Le 18 octobre 2012 l’association La Mêlée ouvrait rue d’Aubuisson La Cantine, le premier tiers-lieu toulousain. Depuis, le concept a essaimé en ville comme à la campagne, avec plus ou moins de réussite. Après une décennie de bienveillance, de corbeilles de fruits, de babyfoot et de meet-ups inspirants, les créateurs de ces espaces qui promettaient de changer le travail, en confient les réussites… et les limites.
Ni maison ni bureau, les tiers-lieux restent encore pour beaucoup, y compris pour ceux qui les animent, un concept difficile à définir. Pour Edouard Forzy, à l’origine du premier du genre à avoir ouvert à Toulouse, « c’est avant tout un lieu de rencontres où les gens isolés se retrouvent. Quelque part, cela a remplacé le café ».
Une définition qui, tout en traduisant une certaine réalité, demeure insuffisante pour certains comme Pauline Pichot, chargée de projet Chez Dupont, l’un des derniers espaces de ce type à avoir ouvert dans la Ville rose : « Un tiers lieu n’a pas de définition fixe. C’est une utopie, une expérimentation pour inventer un nouveau modèle, qui vient parfois en friction avec ce qu’on connaît et vient brasser plein de choses sur les plans social, culturel, et des représentations. » Bigre ! Une chose est sûre, les tiers-lieux sont souvent vécus comme des espaces où le travail se mélange à la vie en collectif.
Benoit Lafourcade, qui a créé avec sa compagne en 2016 HarryCow, rue Sainte-Ursule, y voit avant tout un lieu où chacun peut trouver une réponse à ses besoins. « On s’y sent à la fois à la maison et au bureau, sans le côté oppressant de l’entreprise, sans le côté étouffant et distrayant du domicile. »
Dominique Valentin, fondateur de Relais d’Entreprises qui crée des tiers-lieux comme outil d’attractivité des territoires, tente une contextualisation : « Le concept apparu dans les années 1990 aux Etats-Unis, a été popularisé en France par Darwin à Bordeaux ou Les Grands Voisins à Paris, qui se caractérisaient par un foisonnement d’activités et de populations qui n’avaient pas l’habitude de se croiser. Ces hybridations, qui n’avaient jusque-là pas bonne presse, se sont mises à véhiculer une image positive, source de fertilisation croisée et d’effervescence. »
Biz et bien-être
Fabrice Lextrait, président de la Scic des Grandes Tables et cofondateur de la friche de la Belle de mai à Marseille, pense les tiers-lieux au-delà des espaces physiques, en particulier dans le milieu culturel : « Il y a l’idée d’être en labo, de sortir de la logique de consommation de culture, de requestionner la notion de spectacle, d’aller plus loin que “Je vais au spectacle à 20h30, et voilà”. »
Lorsqu’il débarque de Paris, au début des années 2000, Thomas Guillaumot reconnaît qu’il est la caricature du Parigot, tête de veau. « Pour moi, Toulouse, c’était cassoulet-rugby, point barre. » Jusqu’à ce qu’il rencontre Benjamin Böhle-Roitelet, qui l’embarque dans l’aventure Ekito. Comme la vocation première d’Ekito est d’accélérer le développement de startups, le lieu de travail a aussi son importance : « Les locaux, rue Gabriel-Péri, avaient été pensés autour du bien-être et du décloisonnement des bureaux, poursuit celui qui fait aujourd’hui partie du collectif Lune Bleue. L’idée était de faire en sorte que les développeurs se sentent libres, et de réunir les conditions pour créer du “biz”. » Si le projet, avant tout entrepreneurial, se soldera par un échec, l’expérimentation aura marqué les esprits. Sans être toutefois la première du genre.
Quelques années auparavant, sur les conseils de Jean-Paul Lareng, président de l’Agence régionale pour le développement de la société de l’information et fils de l’illustre fondateur du Samu, Edouard Forzy, le président de La Mêlée, a relevé le gant pour se lancer dans l’aventure du tiers-lieu. Soutenu par l’Ardesi, la Caisse des dépôts et la Métropole de Toulouse, il négocie avec l’Enseeiht la possibilité d’occuper une partie de leurs locaux, rue d’Aubuisson, jusque-là voués aux chercheurs. Avant de s’y installer, les pionniers du numérique en Occitanie vont tester le concept dans un local prêté par l’un des adhérents de l’association, boulevard Matabiau.
