ont signé avec une maison de disques. Donc, pour répondre franchement à la question, je n’ai aucun regret.
Classé X en mode Iggy Pop.
De la nostalgie ?
Pour moi, la musique ne s’est jamais arrêtée. Finalement, tu prends du bide, tu perds tes cheveux, mais c’est toujours la même histoire. Ce serait cool de rester jeune, mais jusqu’à présent je ne connais personne qui y soit arrivé. Aujourd’hui, je joue, je compose, je donne des coups de main à des groupes qui se forment, et je continue de mener des projets musicaux de mon côté. Donc, aucune nostalgie.
Pourquoi, dès lors, alimenter depuis 2012 une page Facebook consacrée aux archives du rock toulousain des années 80 ?
Pour que ces archives vivent et nourrissent des projets du présent. Pour que cette énergie brute des 80’s ne s’évanouisse pas et ne disparaisse pas avec notre génération. J’ai créé la page comme ça, sans aucune ambition, et sans imaginer qu’autant de contributeurs viendraient nourrir son contenu. Les gens m’ont envoyé des photos, des affiches, des bandes, des cassettes, des disques à numériser. C’est un travail colossal mais je le fais pour la bonne cause, dans un souci de partage, et pour qu’on évite de dire et d’écrire des conneries sur le sujet.
Des conneries ?
J’ai lu récemment dans la presse rock un article sur ces années-là dans lequel on parlait de la « pauvre scène toulousaine ». Comment peut-on dire ça ? Il faut vraiment être parisien pour écrire un truc pareil
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