Odeillo ce matin a des allures kazakhes. Des chevaux lourds s’ébrouent dans des prés tout pelés. Pas un bruit à la ronde sauf un chien qui aboie après une Lada qui passe. Tout autour l’hiver fond dans un sorbet boueux. La parabole du four reflète à l’envers ce tableau bucolique. Ses 1830 m2 sont adossés à un immeuble de 40m de haut, dont l’architecture fin René Coty – début Charles de Gaulle offre un contraste cocasse au bâti montagnard. Depuis l’extérieur on devine des tôles peintes plaquées sur les façades derrière des vitres épaisses. Elles captent le rayonnement solaire et en diffusent la chaleur à l’intérieur. Système astucieux qui tempère tout l’hiver, et depuis 50 ans, ce haut lieu de la recherche scientifique française : le bien nommé laboratoire PROMES, PROcédés Matériaux et Energie Solaire.
À midi, une odeur de confit se propage dans le hall. Des portes de labos et de bureaux s’entrouvrent, libérant techniciens, doctorants et chercheurs. Les voilà qui descendent par grappes au réfectoire. Parmi les convives, la chercheuse Françoise Bataille, directrice du PROMES depuis 2021, passée par la Nasa, l’Université de Floride et le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Son voisin de table est Gilles Flamant, chercheur émérite au CNRS, grand manitou de la recherche solaire françaises, et chercheur au four d’Odeillo depuis 40 ans. Au menu, maquereau, canard aux figues et tarte aux poires. De vrais plats cuisinés par un vrai chef : « À une époque, ils ont voulu confier la cantine à une boîte de restauration collective industrielle, tonne Gilles Flamant entre deux bouchées. On a eu raison de s’y opposer. Aujourd’hui on est bien contents de donner dans le fait maison et les circuits courts. C’est à nouveau dans l’air du temps…» Toute anecdotique que soit cette affaire de cantine, elle n’en est pas moins au diapason de l’histoire des lieux : celle d’un équipement de pointe des années 1960 décrété obsolète en 85 avant de retrouver son lustre au début du xxie siècle. Rien de moins que le plus grand et le plus puissant four solaire du monde. 63 héliostats capables de suivre automatiquement la course du soleil, dont chaque miroir en projète l’image sur un gigantesque miroir parabolique de 40m de hauteur et 50 de large. Celui-ci superpose, accumule et concentre sur une même zone les images de l’astre fournies par les héliostats. Puissance : 1000 kilowatts. Température : jusqu’à 4000°C. Grâce à cet équipement pionnier à vocation industrielle, la France a pris dans les années 1960 une longueur d’avance sur ses concurrents américains. L’avénement du nucléaire et la baisse du cours du pétrole ont pourtant failli avoir raison de lui : « Les programmes solaires se sont arrêtés en 85. On nous a dit : “Le solaire, on s’en fout !” Le labo s’est sauvé en réorientant les recherches sur les matériaux haute température et la recherche spatiale, en particulier le programme Hermès » tremble encore Gilles Flamant. Et le chercheur d’évoquer le renversement des années 2000, avec la question climatique qui remet brusquement le solaire au cœur des priorités du CNRS : « Ils m’ont dit “Débrouille-toi comme tu veux, mais si tu ne reviens pas au solaire, on ferme le labo !” »
La centrale solaire à tour de Targassonne, près d’Odeillo, porte le nom de la déesse Thémis, fille du Ciel et de la Terre. Son électricité alimentait le réseau EDF au début des années 1980. Elle est aujourd’hui un site de recherche du CNRS associé au four d’Odeillo, et un totem de l’éducation à l’environnement.
Fameuse Thémis 20 ans plus tard, les recherches du PROMES portent sur des secteurs stratégiques : « Nous travaillons sur les matériaux haute température pour l’énergie et l’espace, sur les centrales solaires de nouvelle génération, sur les questions de stockage et de chimie solaire, égraine Françoise Bataille. Les travaux sont menés à Odeillo, Perpignan, et dans la centrale Thémis de Targassonne. »
Cette fameuseThémis, érigée en 1981 à quelques kilomètres d’Odeillo, est un autre fleuron de la recherche française. Elle aussi à l’avant-garde, elle aussi abandonnée dans les années 1980, elle connaît elle aussi une nouvelle jeunesse depuis que le Département des P.O. et la Région Occitanie en ont relancé l’activité pour la recherche, le tourisme scientifique et l’éducation à l’environnement. « Thémis était en 1981 la première centrale solaire de ce genre dans le monde : un champ d’héliostats réfléchissant le rayonnement du soleil en haut d’une tour. On était à la pointe, on avait la technologie bien en main…et on l’a arrêtée en 1986 ! Les centrales à tour qui produisent aujourd’hui aux États-Unis, fonctionnent encore avec cette technologie. Que de temps perdu ! » se désole Gilles Flamant.
Gilles Flamant, créateur et ancien directeur du PROMES. Il pose dans le miroir de DCA utilisé en 1946 par Félix Trombe pour concevoir son premier four solaire.