Il ne s’agit alors que d’une pré-figuration de ce que deviendra La Cantine mais les ingrédients qui en feront le succès sont déjà là. Bertrand d’Armagnac est l’un des premiers à oser s’aventurer dans le long couloir sombre qu’il faut emprunter pour atteindre le loft dans lequel les coworkeurs ont trouvé refuge. Salarié dans l’industrie spatiale, il travaille chez lui, une journée par semaine, sur un projet perso. Las de phosphorer seul dans son coin, il est attiré par cet endroit improbable, où il ne connaît personne, mais dont il perçoit d’emblée une stimulante ambiance de travail.
« Quand on a ouvert La Cantine, on s’est rendu compte du nombre de gens cachés qui avaient besoin d’un endroit pour sortir de chez eux », approuve édouard Forzy. « Voir les autres concentrés sur leur sujet m’a tout de suite inspiré, témoigne Bertrand d’Armagnac. Je les imaginais des projets plein la tête ! Et puis je pouvais discuter avec eux à la pause déjeuner. » Séduit par cette atmosphère propice à la créativité, il suit le mouvement quand La Cantine déménage rue d’Aubuisson. Il y fait la connaissance de ceux qui deviendront les développeurs de l’entreprise qu’il est en train de créer : Stelvision.
« Se côtoyer régulièrement a fait naître naturellement les choses. J’ai commencé à faire appel à eux sous la forme de petites prestations, puis de façon régulière. » Bertrand d’Armagnac n’est pas le seul à avoir trouvé chaussure à son pied dans l’environnement de La Cantine. Chérif Mili, le fondateur de Selfcity, entreprise spécialisée dans le dépannage en plomberie et les installations thermiques, y a par exemple déniché son futur associé, un coworker avec lequel il finit par se trouver suffisamment d’atomes crochus pour tenter le pari de l’entrepreneuriat. Créée dans les murs de La Cantine, l’entreprise continue d’y être hébergée et d’y croître. « Je ne suis pas ici que pour développer mon réseau. Il ne faut pas voir La Cantine comme un club business. C’est avant tout un espace de travail commun avec un fort ancrage local. »
Pulls et frottement
10 ans après l’ouverture, le patron de La Mêlée n’en démord pas : le frottement, il n’y a que ça de vrai : « L’entraide a été très vite une évidence, avec beaucoup d’échanges de services, de troc. C’est en croisant les idées et les compétences que se sont créés des projets. » Et aussi en buvant un coup : « Le bar, c’est l’endroit le plus stratégique de La Cantine, on ne s’appelle pas La Mêlée pour rien ! » Conscient de ne pas avoir le lieu le plus sexy de la ville, même s’il revendique le meilleur emplacement, Edouard Forzy met en revanche en avant un supplément d’âme : « Ici, on ne fait pas que de l’immobilier. Le coworking est un service parmi d’autres. On a voulu rester comme on était. C’est vrai qu’en 10 ans, rien n’a changé. On n’a même pas repeint les murs ! Quand on vient me dire qu’il fait un peu froid, je réponds : « Mets un pull ! » Cela n’empêche pas les coworkeurs professionnels de revenir. Parce qu’il y a une ambiance de partage et de convivialité. »
Chérif Mili, qui a expérimenté d’autres tiers-lieux à Toulouse, approuve : « L’état d’esprit de La Cantine est ce qui le distingue. » Avis partagé par Bertrand d’Armagnac qui n’hésite pas à parler de famille : « On se confie nos problématiques devant un sandwich, on s’épaule. On sent que les gens aiment bien être ensemble. »
Si tous les tiers-lieux toulousains rêvent d’en dire autant, la réalité est toute autre. Le turn-over y est important, sans que cela soit forcément imputable aux équipes qui font souvent le maximum pour rendre les lieux attractifs. Pour Vincent Barrier, le fondateur de Ô Local, le secret de la longévité réside dans les motivations initiales : « Quand les entreprises font le choix en conscience de venir ici, cela se passe bien. En revanche quand les motivations sont purement économiques, les gens s’en vont. »
L’équation économique est pourtant au coeur de sa réflexion lorsqu’il décide de déménager du quartier Saint-Exupéry où il a créé sa boîte d’édition de logiciels. Face à l’impossibilité d’augmenter les revenus de ses 4 salariés, Vincent Barrier décide de faire un effort « pour augmenter leur bien-être. À Saint-Ex, on était sur du bricolage permanent. Au bout d’un moment, ça devenait fatigant. » Après avoir cherché, en vain, une péniche, beaucoup trop chère pour les finances de l’entreprise, il tombe sur l’annonce du 8 impasse Bonnet, où tout est à faire mais « où il y a une belle terrasse en brique ». Comme les locaux sont trop vastes pour son entreprise, il les ouvre à d’autres sociétés.
