D’ici la fin de l’année, la première pierre d’une nouvelle maison Simon de Cyrène sera posée à Pibrac, à l’ouest de Toulouse. L’aboutissement d’un projet initié il y a six ans par un groupe de compagnons convaincus que valides et non valides ont beaucoup à s’apporter.
Le soleil est encore brûlant en cette fin d’après-midi de début juillet sur le parking de la maison paroissiale chemin des Pradettes. Les membres du Groupe d’entraide Mutuelle sous tutelle de Simon de Cyrène Toulouse ne s’attardent donc pas avant de s’engouffrer à l’intérieur de ladite maison, prêtée par l’évêché, pour l’assemblée générale constitutive de leur association. Le moment est solennel pour ses membres : deux ans après avoir obtenu l’agrément de l’ARS, le groupe se dote enfin de sa propre organisation et de son conseil d’administration tout en restant étroitement lié à Simon de Cyrène. Pour preuve, son nouveau nom : Le Sourire de Simon. La naissance officielle de ce GEM, 5 ans après la création de Simon de Cyrène, répond à un besoin et surtout une envie d’aller plus vite et plus loin. Un petit flash-back avec Armelle Pagès, la fondatrice de la maison mère à Toulouse, s’impose.
Sans connaître particulièrement le monde du handicap, cette quadra venue du monde de la finance dispose d’une solide expérience en matière de gestion de projets dans l’humanitaire. « J’ai toujours eu besoin, pour mon équilibre personnel, de m’engager auprès de populations fragilisées. » Après avoir envisagé une mission humanitaire avec mari et enfants pendant un an, elle décide finalement de s’installer à Toulouse en 2016. Elle a fait auparavant la connaissance de Laurent de Cherisey, le fondateur de Simon de Cyrène, qui lui propose de créer l’antenne toulousaine de son association. Après s’être assurée que le besoin était bel et bien réel, elle se lance en janvier 2017 en créant Passerelles de l’amitié « pour être sûre que le modèle de Simon de Cyrène nous convenait avant d’en adopter le nom ». Le modèle imaginé par Laurent de Cherisey est en effet innovant : précurseur en matière d’habitat partagé, Simon de Cyrène entend faire avec les personnes en situation de handicap et non pour. « Dès le début, l’idée a été de mélanger les valides et les non valides. Un peu comme dans le film Intouchables, c’est la rencontre entre deux mondes très différents qui fait que ça matche, que l’on casse les barrières, que l’on se fait confiance et que l’on avance. Parce que l’on est convaincu qu’ensemble, on peut s’apporter des choses. »
Elle fédère alors une petite équipe de bénévoles avec laquelle elle rencontre des personnes en situation de handicap et des familles qui s’impliquent dans le projet. En avril 2017 une première activité, une chasse aux œufs, est organisée dans les locaux de l’Arche à Blagnac. Une quarantaine de personnes qui ne se connaissent pas, aidants, bénévoles, personnes en situation de handicap, familles, issus de milieux très différents, se rencontrent et très vite, « la mayonnaise prend. On a tout de suite ressenti l’envie de se revoir, tout simplement. Pour les parents, c’est une façon d’échanger, de trouver du soutien. Et on décide de ritualiser ces rencontres tous les mois avec comme seul objectif de créer du lien et de passer du bon temps ensemble. »
Le rythme des rencontres s’intensifie, les activités se multiplient, mais l’absence de moyens finit par se faire sentir. Aussi pour passer à la vitesse supérieure, Simon de Cyrène Toulouse dépose une demande pour créer un groupe d’entraide mutuelle (GEM). En septembre 2020, le graal délivré par l’Agence régionale de la santé (ARS) lui permet de salarier deux personnes pour animer les activités.
