Le petit bout de fer et la voiture rouge Je me présente. Je suis un petit rien, une tige d’acier torsadée d’une quinzaine de centimètres de long et de 20 mm de diamètre. J’étais ce qu’on appelle un fer à béton. Petite parenthèse : c’est vers 1900 qu’on a commencé à me mélanger dans les structures en béton. J’en renforçais la rigidité et je les empêchais de prendre feu. J’étais une belle invention une sorte d’ami public Numéro 1 et pourtant en une seconde je suis devenu le cauchemar d’une ville entière.Comment vous dire ? Ce fameux vendredi, tout allait bien, et puis l’instant d’après, l’espace d’un flash, c’est arrivé. Un éclair m’a projeté comme un missile en direction de la ville. On m’a retrouvé presque un kilomètre plus loin dans la cour du lycée professionnel Gallieni, sur le toit d’une voiture. Une R5 rouge.Je suis né loin du Sud-Ouest, il y a presque 100 ans, dans l’un des hauts fourneaux de Lorraine. Les Allemands venaient de perdre la Première Guerre Mondiale et ils devaient rembourser les dégâts qu’ils avaient causés. C’est comme ça que les Alliés les ont obligés à donner à la France les brevets de fabrication des ammonitrates. C’est de l’engrais chimique. Il peut aussi devenir à l’occasion un puissant explosif.
À l’aube des années 1930, on m’a envoyé du coté de Toulouse pour être utilisé dans la construction d’une immense usine chimique. Pourquoi Toulouse ? Eh bien d’abord parce que c’était le plus loin possible des Boches et de leurs canons présumés revanchards. L’autre idée c’est que les grandes plaines, l’eau de la Garonne et le soleil encourageaient les cultures et donc l’engrais. Or, il fallait nourrir la France et sortir les paysans de leur XIXe siècle.
À moi seul, j’étais un confetti, une pièce minuscule d’un puzzle de 70 hectares. Une fois assemblés nous sommes devenus une Cathédrale de la Chimie moderne. On nous a appelé l’ONIA « l’Office National Industriel de l’Azote ». J’ai été précisément utilisé dans la structure d’un immense hangar destiné à stocker les éventuelles boulettes d’ammonitrates, trop grandes ou trop petites. Bref, déclassées. Avant la Seconde Guerre, la ville était encore loin. Pas de rocade ni d’immeubles. Les premiers à aller y habiter seront les ouvriers eux-mêmes, aidés en cela par les programmes immobiliers de leur employeur… Des engrais et du travail. Nous ne voulions que du bien à la ville. Notre idylle a duré 70 ans.
On est donc le 21 septembre 2001. Il est 10h17 et une poignée de secondes. Autour de nous, j’entends des oiseaux et le ronron des voitures sur la rocade créée dans les années 1970. Il fait beau mais perso un truc m’agace. Depuis quelques heures (en fait depuis la veille) je sens comme des picotements dans mes pieds. Ça arrive parfois. Ce sont des impulsions électriques. Les transformateurs ne manquent pas dans le quartier, et depuis jeudi, EDF a des difficultés pour basculer le secteur de l’heure d’été à l’heure d’hiver.
10 heures 17 minutes et 45 secondes. Les chatouillis continuent et il vient de se passer un truc bizarre qui, lui, n’arrive jamais. Je ne rêve pas, je viens d’entendre une petite explosion tout près de moi à l’entrée de mon hangar. Vous l’ai-je déjà dit ? il porte le numéro 221. À cet instant, je l’ignore, mais il me reste exactement 8 secondes de tranquillité.
Il est toujours 10h17. On vient de passer le cap de la cinquantième seconde. Je comprends tout de suite que c’est grave. J’ai juste le temps d’apercevoir une immense boule de feu. À moins qu’il s’agisse d’un éclair. Je ne sais pas bien. En un instant le sol s’ouvre et la gueule aveuglante d’une bête gigantesque surgit du sol. Notre bâtiment était conçu pour résister au temps ou à des chocs extérieurs mais face à un monstre affamé surgi de ses entrailles, il ne pouvait rien.
En une milliseconde, le béton qui nous entoure est pulvérisé. Des blocs entiers s’arrachent de la structure mise à nu. Pour la première fois depuis 70 ans je vois la lumière du jour. La 52e seconde est interminable. Le temps pour moi de comprendre que je ne suis plus que le fragment d’un squelette d’acier martyrisé. Les bras invisibles d’une force herculéenne, brutale et bestiale me tordent et me plient dans tous les sens, jusqu’à me rompre.
Je tournoie dans le vide, une sorte d’hameçon se forme à ma base puis me coupe littéralement en deux. Le souffle infernal m’envoie valser à toute vitesse, en direction non pas du ciel mais de la ville. Ça y est, je pars.
