Ne prévoyez rien en septembre : vous allez passer vos soirées à lire Dickens. L’éditeur gersois Tristram, qui a déjà fait le coup avec Twain, Sterne et Stevenson, publie ces jours-ci une retraduction des Grandes Espérances qui restitue en français une part du génie dickensien jusqu’alors occultée par les traducteurs. C’est ample, épais, puissant et ultra-contemporain. C’est Hugo, Tolstoï, Maupassant et Céline en même temps. C’est une renaissance. Mieux, une résurrection.
Les libraires sont formels : les Français ne lisent plus Dickens. Outre-Atlantique et outre-Manche, cette grande figure de la littérature anglaise du XIXe est pourtant lue, relue et vénérée. De son vivant (1812-1870), ses romans feuilletonnés passionnaient les foules. Quand on ne le lisait pas, on courait de Londres à New York le voir interpréter ses propres textes devant des milliers de personnes, au cours de tournées-marathon dont il revenait exsangue. Depuis lors, ses grands romans (Oliver Twist, David Copperfield, Les Temps Difficiles, De Grandes Espérances…) n’ont pas quitté la culture populaire anglo-saxonne.
LES FRANÇAIS N’ONT JAMAIS LU DICKENS. SURTOUT CEUX QUI L’ONT DÉJÀ LU
Dernier exemple en date : le projet d’adaptation des Grandes Espérances confié par la BBC et la chaîne FX à Steven Knight, créateur de la série Peaky Blinders. C’est la septième fois dans son histoire que la BBC adapte ce roman, le plus court, le plus efficace et le plus célèbre de Dickens. L’histoire du jeune Pip, miséreux changé en gentleman par la grâce d’un bienfaiteur anonyme, orphelin attachant au regard aiguisé sur les tourments humains. Sur le tournage, qui a commencé en douce cet été, les tabloïds ont aperçu Olivia Colman (La reine Elizabeth dans The Crown) et Fionn Whitehead (vu dans Dunkerque de Christopher Nolan et dans Black Mirror).
Comment expliquer, dès lors, que les Français ne partagent pas davantage l’inclination de leurs voisins pour Dickens ? « Les centaines de libraires avec qui nous avons discuté nous ont tous dit la même chose : Dickens est pour eux un auteur majeur, mais il ne se vend presque plus. » rapporte Jean-Hubert-Gailliot, cofondateur avec Sylvie Martigny des éditions Tristram. Pour Jean-Jacques Greif, auteur de la retraduction publiée par l’éditeur gersois, la raison est toute trouvée : les Français n’ont jamais lu Dickens. Surtout ceux qui l’ont déjà lu : « Ceux qui ont lu Dickens en français ne l’ont pas lu, surtout s’ils ont choisi une traduction du XIXe siècle qu’on trouve sur internet. Dans ces textes, Dickens n’y est pas. »
Langage châtié, passé simple, refus d’obstacle, coupes arbitraires et échec dans la traduction des inventions de langage, la liste des griefs de Greif est longue. C’est d’ailleurs pour offrir à ses compatriotes non anglophones le plaisir du texte dickensien, que ce polytechnicien polyglotte, ancien publicitaire devenu journaliste, écrivain et auteur de livres pour enfants, a soumis à Tristram sa traduction des Grandes Espérances.
Déjà auteur chez l’éditeur auscitain de la retraduction de L’île au trésor de Stevenson, il a trouvé sur place une oreille attentive à ses aspirations : « Je voulais que les lecteurs ressentent en français ce que j’éprouve quand je lis le texte en anglais. S’il y a des mots grossiers et que ça m’amuse, je veux lire en français des mots grossiers qui m’amusent. S’il y a des fautes de grammaire en anglais, je veux les retrouver en français. Dickens a inventé un langage pour le personnage de Joe. J’ai essayé de l’inventer à mon tour en français, en m’inspirant de la langue de mes petits-enfants, qui, en apprenant à parler, malmènent la grammaire. » sourit-t-il.
Avec cette retraduction de Dickens, Tristram s’offre pour ses 35 ans un événement littéraire d’envergure nationale. À la clef, peut-être, un succès commercial et critique analogue à celui rencontré en 2012 par les retraductions de Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Succès sans doute pas étranger à la mode des retraductions de classiques actuelle. Tristram, qui doit son nom à La vie est les opinions de Tristram Shandy, roman anglais du XVIIIe siècle de Laurence Sterne qui avait disparu des radars en France avant que Gailliot et Martigny ne s’emploient à le faire retraduire, s’est fait une spécialité de ces explorations de textes étrangers que les Français croient connaître, et dont ils ignorent tout…
Interview
Vous parlez de « résurrection » à propos de cette entreprise de retraduction. Pour ressusciter, il faut mourir. Dickens est-il mort ? Jean-Hubert Gailliot : Le fait qu’il soit si peu lu et qu’on le vende si peu laisse peu d’espoir. Le pronostic vital est engagé.
Votre réaction à la première lecture de la retraduction de Jean-Jacques Greif ? Sylvie. Martigny. : On a compris que Dickens était encore plus grand qu’on imaginait. Il est extrêmement difficile de traduire un texte. a fortiori un grand texte de littérature. Un traducteur est constamment soumis à des injonctions contradictoires : Faut-il coller au texte d’origine au risque de laisser sentir qu’on lit une traduction ? Faut-il être au contraire obsédé par le résultat final dans la langue d’arrivée, au risque de recevoir ce compliment piégé : « On n’a pas l’impression de lire une traduction » ? Au fil des générations, les critères définissant ce que doit être une bonne traduction ont évolué. Un consensus s’établit à chaque époque, qui tire davantage dans un sens ou dans l’autre. Longtemps, l’impératif de bien écrire en français a pris le pas sur la fidélité au texte original.
