Quand était-ce, d’ailleurs ? étonnant de voir que, parmi tous ces professionnels du passé, aucun ne se souvient avec précision du moment clef. Courant 2016, on n’en saura pas plus. Plasticien et docteur en préhistoire, spécialiste des ornements rupestres, Gilles Tosello foule souvent le sol en ciment des réserves du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse. Dans l’une des huit salles sont conservés les 312 objets ou lots d’objets exhumés dans sa grotte fétiche, celle de Marsoulas (Haute-Garonne), dans le piémont pyrénéen. Il se souvient qu’un jour, ce fameux jour, le responsable des collections préhistoriques Guillaume Fleury leur a ménagé une surprise, à lui et sa consoeur préhistorienne Carole Fritz. Ensemble, ils remontaient, sur un chariot, la caisse plastifiée rouge inventoriée MHNT.PRE.2013.0.492 où repose le triton à bosses. « Là, poursuit Gilles Tosello, Guillaume s’est mis à souffler dedans. Il n’est pas musicien professionnel, mais il a sorti quelques sons. J’ai d’abord cru à une blague : c’était rigolo, mais ça n’allait pas plus loin ». Jouer avec une relique de 18.000 ans : quelle mouche a donc piqué ce professionnel de la conservation pour enfreindre ainsi les tabous du métier ? D’autant qu’avec son béton et son fouillis de tuyaux qui serpentent, le sous-sol du Muséum n’est pas le lieu le plus inspirant pour improviser un solo. Mais Guillaume Fleury vient de réaliser que son évidence n’est pas partagée par les deux chercheurs qui l’accompagnent: «Je leur ai dit, cette conque quand même, personne ne s’y intéresse. J’ai bien parlé de conque. Ils m’ont regardé avec des yeux un peu bizarres. Et du coup j’ai compris qu’ils n’avaient jamais imaginé que ça puisse être un instrument de musique. » Alors il s’est lancé dans une rapide démonstration. Sa conviction, il se l’était forgée sans trop y réfléchir dès ses débuts au Muséum en 2000, en flagrante contradiction avec les conclusions du Français Henri Bégouën et de l’Américain James Townsend Russell. Pour ces deux préhistoriens, co-découvreurs du triton lors des fouilles qu’ils dirigèrent dans la grotte de Marsoulas au début des années 30, le coquillage était une loving cup, autrement dit une coupe pour boire à plusieurs. «Sauf que le bout du coquillage est brisé, remarque, amusé, le responsable des collections préhistoriques du Muséum. Je sais que ça ne se casse pas facilement dans la nature, c’est donc que cela était intentionnel. Or, une coupe à boire avec un trou percé exprès dedans, ça ne marche pas…»
Au peigne-fin Pour le duo Fritz-Tosello, le triton opère comme une trompette de Jericho : leurs a priori se lézardent. «J’avais toujours associé les conques au Pacifique et à la chaleur, et jamais à cette époque froide qu’est le Magdalénien, reconnaît Gilles Tosello. Alors on s’est dit : il y a quelque chose à creuser. Surtout Carole». Creuser, voilà un défi d’archéologue qui plaît à Carole Fritz. Depuis 20 ans, avec son confrère, cette chargée de recherche au CNRS travaille sur Marsoulas, à tenter de comprendre ce que peintures et gravures nous disent de la pensée symbolique des hommes et femmes du paléolithique. Illico, elle remonte le triton dans son bureau au Muséum –«ma deuxième maison», sourit-elle– et le passe au peigne fin. Le fameux bout cassé, d’abord. « Je vois tout de suite qu’autour il y a une espèce de matière marron, je la mets sous la loupe binoculaire, ça ressemble à un apport de matière organique un peu brillante. » Le trou lui-même révèle comme des ébréchures, disposées tout autour, et vaguement organisées. Pas de doute, cette embouchure a été débitée. En éclairant l’intérieur à l’aide d’une petite lampe, Carole Fritz se rend aussi compte que deux autres trous ont été percés, plus en profondeur. Vient ensuite le tour du labrum, c’est-à-dire le bord externe de l’ouverture du triton: il a proprement été découpé et régularisé par des percussions avec un outil en silex – les points d’impact sont immanquables. Sans doute était-il coupant, cela a permis de le rendre inoffensif. Dernier examen en règle : éclairé sous une lumière plus blanche, l’intérieur du coquillage semble conserver de pâles restes de pigment rouge. La préhistorienne agrippe son iPad, photographie l’objet et le triture sous Dstretch, un logiciel de traitement d’image conçu pour les spécialistes de l’art des cavernes. Aucun doute, le pavillon, jadis, a été peint, ce qui n’arrive pas tous les jours dans l’océan… En moins d’une heure, Carole Fritz a donc acquis la conviction que le triton de Marsoulas a bien été façonné par un humain. Les faits sont établis, c’est consigné dans le cahier de laboratoire. « Et puis… il était l’heure de rentrer. C’est là que j’ai fait une photo avec l’iPad et qu’on l’a envoyé à Emmanuel Kasarhérou, sans lui dire d’où ça venait. Et tout de suite, par sms, il a répondu: ça, c’est une conque!» Emmanuel Kasarhérou est alors l’un des cadres scientifiques du musée du Quai Branly, à Paris –aujourd’hui, il en est le directeur. Néo-calédonien, spécialiste de la culture kanak, c’est un ex-copain de fac de Gilles Tosello devenu proche également de Carole Fritz. Il est l’un des maillons de cette «Marsoulas Connection» qui commence à se constituer pour faire cracher au coquillage ses quatre vérités.
