Spécialiste de la maladie d’Alzheimer, le professeur Bruno Vellas plaide depuis sa première blouse pour une détection précoce du vieillissement en vue de prolonger les années de vie en bonne santé. Depuis 2017, les programmes de l’OMS qu’il supervise au sein du Gérontopôle du CHU de Toulouse visent à retarder la dépendance par un dépistage de masse, et annoncent une ère nouvelle dans laquelle l’âge biologique de l’individu primera sur son âge civil.
Quels objectifs les programmes internationaux que vous menez au Gérontopôle poursuivent-ils ? Ils sont la traduction de nouvelles recommandations de l’OMS qui vont modifier en profondeur la médecine et les façons de penser des médecins. Nous médecins avons appris à attendre que la maladie soit là pour agir. Désormais, on intègre la nécessité de la prévention. Notre système de santé a été créé après la Seconde Guerre Mondiale pour traiter les pathologies aigües de sujets jeunes, comme les infarctus ou les pneumopathies. Il n’est donc pas adapté au vieillissement de la population. Au lieu de se concentrer uniquement sur les maladies, il faut s’intéresser aussi aux fonctions. C’est ce que préconise désormais l’OMS.
Que disent ces nouvelles recommandations ? L’OMS considère que vieillir en santé ce n’est pas ne pas avoir de maladie, mais garder ses fonctions pour continuer à faire ce qu’on aime faire dans la vie. Et quand on continue à faire ce qu’on aime, on garde un rôle et une place dans la société. On est un consommateur, on va au spectacle, au restaurant etc. La médecine jusqu’à présent attendait qu’on ait perdu l’autonomie pour intervenir. Les personnes âgées arrivaient aux urgences après une chute ou un problème de santé, et partaient directement en maison de retraite. Le but de l’OMS c’est de prévenir d’ici 2025, 15 millions de dépendance dans le monde. Cela équivaut à 150 000 en France et 15 000 en Occitanie… Et 15 000 dépendances en moins en Occitanie, c’est 180 maisons de retraite qu’on n’aura pas à construire.
Que faut-il comprendre exactement par « dépendance » ? La meilleure définition que je connaisse est celle qu’en a donnée une thésarde que nous avions avec nous au Gérontopôle. Au début de sa thèse, elle écrit : « Si vous êtes dépendant, ce n’est plus vous qui décidez du moment où vous vous levez, des vêtements que vous allez mettre, de ce que vous allez manger ni même du moment où vous irez faire dix pas dans le couloir. » C’est quelque chose d’atroce. On compte déjà 1,5 million de dépendants en France. Et si on ne fait rien, cela ne cessera de croître. C’est dire l’importance des programmes initiés pour lutter contre la dépendance.
Quel rôle notre région et le Gérontopôle jouent-ils dans ces programmes ? Nous sommes les premiers au monde à avoir mis en place avec l’OMS le programme Icope (Integrated care for older people) en 2019. C’est un programme de soin intégré mondial qui propose à tout senior dès 60 ans de tester régulièrement ses fonctions et de bénéficier d’un accompagnement en cas de baisse de l’une de ces fonctions. Il s’agit de faire en sorte que les personnes robustes ne deviennent pas fragiles, et que les personnes fragiles ne deviennent pas dépendantes. Tout ce qu’on fait à Toulouse sera bientôt élargi au monde entier. Notre Région est donc déjà dans le système de prévention de demain !
Comment ça marche ? L’OMS a identifié six fonctions indispensables : la vue, l’audition, la mémoire, le bien-être psychique, l’état nutritionnel et la mobilité. Icope propose de surveiller ces fonctions pour les maintenir. Pour cela, le CHU de Toulouse a développé une appli mobile et une plateforme en ligne ouvertes gratuitement à tous. Une fois inscrit, on effectue une petite série de tests très simples. Pour la mobilité par exemple, on demande au sujet de se lever cinq fois de sa chaise sans s’aider des bras en moins de 14 secondes. Pour l’humeur, on demande si le sujet a perdu récemment l’envie de faire ce qu’il aime faire d’habitude. Les données arrivent ensuite dans une base sécurisée à l’hôpital. L’appli vous invite à renouveler le test plusieurs fois par an. Quant à ceux qui ne sauraient pas réaliser ce genre de choses via l’application, des professionnels de santé sont rémunérés pour réaliser ces tests auprès d’eux.
Que se passe-t-il quand un test montre qu’une fonction est altérée ? En cas d’anomalie, une infirmière ou un médecin vous contacte. Une fois sur deux on trouve une cause qu’on peut traiter. Et quand on ne trouve pas la cause précise, on élabore une solution en mêlant prise en charge sociale, nutritionnelle et psychologique. Si l’on détecte une petite baisse de mémoire ou une difficulté de mobilité, on propose des ateliers multidomaines à la Cité de la Santé.
Combien de séniors sont inscrits à ce programme ? Nous suivons déjà 12 800 séniors en Occitanie. Notre but est d’en intégrer 200 000 d’ici 2025. Faire connaître le programme est crucial : il ne sera efficace que s’il repose sur de la prévention de masse. Mais ce ne sera pas suffisant. L’autre enjeu, c’est la recherche dans le domaine de la géroscience, dont nous sommes à Toulouse les précurseurs en Europe. On construit en ce moment-même un immeuble à Langlade qui réunira toutes les équipes qui travaillent dans ce domaine. On peut considérer qu’entre la clinique et la recherche cela représente près de 1000 personnes (voir reportage p. 28).