Ainsi naît Ô Local. Pas question cependant pour celui qui a souvent expérimenté le coworking à l’étranger, « dans des bistrots où le café n’est pas bon, où il fait froid et où l’on a mal au dos », de se transformer en marchand de sommeil. Convaincu que la recherche de convivialité et le bien-être ne doivent pas être réservés aux grands groupes comme Google, il signe une rénovation remarquable où rien n’est laissé au hasard, du choix des matériaux à l’ergonomie du mobilier.
Et pour insuffler une âme au lieu, il ne ménage ni sa peine… ni ceux qui partagent les locaux avec lui ! « étant moi-même physiquement présent sur place, j’ai forcément imprimé le lieu de ma personnalité, de ma manière d’être et de vivre. Ceux qui n’ont pas adhéré se sont exclus d’eux-mêmes. »
Sébastien Hordeaux, lorsqu’il débarque de Normandie dans les années 2000, est également parti de ses propres besoins pour créer Etincelle rue d’Austerlitz : « Vu qu’on n’arrivait pas à trouver de locaux avec un minimum d’âme, on a décidé de l’inventer. L’idée étant de créer un lieu qui nous parle et nous rende service. »
Très vite, il perçoit l’intérêt de réunir dans un même immeuble des entreprises qui n’évoluent pas dans le même domaine d’activité. « Parce que l’informatique était en train de bouleverser les façons de travailler et que cela devenait difficile, pour chaque entreprise, de maintenir en interne les compétences à jour. Alors qu’être dans un endroit où elles se croisent permet d’initier une dynamique collaborative bénéfique à tous. »
Maux de tête et jeux de société
À Étincelle, comme dans tous les tiers-lieux de la ville, on mise donc sur un écosystème de gens susceptibles de travailler de manière ponctuelle ensemble, par projet, plutôt que contractuellement. Pour créer du trafic et favoriser les croisements, des meet-ups, des conférences ouvertes et gratuites dispensées autour d’une compétence, sont organisées, un coffee-shop est ouvert, une permanence avec un expert-comptable mise en place, des afterworks imaginés.
Rien d’étonnant pour Dominique Valentin qui distingue les tiers-lieux d’hybridation, que l’on trouve davantage en milieu rural, les thématiques (voir ici), et les tiers-lieux d’activité où il faut provoquer le destin pour que cela devienne un lieu d’échange : « parce qu’à la base, ils n’appartiennent pas à une communauté. » « C’est vrai qu’il faut créer les conditions du rapprochement », concède Sébastien Hordeaux. Un avis partagé par Sébastien Richard, le directeur du Village by CA, pour qui il faut créer de l’interaction « sinon les habitants (nom donné aux résidents du village) se croisent sans se parler. Les afterworks autour de jeux de société marchent bien pour animer la communauté du village. » Sans toutefois forcer les choses pour Sébastien Hordeaux, pour qui un tiers-lieu doit rester un lieu d’accueil « où l’on vient par envie et non par contrainte ».
C’est aussi comme cela qu’Arnaud Thersiquel et ses 4 jeunes associés imaginent le lieu, At Home, quand ils décident de reprendre en 2015 l’appartement de 200 m2 laissé vacant par Ekito place de la Bourse. Partis dans l’aventure pour réduire les coûts, les premiers meets-up qu’ils organisent rencontrent un succès inespéré. Au point d’être rapidement dépassés par l’engouement suscité par le tout-Toulouse intrigué par ce lieu à l’énergie folle : « Les open spaces, ça n’existait pas ici. C’était nouveau, du coup ça bouillonnait, c’était de la folie ! » Preuve du succès du lieu, les politiques accourent, de Montebourg à Kosciusko-Morizet.