Dumont et Aragon L’homme, il est vrai, est un écologiste de la première heure. Membre en 1974 de l’équipe de campagne de René Dumont, premier candidat écolo à la présidence de la République. Flamant vit non loin du four, à Llo, dans une maison autonome où on fait la lessive quand il y a du soleil. Venu à la science par conviction, il est un expert internationalement reconnu en thermochimie solaire. En 1977, déjà, il posait dans sa thèse la question de la production d’hydrogène via l’énergie solaire, technique que le PROMES travaille encore à perfectionner. Un jour peut-être, en partie grâce à lui, on ne produira pas l’hydrogène des futurs avions de ligne par électrolyse (et donc avec de l’électricité) mais grâce à la chaleur du soleil. Après le repas, il regagne son bureau par le grand escalier. Vieille habitude de coureur de trails et de marathon. Sur sa porte, au milieu du couloir, il a scotché des vers d’Aragon : « Ils iront éveiller des enfants palpitants / D’apprendre que l’amour n’était pas qu’une fièvre / Qu’il n’est pas vrai que l’âge absolument le vainc » : Flamant est aussi un fondu de poésie. Lettré passionné comme les scientifiques savent l’être. Un peu comme les savants humanistes des xixe et xxe siècles, dont faisait d’ailleurs partie le créateur du four. Car à ce stade de l’article, on en à gardé un peu sous la semelle : si l’histoire contemporaine du four est une aventure, sa genèse et le parcours de son créateur tiennent carrément du roman… Si vous avez deux minutes, ça vaut peut-être le coup de poursuivre la lecture…
Félix Trombe – 1906-1985 – Physicien, spéléologue, pionnier de l’énergie solaire en France – 1906 : naissance à Nogent (94) – 1910 : enfance à Ganties-les-Bains (31) – 1928 : diplômé de l’École de Chimie de Paris – 1945 : Croix de Guerre – 1947 : explore le gouffre de la Henne Morte (31) – 1948 : publie un traité de spéléologie – 1949 : conçoit le four solaire de Mont-Louis (66) – 1962 : conçoit le four solaire d’Odeillo – 1969 : inauguration du four d’Odeillo – Années 70 : perfectionne le « mur Trombe » , système de chauffage solaire passif pour les maisons – 1985 : mort à Ganties (31)
Archimède à Meudon Ça commence à Meudon, au pavillon Bellevue, ancien hôtel de luxe qui abrita avant la guerre de 1914 l’école de danse d’Isadora Duncan. On est à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Le pavillon Bellevue est désormais le siège du CNRS. Par une fenêtre ouverte, on aperçoit un homme penché sur un miroir. Il s’appelle Félix Trombe et n’a pas 40 ans. Il est né à Nogent mais a passé son enfance à Ganties, village de Haute-Garonne à 25 kilomètres de Martres-Tolosane. Son père y était maire jusqu’en 40, et directeur des thermes. Trombe est chimiste et physicien. Il planche sur les terres rares, ces métaux de nos jours indispensables au fonctionnement des ordis et des smartphones. Pour les étudier, il faut les soumettre à des températures élevées. Pour créer les conditions de cette fournaise, Trombe s’intéresse aux miroirs paraboliques. Leurs propriétés sont connues depuis Archimède. Lavoisier, fin vviiie, les a même utilisées pour son premier four solaire. En 1946, Trombe crée son premier four avec une prise de guerre : un miroir de DCA piqué aux Nazis à la Libération. Denis Guthleben, attaché scientifique au Comité pour l’histoire du CNRS, raconte la suite : « Avec le miroir, il concentre la lumière du soleil sur des points de fusion et fond les minerais. Il constate que ça marche bien mieux qu’avec des fours traditionnels. Le solaire va dès lors prendre le pas sur sa recherche initiale consacrée aux terres rares. » Le succès attire les curieux. Académiciens, militaires et chefs d’état étrangers défilent à Meudon-Bellevue. Les résultats sont si prometteurs que le CNRS débloque des crédits. Il accepte même, à la demande de Trombe, de délocaliser le labo loin de la grisaille de Meudon. Après enquête, le choix de Trombe se porte sur la Cerdagne. Ce coin des Pyrénées catalanes dispose d’un ensoleillement identique à celui de la Côte-d’Azur, l’air clair et pur de l’altitude en plus. Un prototype de four est ainsi conçu dans la citadelle Vauban de Mont-Louis. Une fois encore les résultats dépassent les espérances. Un monde nouveau s’ouvre à la science : « On parle de produire de l’énergie pour l’industrie. De chauffer et de climatiser les maisons, de fournir une énergie facile à l’Afrique » énumère Denis Guthleben. Désormais Félix Trombe rêve de bâtir son four ultime à Odeillo. Un monstre d’un mégawatt capable d’atteindre 4000°C. Changement d’échelle indispensable aux nouvelles découvertes, comme l’explique Gilles Flamant : « Le changement d’échelle est une notion très importante dans la recherche scientifique. Ce n’est pas parce qu’un système fonctionne à 1Kw qu’il fonctionne à 100 ou 1000 Kw. Pour le savoir, vous n’avez pas d’autre choix que de changer d’échelle. »
À Odeillo, les chercheurs utilisent encore pour leurs expériences de petits fours conçus avec les miroirs de DCA de l’époque Trombe. Ici, un opérateur matérialise la concentration du rayonnement solaire en pulvérisant des gouttes d’eau.