En quoi consiste cette nouvelle géroscience ? Le vieillissement est le principal facteur de risque des pathologies liées au vieillissement. Quand on a plus de 65 ans, on a plus de chances de souffrir d’un cancer, d’une maladie cardio-vasculaire, d’arthrose ou de la maladie d’Alzheimer. Mais jusqu’à aujourd’hui, on considérait que ce facteur n’était pas modifiable, parce qu’on confondait le vieillissement et l’âge civil.
Quelle différence? L’âge civil est une invention de la société. Il ne mesure que le temps qu’on passe sur terre. À 60 ans, on a passé 60 ans sur terre. Soit. Mais si on a 50 ans en Afrique, notre espérance de vie est moindre que si on vit en Europe, où des gens de 80 ans ressemblent à des sexagénaires. Ce qu’on veut travailler maintenant avec la géroscience, c’est l’âge biologique, l’âge réel. Le processus biologique de vieillissement existe, et comme tout processus biologique, il est plus rapide chez certains et plus lent chez d’autres. Le jour où l’on pourra mesurer cet âge biologique, tout changera. Peut-être que dans 20 ans, votre carte vitale donnera votre âge biologique plutôt que votre âge civil.
Où en est la recherche ? Ce que l’on sait, c’est que notre âge biologique est le résultat d’un certain nombre de fonctions. Quand on vieillit, nos cellules vieillissent. Elles fonctionnent moins bien, mais elle fonctionnent. Mais en plus, avec l’âge, notre corps fabrique des cellules toxiques dites sénescentes, qui sécrètent des protéines de l’inflammation. Ce sont ces cellules qui entraînent les pathologies liées à l’âge.
Sommes-nous tous égaux devant ces cellules sénescentes? En fonction de l’existence qu’on a menée et selon son bagage génétique, on aura davantage de cellules sénescentes dans le cerveau, dans le coeur ou dans les genou… Le but de la recherche est de trouver comment mesurer ces cellules in vivo et leur opposer des traitements pour les faire disparaître. À Toulouse, on travaille déjà sur les biomarqueurs de l’âge biologique. Grâce au Conseil régional, on a pu créer une cohorte de 1000 sujets de 20 à 100 ans, dont on étudie les fonctions Icope et la biologie (sang, urine, salive, cheveux, peau, selles) pour travailler sur ces biomarqueurs en recherche fondamentale. Nous étudions également une cohorte de 1600 souris qu’on suit jusqu’à 24 mois, et un poisson dont la courte vie (6 mois) permet de mener des études accélérées.
Peut-on espérer des résultats rapides ? On n’y est pas encore mais cela ira vite parce que le monde entier y travaille. Google a lancé le programme Calico, Amazon a créé également sa société, l’Arabie saoudite, en prévision de la sortie du pétrole, vient de créer une fondation dotée de 20 milliards de dollars pour travailler dans ce secteur. C’est un des domaines de recherche dans lesquels il y a le plus d’investissements. À Toulouse depuis deux ans, nous avions Felipe Sierra, l’ancien directeur de la section biology of aging du gouvernement américain. Il développait avec nous le programme géroscience. C’est lui qui présidera la fondation saoudienne. C’est une mauvaise nouvelle d’un côté parce qu’il quitte Toulouse, mais c’est une très bonne chose parce qu’il connaît bien notre programme, et qu’on va faire des choses ensemble dans le cadre de cette fondation.
Vous mentionnez Google, Amazon… Êtes-vous tentés, au Gérontopôle, par le transhumanisme des Gafam ? On n’est pas du tout là-dedans. On ne considère pas le vieillissement comme une maladie mais comme un phénomène naturel qui peut être anormalement rapide chez certains. On cherche à retarder les pathologies en agissant sur le facteur de risque qu’est le vieillissement.
Que vous inspire le sort réservé aux personnes âgées depuis l’arrivée du Covid, notamment le fait qu’on ait tendance à considérer comme anecdotique le décès des plus de 80 ans ? Il illustre une discrimination liée à l’âge civil qui n’est plus admissible. C’est parce qu’on tolère cette discrimination qu’on a fini par trouver normal que des gens de 80 ou 90 ans meurent du Covid. Pourtant, tout le monde a le droit de vivre, quel que soit son âge. Penser le contraire serait faire peu de cas des individus et surtout de l’âge perçu, sur lequel nous travaillons beaucoup au Gérontopôle.
Qu’est-ce que l’âge perçu ? Nous avons demandé à chaque membre de notre cohorte de 1000 sujets âgés de 20 à 100 ans, s’ils se sentaient plus jeune ou plus vieux que leur âge. Résultat, après 60 ans, les gens se considèrent en moyenne plus de 10 ans plus jeune. À l’inverse, les sujets de 20 à 30 ans se trouvaient tous plus vieux. Donc plus on vieillit, et plus on se considère jeune !
Quelle est la valeur de cet âge perçu ? Il y a des chances pour que l’âge biologique corresponde à cet âge perçu, parce que personne ne connaît mieux son corps que soi-même. On se retrouve donc avec une société qui discrimine les individus âgés, et des individus âgés qui se considèrent plus jeunes. Il faut donc arrêter cette discrimination. On a avancé sur les discriminations en fonction du sexe, de la race, des penchants sexuels. Désormais, il faut qu’on avance sur la discrimination en fonction de l’âge. Cela commence aux États-Unis, où des actions en justice sont menées contre la discrimination liée à l’âge. Le prochain phénomène à la #MeToo, ce sera peut-être celui du grand âge !
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