En quelques mois, le lieu est saturé. « Je me souviens que la première remarque de Kosciusko-Morizet lors de sa visite a été : “Il y a trop de monde ici”. Effectivement, on s’est aperçus que les gens avaient mal à la tête à cause du manque de renouvellement d’air. » Sans parler des normes de sécurité qui ne sont, évidemment, pas respectées…
Culte de la croissance
Mais l’essentiel est ailleurs, dans la dynamique, l’innovation et l’envie de grandir. Même si cela s’opère parfois de manière anarchique. « À l’époque, personne ne dirigeait vraiment, on fonctionnait avec des stagiaires, des free-lances. On n’avait pas fait de benchmark, c’était assez libertaire. On défrichait sans avoir de ligne directrice mais avec une très forte intensité. Et surtout avec l’obsession d’agrandir la communauté. On était dans le culte de la croissance. »
Pour « faire plus », At Home migre dès décembre 2015, rue des Marchands dans un local de 900 m² avec toujours le même credo : travailler dur sans se prendre au sérieux, s’entraider entre entrepreneurs et surtout ne pas oublier de s’amuser. Le symbole de cette période ? La trottinette sur laquelle les fondateurs d’At Home adorent se balader dans les locaux.
L’appétit venant en mangeant, At Home continue à saisir les opportunités, ici dans les locaux de la Caisse d’Épargne rue du Languedoc, là à Paris pour accompagner les projets de la communauté à la Capitale, jusqu’à répondre à (et remporter) l’appel à manifestation d’intérêt lancé par la Région sur le site de Montaudran. Sinon qu’en prenant la gestion d’un lieu de 5000 m² au cahier des charges beaucoup plus complexe, la structuration est indispensable.
Au détriment de la philosophie initiale ? « C’est sûr qu’en grossissant, c’est plus difficile de maintenir l’esprit originel, concède Arnaud Thersiquel qui a pris du recul depuis un an et demi, tout en restant associé au projet. Mais il me semble que l’on a réussi à maintenir une certaine continuité. »
Eunate Mayor, qui a rejoint l’équipe lors de l’installation d’At Home à La Cité avant d’en prendre la direction générale en binôme avec Anne-Sophie Icard, ne veut pas tourner le dos au passé… même si elle a avant tout une boîte à faire tourner. « At Home, aujourd’hui, c’est plus une entreprise qu’un tiers-lieu. Mais on fait en sorte que ce qui a fait sa force se perpétue : notre communauté, l’esprit d’entraide, la bienveillance. Les entreprises restent parce qu’elles trouvent toujours ici une solution à leurs problèmes, quelqu’un pour les aider, soit dans l’écosystème, soit parmi l’équipe d’At Home. Même si on a mis en place beaucoup de process de gestion, on reste à l’écoute. »
Olivier Blanchard, le fondateur de Parentissime, qui a rejoint At Home il y a deux ans après avoir connu une première expérience au Village by CA confirme. « Ce que je trouve intéressant, c’est d’être dans un lieu pour les entrepreneurs et pensé par les entrepreneurs. » S’il reconnaît ne pas être insensible à la présence d’une tireuse à bière dans la cafet, il n’oublie pas pourquoi il a poussé la porte du site de Compans. « Pour faire partie d’une communauté et grandir avec elle. Car l’intérêt d’un tel lieu est dans le fait de rencontrer des gens qui sont confrontés aux mêmes problématiques. Par exemple quand j’ai décidé d’ouvrir le capital de ma boîte pour faire entrer mon associé, c’est directement auprès des coworkeurs d’At Home que j’ai obtenu les bons conseils. » La vision romantique du tiers-lieu, en revanche, a vécu : « L’idée initiale qui consistait à dire que l’on était sur un lieu hybride, ni la maison, ni le travail a vécu. Aujourd’hui, At Home, c’est mon bureau. Même si ces lieux se prêtent bien à la flexibilité demandée par le travail. »
Forcés de grossir
Pour Benoit Lafourcade, c’est même l’atout principal de ces structures. « Chez HarryCow, on accompagne l’entreprise dans son développement. Au démarrage, on la voit apparaître dans les espaces de coworking. Puis dès qu’elle commence à avoir du business elle prend un poste. Puis un bureau fermé. » Un schéma standard qui s’est amplifié avec la crise du Covid-19 et la nécessité pour les entreprises d’intégrer le télétravail dans leur organisation. « Les PME s’interrogent sur leur modèle et leur façon de penser les locaux, poursuit le fondateur de HarryCow. Une de mes connaissances dirige une boîte de 20 salariés qui a des locaux neufs de 350 m2 hyper bien équipés. Avec les deux jours de télétravail hebdomadaires, les locaux sont vides les 3/4 du temps. On risque d’aller vers de la mutualisation, y compris pour de grandes boîtes. » Ce qui suppose, pour les opérateurs d’avoir atteint une taille critique. Car l’équation économique est tout sauf simple.
