Depuis 2017, le Conseil départemental de la Haute-Garonne conduit avec l’Éducation nationale une expérimentation de mixité sociale d’une ampleur inédite en France. En quatre ans, un millier d’élèves de CM2 du Grand Mirail ont été affectés dans des collèges dits favorisés à Toulouse, Balma, Tournefeuille, Cugnaux et Plaisance-du-Touch. Au prix de moyens humains conséquents et de 56 millions d’euros investis, les résultats au brevet des collèges obtenus par les élèves des anciens collèges-ghettos Raymond-Badiou et Bellefontaine sont en forte hausse, et les réticences apparement évanouies.
Le président du Conseil départemental de la Haute-Garonne, Georges Méric, a fait de son expérimentation de mixité sociale dans les collèges une affaire personnelle et une question de principe. D’où sa mine réjouie le 6 octobre dernier, à l’annonce des résultats obtenus au brevet des collèges par les premiers élèves bénéficiaires du dispositif : 63 % de réussite, et 33 % des lauréats au-dessus de 12 de moyenne. À titre de comparaison, en 2019, des collégiens de même condition, résidents du même quartier et élèves du collège Raymond-Badiou (Reynerie), n’étaient que 50 % à obtenir le brevet, et 4,6 % à atteindre 12. « Ces résultats me donnent le sourire. C’est une grande satisfaction intérieure… Spinoza considérait que la satisfaction intérieure, c’est ce qu’on peut espérer de mieux dans la vie », s’est empressé de philosopher Georges Méric, visiblement soulagé que son pari s’avère payant. Pris voilà quatre ans, le pari en question visait à réduire la ségrégation scolaire des cinq collèges toulousains accueillant les enfants des familles les plus pauvres, c’est-à-dire classés Réseaux d’éducation prioritaire renforcée (REP+). Première phase en 2017 avec la réaffectation des écoliers de CM2 de la Reynerie aux collèges Fermat, Bellevue, Balma, Tournefeuille et aux Chalets, à raison de quatre élèves par classe. Voués à la fermeture, les collèges Badiou et Bellefontaine, qui concentraient 80% d’enfants de familles défavorisées, sont remplacés par deux nouveaux établissements à Guilhermy et Saint-Simon, quartiers moins enclavés, plus proches du centre, et plus mixtes socialement. En 2019, deuxième phase avec l’affectation des élèves de Bellefontaine dans six autres collèges de Toulouse (Michelet, Vernant, Zola), Tournefeuille, Cugnaux et Plaisance-du-Touch. À la rentrée 2022, les élèves de la Reynerie et de Bellefontaine seront répartis entre ces deux nouveaux établissements et des collèges d’accueil. Les trois autres collèges REP+ (Rosa Parks, George-Sand, Stendhal) bénéficient quant à eux de travaux de rénovation et de mesures pédagogiques spécifiques destinés à encourager le retour des enfants des familles favorisées du secteur. Familles que la mauvaise réputation de ces collèges a fait fuir depuis longtemps. La genèse de cette expérimentation remonte à 2015. Cette année-là, fraîchement élu président du Conseil départemental, George Méric prend connaissance d’un nouveau rapport du Centre national des systèmes scolaires (Cnesco), instance indépendante chargée de l’évaluation du système scolaire français. L’étude place la France dans le peloton de tête des pays à « fortes inégalités à l’école », et la classe « en tête des pays de l’OCDE pour le caractère socialement reproductif de son école ». « Toutes les études internationales le montrent, assure le coordinateur du Réseau Mixités à l’école du Cnesco, l’ancien maire chevènementiste de Belfort Etienne Butzbach. Si on ne modifie pas la composition sociale de la cohorte d’élèves dans les REP+, on peine à les faire progresser, et ce, quelle que soit la qualité de l’enseignement. À l’inverse, placer ces mêmes élèves dans un environnement favorable en misant sur la stimulation par les pairs, produit immédiatement des résultats », explique-t-il. Le directeur du collège Michelet, Bernard Vigouroux, va plus loin : « Dans la société individualiste qui est la nôtre, le rôle de l’école est de former des citoyens, de favoriser le vivre ensemble… et l’apprendre ensemble. Certains craignent que les élèves faibles fassent baisser le niveau des plus forts. C’est faux. En apprenant aux élèves à travailler ensemble, les profs tirent les moins bons vers le haut, et les meilleurs acquièrent la compétence du travail en groupe. » Pour préparer l’expérimentation, le CD31 se fonde dès lors sur les recommandations émises dans la conclusion d’une autre enquête internationale menée par le Cnesco avec le Conseil supérieur de l’éducation du Québec. Ce document révèle que tous les dispositifs de mixité sociale qui ont réussi dans le monde reposent à la fois sur le dialogue préliminaire, la formation des personnels d’éducation, la politique de transport et la qualité de l’offre de formation. Une seule faiblesse dans un de ces piliers, et c’est tout l’édifice qui s’effondre.