La conque au CNES S’il s’agit bien d’une conque, d’ailleurs, il va falloir étoffer l’équipe avec un spécialiste du son. Carole Fritz en tient un sous la main en la personne de Pascal Gaillard, le directeur de la Maison des sciences de l’homme où elle a son laboratoire (le Creap). Il est musicologue de formation, chercheur en psychoacoustique et flûtiste de haut vol. Le défi l’amuse, le rendez-vous est pris le 02 décembre 2016 à l’université Jean-Jaurès de Toulouse. C’est un vendredi, veille de week-end, et il y a foule au labo. Guillaume Fleury est là, fidèle bodyguard de la conque. Emmanuel Kasarhérou a fait le voyage. Il y a surtout Jean-Michel Court, musicologue et joueur de cor, recruté par son pote de longue date Pascal Gaillard. Ce dernier explique son choix: «Un flûtiste ne convenait pas et je pensais qu’un trompettiste non plus car l’embouchure du triton était assez grosse; j’ai subodoré qu’un corniste serait mieux adapté.»
Quand il embouche l’instrument, le musicien est d’abord dépité. Car n’allez pas croire qu’on souffle dans une conque comme dans une paille. Il faut trouver la bonne position des lèvres et faire «prrrrrr». La vibration labiale est ensuite amplifiée par le coquillage. Dans un cor, le tube enroulé sur lui-même mesure entre 4 et 5 m de long ; et cette longue colonne d’air oppose une forte résistance acoustique au joueur. Rien de tel dans la conque dont le tube ne dépasse sans doute pas les 60 cm. L’absence de résistance de l’air est même déconcertante. Pour compliquer l’exercice, l’embouchure est coupante ; il faut glisser du coton tout autour pour ne pas finir avec la bouche tailladée. Et en parlant de trou… un coup de pioche malheureux lors des fouilles de 1931 ayant percé la coquille, il faut en même temps boucher l’orifice avec un doigt ! Mais en quelques minutes, Jean-Michel Court produit trois notes de hauteurs différentes, proches de do, do dièse et ré, étagées en demi-tons comme le ferait tout musicien moderne. « En réécoutant l’enregistrement, la qualité du son m’a surpris, se souvient-il. Sa puissance aussi : à un mètre du pavillon, il atteint 100 décibels, c’est le bruit… d’un camion ! » Test probant. Le triton de Marsoulas est bien une machine à envoyer du gros son. Une série d’examens visuels finit d’en apporter la preuve. D’abord, Carole Fritz ayant emprunté un endoscope à ses collègues médiévistes, elle parvient à confirmer sa première impression : le trou, sous l’embouchure, est bien artificiel. Il a été percé avec un silex emmanché, on voit encore les dérapages de l’outil tout autour. Surtout, le 25 janvier 2017, le vénérable coquillage préhistorique fait son entrée dans le temple de la technologie occitane : le Centre national d’études spatiales. Par un jeu de relations (encore un effet de la «Marsoulas connection»), le CNES met à disposition son tomographe, un système d’imagerie dont les rayons X permettent de reconstruire une version intégrale en 3D de l’objet, et d’en produire des coupes virtuelles dans tous les sens. Dans le labo spatial où l’on répare les satellites, l’ambiance est au secret défense : pas de photo, ni de clé USB. « Le premier intérêt de ce genre d’examen, explique Carole Fritz, est de rendre compte de l’état de l’objet. Cela permet aussi de voir les spires et la forme du cône, ce dont on aura besoin ensuite pour les analyses musicologiques. Et puis on voulait voir à la tomographie s’il n’y avait pas d’autres aménagements internes passés inaperçus.» Ce ne sera pas le cas. Mais il se confirme que les deux trous profonds, alignés, ont pu servir à accueillir un embout, en bois ou en os d’oiseau. Quant à la matière organique marron, trop peu abondante pour être analysée, peut-être s’agissait-il d’une résine végétale, pour fixer l’embout ou bien égaliser les bords coupants de l’embouchure.