Le passé simple des précédentes traductions a disparu. Ce temps français du récit est-il devenu un obstacle au plaisir de la lecture ? J.-H.G. : Un texte intégralement traduit au passé simple, avec les imparfaits du subjonctif de rigueur, crée quelque chose d’extrêmement raffiné qui peut nous paraître vieillot aujourd’hui. C’est irréprochable du point de vue de l’Académie française, mais ça ne correspond pas à ce que lit le lecteur anglais. Mais le temps du récit n’explique pas l’intérêt de cette traduction. Ce qui change tout, c’est le langage.
© Matthieu SARTRE
C’est-à-dire ? J.-H.G. : Chez Dickens, comme chez Twain et Stevenson, on a une extraordinaire entreprise de recréation du langage parlé dans l’écrit, à travers les dialogues aussi bien que par la manière dont le récit est formulé. Il n’existe rien de tel dans la littérature française à la même époque. Il faut attendre les années 1930, Céline, Queneau… Conséquence, les traductions en français n’étaient pas conformes au texte original mais à ce que le lecteur français était prêt à accepter. Avant la traduction de Jean-Jacques Greif, jamais les pirates de L’Île au trésor ne s’étaient exprimés en français comme Stevenson les faisait parler, c’est-à-dire comme des pirates ! Jamais le forgeron Joe Gargery ne s’était exprimé comme un homme sans instruction. Jamais, avant la traduction de Bernard Hœpffner, Huckleberry Finn n’avait raconté son histoire en français dans la langue du peuple.
Nous sommes donc passés complètement à côté de ces livres en les lisant dans leurs traductions des XIXe et XXe ? S. M. : Leur grande nouveauté littéraire a souvent été zappée en langue française. Avant la traduction de Bernard Hœpffner, aucun lecteur français non anglophone ne pouvait comprendre pourquoi Huckleberry Finn était considéré comme le premier et peut-être le plus grand livre de l’histoire du roman américain. C’était du moins le point de vue de nombreux écrivains dont Hemingway. C’est pour cela que ces livres ont été cantonnés à des collection de littérature jeunesse. Le lecteur français ne lisait tout simplement pas le bon texte ! De nouvelles traductions étaient donc vitales. Aussi bien pour Twain, Dickens que Stevenson.
Êtes-vous heureux d’avoir permis certaines de ces « traductions vitales » ? S. M. : C’est un grand plaisir d’éditeur de province que de voir son travail payer, et de remettre, dans son pays, un écrivain étranger à sa place. On trouve aujourd’hui des extraits de notre retraduction de Tom Sawyer dans les manuels scolaires. Des passages épouvantablement fautifs en langue française de Huckleberry Finn sont proposés comme exercices aux collégiens. La nouvelle traduction de L’Île au trésor de Stevenson a été choisie par France Culture pour une adaptation en concert-fiction, pour une édition en gros caractères pour les malvoyants et pour un roman graphique qui sortira l’an prochain. On ne peut pas être insensible à cela quand, comme nous, on n’a jamais mis les pieds à l’université !
Certaines traductions anciennes traversent le temps. Qu’ont-elles de plus que les autres ? S. M. : Certaines traversent le temps parce qu’elles ont une force fabuleuse. Et même si petit à petit, elles présentent des limites, elles conservent leur force. L’exemple le plus absolu, et peut-être le plus absurde, c’est la traduction d’Edgar Poe par Baudelaire. On sait que Baudelaire est souvent fautif vis à vis du texte de Poe, mais l’ombre de son génie plane au-dessus de Poe, qui en est presque devenu un écrivain français. Il est culte en France grâce à Baudelaire. Il n’a pas tout à fait le même statut dans le monde anglo-saxon.
Les progrès de l’intelligence artificielle en matière de traduction ont été fulgurants ces dernières années. Imaginez-vous qu’elle concurrence un jour des démarches de retraduction comme la vôtre ? J.-H.G. : Si on parle de littérature comme d’une élaboration esthétique complète au même sens que la peinture ou la musique, je n’y crois pas un instant. Une œuvre littéraire est un processus de condensation de motifs, de langage, de références littéraires, culturelles etc. C’est une capsule de langage et de savoirs, y compris immergés, qui ne peut qu’échapper à la machine.
C’est donc davantage une question de savoir que de sensibilité ? J.-H.G. : Ce que le savoir ignore, la sensibilité le devine. Elle est aussi là pour alerter l’intelligence. Tout cela est combiné, intriqué, indiscernable, et donc hors de portée de la machine. Prenons un traducteur comme Guy Jouvet, qui a traduit Laurence Sterne pour Tristram. Il n’a jamais traduit que cet auteur. Il l’a lu en langue originale toute sa vie. Il a lu tout ce qui a été écrit dessus. Il a lu l’essentiel des livres qui devaient se trouver dans la bibliothèque de Sterne. Autrement dit, il est en mesure de détecter des allusions microscopiques dans le choix d’un mot, dans une assonance, dans un nom, une localisation etc. C’est cette myriade de détails insignifiants qui fait la valeur d’une traduction.
Le lecteur de littérature est donc à tout jamais à l’abri de la machine ? J.-H.G. : L’effet que produit un texte sur nous, c’est ce qui est écrit… et ce qui n’est pas écrit. L’ensemble agit puissamment sur nous. La machine en est incapable.
De Grandes Espérances – Charles Dickens -Trad. Jean-Jacques Greif – Ed. Tristram – En librairie depuis le 28 août 22
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