La maison de Félix Trombe, près du four d’Odeillo. Elle dispose du système de chauffage passif inventé par son occupant : le mur Trombe. Un mur plein recouvert d’une peinture foncée, devant lequel on place une vitre. La chaleur est ensuite répartie dans les pièces, qui la conservent toute la nuit.
Vicariot, archi du beau Pour bâtir un géant, il faut un budget colossal. Par chance, les planètes s’alignent. En plus de disposer de l’appui inconditionnel du directeur du CNRS (le physicien marmandais et ancien doyen de la faculté de Toulouse Gaston Dupouy), Trombe profite du retour au pouvoir de de Gaulle. Denis Guthleben, encore : « En 1958, de Gaulle fait de la recherche scientifique une grande priorité nationale. Les budgets explosent. Celui du CNRS double en 2 ans puis augmente de 25 % chaque année pendant 10 ans ! Période faste pour la science française. Sans cela, le four solaire d’Odeillo n’aurait jamais vu le jour. » Le four met une décennie à sortir de terre. Chantier gigantesque au cours duquel rien n’est laissé au hasard, pas même l’esthétique. En plus d’être puissant, le four sera beau. Son dessin a été confié à Henri Vicariot, l’un des derniers grands architectes-ingénieurs humanistes du XXe siècle. Pas le genre à se laisser aller à la laideur sous prétexte de « qualité d’usage ».
Architecte de l’aéroport Orly-Sud et de la station RER de La Défense, conseil pour le premier aéroport de Toulouse, il s’engage en 1969, l’année de l’inauguration du four, à servir le beau : « La pire erreur serait de penser, à propos de telle ou telle construction, aussi moderne soit-elle, que l’esthétique n’a pas d’importance, ou encore que le problème ne se pose pas. Le devoir, pour nous qui construisons aujourd’hui (…) c’est de le faire beau. »
Christophe Escape, ingénieur, effectue de tests de résistance de matériaux.
Françoise Bataille, directrice du PROMES.
Idylle à Odeillo Même quand il s’agira pour Trombe de faire bâtir près du four un immeuble d’habitation dit « solaire », équipé des fameux murs Trombe absorbant la chaleur du soleil, il placera avec l’architecte Jacques Michel l’esthétique au cœur de son projet : « Bien sûr qu’on peut faire de l’esthétique en ayant du chauffage solaire ! » assure-t-il en 1976 à Jacques Chancel dans Radioscopie. La seule condition pour lui, à propos de l’acceptabilité des énergies qu’on disait alors « nouvelles » et qu’il tenait à appeler « renouvelables », demeurait « la frontière de rentabilité. » En 1969, le four solaire est opérationnel. Suivent quinze années d’idylle entre la France et le solaire. On étudie à Odeillo ses applications en chimie, en botanique, et en production d’électricité thermique. En 1975, on crée le PIRDES, Programme interdisciplinaire de recherche pour le développement de l’énergie solaire, glorieux ancêtre du PROMES. À l’époque, Félix Trombe est optimiste.
Toujours au micro de Chancel, il prophétise : « Dans un siècle on aura sa maison chauffée au soleil et de l’eau chaude par le soleil. Les pays sous-développés auront de l’énergie fournie par le soleil. Il ne faut pas oublier qu’entre les recherches fondamentales, les recherches sur les prototypes et le développement, il faudra bien compter une génération et demie pour y arriver. On peut donc penser que les centrales solaires remplaceront les centrales nucléaires. »
50 ans après sa construction, le grand four est tout sauf obsolète. Son concentrateur et ses héliostats ont été retapés, les instruments du labo mis à jour, le système de commande informatisé. Des chercheurs du monde entier triés sur le volet viennent y mener des expériences qu’ils ne pourraient imaginer dans aucun autre laboratoire de la planète. Peut-être s’en reviennent-ils de Cerdagne imprégnés des utopies humanistes de Trombe ? Peut-être nourrissent-ils son espoir de combler avec l’énergie inépuisable du soleil une grande partie des besoins de l’humanité ? Espoir qu’il refusait, par astuce ou humilité de qualifier de progrès ou de découverte, considérant que l’Homme se chauffe au soleil depuis la nuit des temps.
Un couloir du PROMES. On remarque à la base des fenêtres les grilles qui diffusent la chaleur accumulée par les tôles peintes exposées au soleil. Système de chauffage passif gratuit, sans entretien et illimité… pourvu que le soleil brille.