En 2017, les élèves de CM2 qui devaient entrer en 6e au collège Badiou (Reynerie), ont été disséminés dans des collèges dits favorisés. En 2021, ces élèves ont passé le brevet des collèges. Les résultats obtenus ainsi que l’orientation après la 3e, donnent une première idée de l’impact du dispositif de mixité sociale sur le niveau scolaire.
Conformément à ces recommandations, l’expérimentation du Département s’ouvre donc en 2016 avec une vaste consultation : « Nous avons construit notre plan sur le dialogue. La concertation a duré 6 mois. 1000 personnes ont été entendues : habitants, parents, syndicats, élus, enseignants, associations », égrène Vincent Gibert, vice-président du Conseil départemental en charge de l’éducation. Les premières réunions (plus d’une centaine seront organisées au total) font naître des inquiétudes de toutes parts. Certains enseignants craignent le manque de moyens et des formations insuffisantes pour accompagner correctement ces élèves. Les parents des collèges d’accueil s’interrogent de leur côté sur le risque de baisse de niveau et d’augmentation des problèmes de discipline. Quant aux familles de la Reynerie, elles tempêtent en partie contre la disparition annoncée du collège Raymond-Badiou et contre les heures perdues par leurs enfants dans les transports en commun. « Au début du projet, il a pu y avoir des parents réticents des deux côtés. Ce changement n’allait pas de soi », reconnaît Carline Sorbello-Diouf, principale du collège Léonard-de-Vinci de Tournefeuille. Dès les premiers débats, nombre de familles voient malgré tout dans cette proposition l’occasion de contrarier la spirale de l’échec. Brigitte Morhain, présidente départementale de la Fédération des parents d’élèves de l’enseignement public (PEEP) en fait alors partie : « Mes enfants étaient scolarisés au collège Rosa-Parks. En tant que représentante de parents d’élèves, je me refusais de les placer ailleurs que dans leur collège de secteur. Je me suis battue tout de suite pour essayer de récupérer un peu de mixité sociale, parce que la plupart des familles de catégories moyennes ou élevées évitaient le collège de secteur. On se retrouvait au fil des ans avec un collège ghetto », regrette-t-elle avant de raconter comment année après année, l’établissement s’est enfoncé dans un engrenage de violence, de ségrégation et de baisse de niveau. En 2016, une fois le dialogue préalable achevé, l’organisation du transport des élèves s’impose comme la question centrale à traiter. En plus des cartes Tisséo confiées aux collégiens, 17 navettes et autant de postes d’accompagnateurs associatifs sont financés pour effectuer les allers-retours quotidiens entre le Mirail et les collèges de Toulouse, de Tournefeuille et de Balma. Stratégie payante dès le début de l’expérimentation en 2017 : malgré les embouteillages qui rendent épiques certains trajets, notamment vers Balma, la navette gratuite et encadrée, (empruntée principalement par les élèves de sixième et de cinquième), sécurise les familles et réduit l’absentéisme. Mieux, selon Isabelle Bertolino, doctorante qui prépare à la fois une thèse de recherche sur cette expérimentation et un rapport d’évaluation sur le plan d’amélioration de la mixité sociale, la navette ouvre de nouveaux horizons : « Un des effets positifs, c’est l’autonomie gagnée par les enfants dans les transports. Ils ont appris la mobilité. Et cette mobilité donne la liberté de choisir, de se sentir libre d’aller partout, de s’imaginer vivre ou travailler plus tard dans un quartier qui n’est pas le sien et qu’on croyait inaccessible. » De son côté, le directeur académique des services départementaux de l’Éducation nationale, Mathieu Sieye, souligne les efforts