Appeau à mammouths ? Le 10 février 2021, l’article scientifique paraît dans la revue Science Advances. Carole Fritz et Gilles Tosello rêvaient de Nature, légendaire canard britannique; mais ce dernier l’a refusé. Pas grave. Leur histoire touche immédiatement les journalistes du monde entier Car l’idée de mettre les sons vieux de 18 000 ans à la disposition du public provoque un engouement inattendu. Rien que sur la page du Cnrs, les enregistrements de Jean-Michel Court sont écoutés plus de 100 000 fois. L’émotion explique ce succès: depuis la fin du XIXe siècle, les préhistoriens ont rempli les vitrines d’os, silex et autres restes matériels de la vie au paléolithique. Mais de l’univers sonore de nos ancêtres, nada, pas une miette. Et pour cause: à l’exception de quelques flûtes en os de vautour, vieilles de 35 à 40 000 ans, aucun instrument de musique n’a jamais été conservé.
Maintenant que le triton a pris la lumière, la «Marsoulas connection» va devoir s’atteler aux questions qui comptent. À commencer par celle-ci : à quoi servait-il ? Sur ce sujet, le musicologue Pascal Gaillard est d’une prudence de loup. «C’est un outil pour produire des sons, et il ne faut pas contemporanéiser en disant : il servait à faire de la musique. Au Magdalénien, le concept de musique n’était sans doute pas le même que le nôtre. Pouvait-on produire des sons agréables à l’oreille ? Probablement. Pour faire quoi ? Peut-être le même rôle que les cloches jadis : appeler. On peut imaginer aussi un usage pour la chasse, pour effrayer les animaux (pour plaisanter, j’ai émis l’hypothèse d’un appeau à mammouths ! ). ça pouvait être utilisé à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur, et ça n’est pas la même chose du tout : à la Renaissance, par exemple, les flûtes cylindriques étaient utilisées dehors, et pour en tirer parti en intérieur, dans les concerts, on s’est mis à en jouer différemment. Dans le cas de la conque, une fois à l’intérieur, on ne peut plus en jouer aussi fort. Il faut changer sa manière de faire. Ça pouvait accompagner des cérémonies, un conteur par exemple, voire imiter ce qui était peint. » Carole Fritz croit très fort à cet investissement symbolique de la conque. «Chez ces chasseurs-cueilleurs-collecteurs de la préhistoire, précise-t-elle, tout ce qu’on a avec soi a un rapport avec le symbole ; ce qu’on a avec soi et sur soi n’est jamais anodin. » Il est attesté que les Magdaléniens des Pyrénées avaient des liens avec l’Atlantique : une dent de cachalot sculpté a été trouvée au Mas d’Azil (Ariège), et l’on ne compte plus les coquillages percés pour de la parure ou les pointes de chasse en os de cétacés. «Quand vous avez dans une grotte des Pyrénées un coquillage qui vivait à plus de 300 km de là sur les côtes cantabriques, ce n’est pas par hasard.» Mieux : les pigments ocres appliqués sur la conque ressemblent comme des frères à ceux utilisés par les artistes préhistoriques pour orner la grotte de Marsoulas. En particulier un bison dit ponctué, d’environ 1,10 m de large, fait uniquement d’empreintes digitales dans l’esprit des peintres «pointillistes». Pour la préhistorienne, aucun doute, il y a un lien étroit entre la coquille et les «mythes» narrés sur les parois de pierre. Quant à la suite… Au sein du groupe, les envies ne manquent pas. Pascal Gaillard espère que des répliques fidèles de la conque en 3D verront le jour, imprimées avec et sans les fameux trous internes. «Nous allons devoir établir la palette de sons possibles, cela donnera des idées sur l’emploi réel de cet objet. Imaginez qu’il soit capable de produire cinq sons, pas plus : pour faire quelque chose de varié, c’est un peu juste. En revanche, si la palette monte à 10, 20, 30 sons, et qu’en plus le second trou a un effet acoustique, on va pouvoir commencer à parler de lutherie car il a fallu travailler finement et ce n’était pas un coup d’essai.» Des premiers contacts ont été pris avec John Chowning, pionnier de la musique sur ordinateur et chercheur à l’université Stanford, en Californie.
De son côté, Carole Fritz ne peut pas croire que le triton de Marsoulas soit unique. «Si c’est un instrument d’appel, il y avait forcément quelqu’un qui répondait. Peut-être y a-t-il des fragments de coquillages, dans d’autres grottes, qui ont juste été interprétés comme des restes de nourriture». Elle espère qu’une fois modélisés, les enregistrements de la conque pourront être diffusés à Marsoulas, en quête de zones où le son sonne ou se réverbère de manière particulière, peut-être en rapport avec les ornements sur les parois. À Marsoulas, mais pas que : directrice de l’équipe de recherche qui étudie la grotte Chauvet, en Ardèche, elle escompte bien tester ses hypothèses dans ce haut lieu de l’art rupestre, deux fois plus ancien que Marsoulas. Sacré Charonia lampas ! Réduit au silence pendant cent quatre-vingts siècles, il semble bien ne plus avoir envie de se taire.