À Étincelle, Sébastien Hordeaux estime ne pas avoir eu d’autre choix que celui de grossir… sans perdre de vue la nécessité de conserver l’âme du lieu : « On n’a pas voulu aller au-delà de 500 m² sur un même lieu parce que sinon, on ne travaille plus avec, mais à côté. C’est important de connaître la personne que l’on croise à la machine à café. »
Vincent Barrier d’Ô Local abonde : « On a toujours cherché à grossir par peur d’être trop petit. Et de mourir. Parce qu’il y en a plein qui ont disparu faute d’avoir atteint la taille suffisante. Pourtant j’ai bien conscience que plus on a grossi, plus on a régressé en termes de vivre ensemble. Au début, par exemple, l’équipe n’avait pas à vider la poubelle. Alors qu’aujourd’hui…»
La taille n’a pas été un problème pour Rémi Demersseman-Pradel, le fondateur du Lab’Oïkos. Lorsqu’il décide de reprendre le garage Renault place Saint-Aubin pour en faire « un lieu totem de la RSE », il imagine alors Toulouse comme la base arrière d’un développement à l’international. « L’idée était d’acheter des premiers lieux, de les aménager, puis de lever des fonds et d’en créer 200 dans le monde. Une façon de faire de l’influence autour de l’idée de performance globale. »
Fric et vertu
Sauf que le Covid est passé par là, obligeant l’ancien dirigeant de la Part des anges, à réduire considérablement la voilure. « On a connu l’enfer. Aujourd’hui, le Lab’Oikos est sauvé, la structure est rentable, elle a 15 ans pour rembourser ses dettes. Mais c’est sûr que l’on n’est pas là pour faire du fric. » Sans compter que les tiers-lieux ont été rattrapés par la réalité de l’époque : « On est devenus un lieu de consommation comme un autre, lâche, un peu dépité, Vincent Barrier. Alors forcément, quand tu dois faire rentrer des gens pour continuer à exister, tu prends le risque de perdre un peu l’âme du lieu… »
Dominique Valentin, qui considère que l’immobilier de travail va complètement se repenser, est inquiet pour l’avenir des indépendants qu’il estime menacé par la concurrence des grands groupes. « On va vers une logique de concentration, avec des mutualisations pour s’affranchir de la problématique de la masse salariale parce qu’un équivalent temps plein pour 400 m², ce n’est pas possible. » Et ce d’autant que la concurrence est bien réelle entre les structures, même si personne n’est très à l’aise pour en parler. « Oui, elle existe, admet Sébastien Hordeaux. C’est d’ailleurs dommage que nos activités très prenantes ne nous laissent pas le temps d’échanger. »
Notamment autour de la question fatidique : les tiers-lieux sont-ils une véritable innovation sociale ? Convaincu que cela reste un bon endroit pour réfléchir et discuter, Vincent Barrier refuse de les voir comme des lieux plus vertueux : « Le tout partagé, c’est dur. D’ailleurs, il y a des mouvements aux US où l’on recloisonne. À Ô Local, il se passe des choses intéressantes sinon je ne continuerais pas. À certains égards, on peut même parler d’une famille. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle, les gens ont accepté, dans l’ensemble, que l’on baisse le chauffage à 19°C. Quand je vois la fête surprise à laquelle j’ai eu droit pour la naissance de mon 2e enfant, c’était vraiment émouvant. Heureusement que l’on reçoit sinon tu arrêtes. Parce que c’est hyper chronophage et économiquement très serré. »
Pour Pauline Pichot, de Chez Dupont, il faut savoir rester réaliste… même dans un tiers-lieu : « Il faut garder les pieds sur terre, voir ce qui marche, et se réorienter en conséquence. Nous, comme ça ne fait qu’un an et demi, on est encore dans cette phase d’expérimentation. Et on n’est pas encore dans l’état d’esprit que l’on aimerait que tout le monde ait. » Et si, au fond, c’était Arnaud Thersiquel qui avait raison lorsqu’il avance que l’erreur serait de surestimer l’impact sociétal de ces tiers-lieux : « On est plus des acteurs qui accompagnons le changement que des acteurs qui font le changement. »
Trois questions à Chloé Cohen
Le 1er octobre dernier ouvrait à Toulouse les Halles de la Transition, un nouveau concept de tiers-lieu cofondé par Chloé Cohen.