consentis par son ministère pour accompagner cette politique territoriale dont il valide le caractère inédit : « Je suis dans le département depuis moins de deux ans. J’ai donc découvert ce programme à mon arrivée. Je n’ai vu nulle part ailleurs un programme aussi ambitieux. » Et l’inspecteur d’Académie de réciter les mesures destinées à répondre aux besoins et aux inquiétudes des enseignants : mobilisation de six postes à temps plein de « maîtres mixité sociale » (profs des écoles chargés de la liaison entre le primaire et le collège) nomination d’un professeur référent mixité dans chacun des 11 collèges d’accueil, accompagnements pédagogiques spécifiques, formations etc. Mais pour beaucoup, c’est la limitation à 25 élèves de l’effectif des classes de sixième qui est déterminante ; « Dans ma façon d’enseigner, je ne fais aucune distinction entre les élèves, insiste François Caubère, professeur d’Histoire-géographie à Tournefeuille. À 25 élèves, J’ai du temps à consacrer à chacun. À 30, non. C’est d ’ailleurs à l’arrivée en cinquième, lorsque ces classes passent de 25 à 30 élèves, que certains élèves issus de la mixité sociale éprouvent le plus de difficultés. » « Il y a probablement un effet de seuil, poursuit la principale de l’établissement. À quatre élèves dans une classe de 25, le groupe fait corps et tout le monde est tiré vers le haut. Avec un nombre supérieur d’élèves dans la classe en sixième, ce serait sans doute plus difficile. » Sensibles à ces effectifs réduits, les associations de parents d’élèves insistent tout autant sur l’importance des proportions : « Si deux élèves dans une classe ont du mal à suivre ou sont turbulents, les enseignants savent faire. Mais quand c’est la moitié d’une classe, comme j’ai pu le voir à Lalande, c’est impossible. Quand je sortais des conseils de classe, parfois, je me disais en pensant à certains bons élèves : “ Mince, encore un enfant gâché ” ». Si les taux de réussite et les notes obtenues au brevet permettent une première évaluation de la réussite du dispositif, d’autres signaux plus faibles apparaissent. Des positifs : « Il existait des phénomènes d’évitement aux dépens des écoles primaires qui avaient ces collèges défavorisés pour secteur. Désormais, on commence à voir un retour de familles plus aisées dans ces écoles », analyse Etienne Butzbach. Et des négatifs : « Dans les collèges plus favorisés, la notation est plus sévère. Cela pose des problèmes d’équité entre les établissements à l’heure où le contrôle continu est de plus en plus utilisé », alerte Jérôme Decuq, membre du conseil d’administration de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) de la Haute-Garonne. Ce dernier identifie par ailleurs un angle mort du dispositif : « Cette expérimentation a permis d’équilibrer les niveaux sociaux dans les collèges publics, mais elle ne règle pas la question des établissement privés sous contrat qui ne jouent pas le jeu et préfèrent payer des malus (par ailleurs insignifiants) plutôt que d’accueillir des élèves de familles défavorisées. Conséquence, les collèges privés sont, eux, de plus en plus favorisés. »
Viennent ensuite des paramètres plus ardus à mesurer, comme les relations entre les collégiens, la question disciplinaire ou le ressenti du personnel pédagogique. Aucun chiffre n’est disponible en la matière, et les principaux ou professeurs qui acceptent volontiers de parler sont tous issus de collèges qui disposaient déjà d’une mixité sociale équilibrée avant le lancement de l’expérimentation. Au collège Fermat, ni la direction ni les professeurs n’ont accepté de témoigner. C’est pourtant dans ce symbole de l’excellence toulousaine que les problèmes disciplinaires semblaient se poser avec le