Ça s’est passé en un instant mais je me souviens de tout. Je passe d’abord à la verticale du poste de garde de l’entrée de l’usine. Une jolie demeure façon pavillon des années 1930. J’ai un peu de retard sur mes voisins de béton partis un instant avant moi. Nous formons le pire bombardement qu’une population puisse imaginer. En 1944 les bombardiers américains mettaient un quart d’heure à obtenir le résultat auquel nous parviendrons en quelques secondes.
10h17 et 54 secondes. Je passe déjà au dessus de la rocade pourtant en surplomb de mon bâtiment. Sur ma gauche je vois nettement les caméras d’ASF (Autoroutes du Sud de la France) occupées à surveiller comme d’habitude le flot des voitures à ce croisement des autoroutes de Tarbes et Montpellier et de la Rocade Ouest. Je passe juste dans leur axe. Je me demande encore vingt ans après comment elles ont pu ne pas capter ce cataclysme, elles qui donnent l’alerte au moindre ralentissement et dont les images sont enregistrées en permanence. Au fur et à mesure que j’avance, le paysage sous moi se modifie et se disloque sous l’effet de l’onde de choc. Les magasins Brossette et Darty volent en éclat tout comme le dépôt de bus de la Semvat. Dieu merci je n’ai encore blessé personne. Je suis à une bonne dizaine de mètres du sol. Si je touche quoi que ce soit, je le coupe net, ça ne fait aucun doute.
10h17 et 55 secondes. Je viens de passer la rocade. Je laisse à quelques mètres sous moi des automobilistes en état de choc. Ceux qui arrivent de Montpellier ont tous la partie gauche (et seulement cette partie-là) du visage ensanglantée. Pour ceux qui les croisent, c’est l’inverse. Je perds peu à peu de ma vitesse mais file encore bon train. Autour de moi des blocs de béton continuent leur avancée comme une escadrille de la mort en chemin.
10h17 et 56 secondes. Je suis déjà à 350 mètres de l’épicentre. J’ai à peine le temps d’apercevoir une école d’ingénieurs dévastée que je me dirige tout droit vers le lycée Gallieni. À cette heure-là, les élèves viennent tout juste de rejoindre les salles après la récréation. Un élève d’origine malgache est encore dans la cour. Un bloc de béton le lui fera payer de sa vie. Moi je ne suis toujours pas tombé. Je viens d’être ralenti par un arbuste. Je me trouve désormais à 1,60 m du sol. N’allez pas imaginer que je ne suis plus dangereux. Ma force d’impact reste redoutable. Moi le petit fer à béton qui ne voulait que le bien de l’humanité je peux encore blesser ou tuer un enfant. Je me dirige tout droit vers une fenêtre d’un rez-de-chaussée du bâtiment, quand tout à coup, le miracle, la R5 rouge…. 10h17et 58 secondes. Vous l’ai-je dit ? Ce lycée est un LEP. Un établissement professionnel très coté dans lequel on enseigne les métiers de l’automobile. Je me rapproche trop vite de la R5 rouge. J’en suis à 10m. À mon avis je vais passer au-dessus. Je frôle le toit. J’ai un peu de marge, je dirais deux bons centimètres, mais j’ai oublié un détail. Mon extrémité recourbée comme un hameçon. C’est elle qui arrête ma course folle. L’impact est rude. Je me plante dans le pavillon de la R5 comme la lame d’un ouvre-boîte dans une conserve. C’est très brutal et là je me dis « ça y est c’est fini ». Mais je me trompe… Je vais continuer sur ma lancée et déchirer encore le toit de la R5 rouge comme une vulgaire boite de fer blanc. La plaie béante fait 13 cm. Enfin, je m’arrête. Toute la violence qui vient de se déchainer sur Toulouse est résumée là sur cette voiture. Quelle main du Diable pouvait donc me pousser pour que j’aie encore cette force d’impact après 800 mètres de vol plané ?
Le grondement de l’explosion commence à s’éloigner. Il résonnera longtemps avant d’agoniser puis de se taire définitivement. J’ai juste le temps d’entendre une voix par la fenêtre que je visais « Ne bougez pas les enfants, baissez-vous et ne bougez plus. C’est passé. On va sortir ». On approche enfin de 10 heures et 18 minutes. Toulouse se réveille d’un cauchemar. 8 secondes interminables. La vie va reprendre. L’après AZF commence.
Premier journaliste arrivé sur les lieux de l’explosion avec son confrère cadreur Michel Mézières, Pierre Nicolas a reçu en 2002 un prix international de journalisme pour son reportage. Nous lui avons donné carte blanche pour commémorer les 20 ans de l’explosion.