Pourquoi ces Halles de la Transition ? Je suis partie à Sydney me former à l’économie circulaire. J’ai participé à la création d’un tiers-lieu… sans le savoir ! De retour en France je me suis dit que c’était ce type de lieu que j’avais envie de créer. J’ai mené une étude pendant un an sur les tiers-lieux en France. Elle m’a conforté dans l’idée que ce sont des lieux incroyables pour repenser la société.
Comment définiriez-vous les Halles de la transition ? Un lieu engagé sur la transition écologique et sociale, mais pas militant pour pouvoir accueillir les gens du quartier. Il doit être aussi un moyen de sensibiliser et de former à ces sujets, d’en comprendre les enjeux. De manière ludique et sans être moralisateur. Comment un tiers-lieu peut-il embarquer des personnes qui ne sont pas sensibilisées à ces questions ? C’est le challenge !
Pourquoi le succès des tiers-lieux ? Les gens en ont marre des locaux classiques, des grosses boîtes avec beaucoup de règles et de codes à respecter. Ils aspirent à plus de liberté et d’écoute. Les tiers-lieux sont une réponse à ces changements de modes de travail et de consommation.
Pourquoi on y va ?
Si, au départ, ils ont surtout permis aux indépendants de rompre avec la solitude, les motivations ont évolué en 10 ans. Depuis le Covid-19, les free-lances se sont raréfiés au profit d’entreprises pour lesquelles la flexibilité de ces espaces correspond aux aspirations de leurs salariés. « Désormais, le 100 % présentiel n’est plus supportable pour les collaborateurs. On a plus de monde qui vient… mais moins souvent », résume Sébastien Hordeaux. Au Village by CA, pour le directeur Sébastien Richard, « les entrepreneurs viennent ici pour que leur projet devienne une vraie entreprise qui génère de la création d’emplois et de richesse. » Et de citer les entreprises passées par la structure avant de voler de leurs propres ailes, comme Ascendance Flight Technologies, « arrivés à trois et repartis à 70 salariés du Village » ou Axonaut qui vient de lever 10 millions d’euros. Lucide, Vincent Barrier de ô Local n’ignore pas que 80 % des nouveaux arrivants viennent pour des raisons économiques : « On est l’endroit pour démarrer une activité sans avoir besoin de prendre un bail. »
Tiers-langue
Coworkeurs : désigne aussi bien les collègues que ceux qui partagent le même espace de travail. Le choix de l’anglais s’imposait : cotravailleur charrie un imaginaire Lutte Ouvrière années 80 qui cadre mal avec le tertiaire du XXIe.
Facilitateur, -trice : à la fois concierges, facteurs, confidents, serruriers, réceptionnistes, baristas, flics, G.O. et super-héros, ils sont capables de traiter une panne de wifi tout en appelant un plombier sans perdre de vue le coworker qui raconte son date Tinder de la veille ou spoile le dernier épisode de la série du moment. Sans eux, pas de tiers-lieu.
Mood board : tableau sur lequel les coworkeurs inscrivent leur humeur, une pensée ou une idée “inspirante” à partager. En début d’année on y trouve des citations de Confucius. À la fin du trimestre l’ambiance est plutôt aux « Merci d’éteindre la lumière en sortant ».
Bienveillant, bienveillante : adjectif qui signifie attentif aux autres et à leur bien-être. Dans les tiers-lieux il remplace tous les autres adjectifs : sympa, gentil, aimable, doux, indulgent, généreux, accommodant, compréhensif, coopératif, disposé, bon, serviable…
Caféine : à la fois le moteur et le carburant du coworkeur. Les gestionnaires de tiers-lieux savent que la pire crasse qu’on puisse faire aux résidents, c’est de leur supprimer le café à volonté. On peut baisser le chauffage à 18°C, mais pas couper l’accès à l’arabica.
Basics : Ils sont aux tiers-lieux ce que les produits de première nécessité sont au panier de courses : le minimum vital. Comprenez électricité, wifi, bureaux et biscuits.
Nomade : Pour nos grands-parents, un nomade était un compagnon de Lawrence D’Arabie traversant le désert ou Gengis Khan chevauchant dans les steppes. De nos jours, c’est un coworkeur à MacBook qui partage sa semaine de travail entre son domicile, un tiers-lieu et le siège de son entreprise.
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