plus d’intensité : « Les deux premières années, nous avons eu des retours négatifs de parents du collège Fermat, qui remontaient des problèmes d’agressivité et de racket, et qui mettaient cela sur le compte des élèves du Mirail. Tout n’était pas rose. Il a fallu un temps d’adaptation. Certains élèves ne se sont pas adaptés tout de suite. Mais ce genre de retours se sont raréfiés avec le temps », assure Brigitte Morhain. Au collège Michelet, Bernard Vigouroux n’élude pas ces questions. Pour lui, tout est affaire de préparation : « Nous avons reçu les familles avant la rentrée avant d’organiser une réunion générale pour les futurs élèves de sixième. On s’est aussi déplacés dans les écoles primaires pour expliquer ce que nous comptions faire. Pour les professeurs, j’ai mis en place des formations d’initiative locale pour gérer l’hétérogénéité des élèves. Les professeurs ont également suivi les formations de l’Éducation nationale consacrées à la gestion des élèves perturbateurs, à la dyslexie, à la dysorthographie ou encore à la façon d’adapter sa posture, son corps et sa voix pour gérer sereinement une classe. Tout cela se travaille. » Même tonalité chez François Caubère, pour qui, au-delà des cas particuliers et des questions de codes, les relations entre les élèves des collèges d’accueil et les nouveaux venus sont apaisées. Elles devraient même, selon lui, inspirer les adultes : « Notre système a ceci de pernicieux qu’il empêche la rencontre. Pourtant, quand la rencontre a lieu, cela se passe très bien. Quand je regarde la télé ou les réseaux sociaux, je suis effrayé par le monde des adultes. J’enseigne depuis 25 ans, et je peux vous assurer que les adolescents sont bien plus conciliants, bien plus tolérants qu’eux : il y a moins d’insultes, moins de violence chez les collégiens que chez les adultes. » Et Carline Sorbello-Diouf, d’enfoncer le clou : « Les parents du secteur craignaient une baisse de niveau. D’autres craignaient une augmentation de la violence, il n’y en a pas d’avantage. Les élèves travaillent ensemble sans problème en classe. Dans la cour, c’est un peu différent, ils peuvent avoir tendance à reformer des groupes en fonction de leur commune d’origine. » Pour Etienne Butzbach en tous cas, les premiers retours d’expérience après quatre ans d’expérimentation encouragent à l’élargissement du dispositif : « Il y a des caractères suffisamment exemplaires dans l’expérience toulousaine pour qu’on puisse en faire profiter la communauté nationale », anticipe-t-il. Le reste, de l’avis même d’Isabelle Bertolino, sera plus long à établir : « Il est difficile d’envisager une approche quantitative de ce dispositif parce qu’il n’a aucun équivalent en France. Il y a une dimension exploratoire très forte en termes de recherche. Certains éléments encore à l’étude sont difficiles à mesurer et pourtant importants. Je pense par exemple au fait que les familles des quartiers défavorisés sont souvent inquiètes de la mauvaise influence exercée par le quartier sur les enfants. Le dispositif permet de les soustraire à cette anxiété. Même chose pour l’ambition scolaire. Dès l’instant où le stigmate “ éducation prioritaire” disparait, cela crée une autre dynamique dans la scolarité. Et cela compte beaucoup pour les familles. » Bernard Vigouroux acquiesce : « Ce dispositif répond en grande partie à l’ambition légitime qu’ont les parents de ces élèves. À partir du moment où cette ambition est là, les choses sont en partie gagnées. Ce n’est certainement pas le major de la première cohorte de collégiens du Mirail, et ses 18,45 de moyenne obtenue au printemps au brevet des collèges, qui dira le contraire.
© Rémi benoit
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