De formation ingénieur agro, Céline de Gevigney adhère immédiatement au projet, séduite par l’affirmation brandie comme un emblème par l’association : « Une société est forte de la place qu’elle accorde aux plus fragiles. Je crois beaucoup au fait que l’on a tous sa place. Et là je trouvais que ça avait vraiment du sens que la personne handicapée soit au cœur du projet. » La principale vocation du GEM est de rompre la solitude et de favoriser les rencontres à travers des activités. « Mais c’est très différent d’un centre occupationnel, avertit sa responsable. Il y a vraiment une vie associative où l’on décide ensemble des activités. Les adhérents sont impliqués au maximum dans l’organisation. » Ce mardi 5 juillet 2022, l’assemblée générale constitutive touche à sa fin. L’heure est désormais venue de procéder au vote du bureau. Signe de la volonté de ne pas faire à leur place, celui-ci est entièrement composé de personnes en situation de handicap. À l’issue d’un quasi-plébiscite, c’est Aurélie qui est choisie par ses pairs pour devenir la première présidente du GEM Le sourire de Simon. Présente dans l’aventure depuis sa création, cette jeune femme de 38 ans qui vit à Aussonne avec sa mère et sa sœur « de qui elle est très proche » ne cherche pas à dissimuler son émotion. « Je me suis sentie si souvent rejetée que voir que l’on me fait confiance, c’est un truc de dingue ! Je ne savais pas que j’avais le pouvoir de fédérer les autres. » Triste de ne pas avoir pu participer à la récente sortie à Palavas-Les-Flots pour voir la mer, Aurélie revendique une boulimie d’activités : « Je les ai toutes testées et il n’y en a pas une où je me suis ennuyée. J’ai des limites mais je ne les sens plus. Quand je suis ici, j’oublie mes soucis, je vole ! » Pour celle qui compte bien mettre à profit son amour de la fête pour rassembler les autres, rien ne serait néanmoins possible sans les bénévoles qu’elle n’hésite pas à comparer à des membres de sa famille. Xavier, secrétaire du GEM, souscrit : « Je me suis senti bien tout de suite. Ici, ce sont plus que des amis. Moi qui me sentais dépassé par la société, ici, c’est vraiment ma bouée de sauvetage. »
À 23 ans, Lucie, venue à Toulouse pour soigner sa maladie, ne marche plus depuis 2016. Si elle dit avoir appris à vivre avec ses douleurs, elle n’a pas pour autant réussi à évacuer toute forme de frustration : « Le fauteuil, c’est toujours de l’organisation. » Elle n’imaginait cependant pas pouvoir découvrir autant d’activités avant de rejoindre le GEM Simon de Cyrène : danse, ski, cheval, théâtre, la jeune femme croque à pleines dents dans la vie, en essayant d’oublier au maximum son handicap. En parallèle de ces activités qui visent à rompre la solitude, Simon de Cyrène Toulouse porte, depuis sa création, le projet d’une maison partagée. « C’est le deuxième pilier de notre association, explique Armelle Pagès. L’objectif est de faire en sorte que ces personnes se sentent intégrées dans la société, qu’elles existent socialement. Cela passe par la création d’un modèle d’hébergement qui leur correspond. » Une sorte de troisième voie, à mi-chemin entre la vie en institution et la vie chez soi avec des auxiliaires de vie, devenue nécessaire pour Armelle Pagès avec la création, dans les années 70-80, de la médecine d’urgence : « On a maintenu en vie des personnes qui avant partaient. Sauf que l’on n’avait pas les moyens pour s’en occuper. C’est à ce moment que l’habitat inclusif a vu le jour. » Avec Simon de Cyrène dans le rôle de précurseur puisqu’il ouvre sa première maison à Vanves, en région parisienne, il y a une quinzaine d’années. « Concrètement, il s’agissait d’avoir un chez soi à l’intérieur d’une maison qui dispose de pièces communes pour partager une sorte de colocation. En mélangeant des valides et des non valides et en laissant à chacun le choix de faire ce qu’il veut. » Séduite par cette manière innovante d’appréhender le logement, Armelle Pagès décide, un an à peine après la création des Passerelles de l’amitié, de se lancer dans ce projet d’habitat inclusif. En dépit d’un accueil, au démarrage mitigé : « Tout le monde avait peur, estimant que c’était trop tôt. » Cela n’empêche pas la fondatrice de Simon de Cyrène Toulouse épaulée par une poignée de bénévoles aux compétences variées (financière, juridique, médicale…) de se mettre en quête d’un terrain. Sauf qu’après un an de prospection, et une dizaine de bailleurs sociaux sollicités, les recherches s’avèrent infructueuses. Et le projet au point mort. Jusqu’à ce que Hélène Pampagnin, l’actuelle présidente de l’association, mentionne l’existence d’un terrain à Pibrac, propriété du Diocèse, en plein cœur de village. Convaincus d’avoir trouvé le lieu idoine pour construire la maison, les compagnons de Simon de Cyrène prennent contact avec le Groupe des Chalets identifié comme un opérateur sachant porter des projets innovants.
Et qui n’en est pas à son coup d’essai en matière de logement inclusif et de handicap comme le rappelle Bruno Arliguie, son responsable du développement avec notamment la construction récente d’une douzaine de logements près de la gare en partenariat avec l’association Carpe Diem : « Cela a toujours fait partie de l’ADN du groupe. L’habitat inclusif, cela fait longtemps que l’on en fait, et depuis quelques années, ça s’est intensifié. Ce projet est nouveau et complexe parce que mettre en commun les allocations adultes handicapés n’a jamais été fait. Mais on aime bien les projets complexes. Quand il y a une innovation à trouver, on cherche tous la solution. » En dépit d’un montage juridique et financier délicat à ficeler, l’opérateur n’a pas hésité à franchir le pas, convaincu du bien-fondé de la démarche. « À trop pousser l’individualisation de cette aide, on sort du champ de l’inclusion et on pousse vers des choses fermées, très tournées vers la personne. Le fait que les accompagnants vivent avec dans une même entité permet d’oublier le côté très médicalisé de la résidence. Sans négliger le fait que ces groupes de compagnons qu’ils ont constitués entre les handicapés, leurs familles et des personnes extérieures fonctionnent déjà. » Pour le responsable du développement du Groupe des Chalets, l’implantation de la maison en plein cœur de ville a également été cruciale dans la décision de suivre Simon de Cyrène : « La situation géographique est un élément primordial pour nous parce que l’on s’aperçoit, dans d’autres projets, que ça marche bien. N’oublions pas que la ville était censée se construire de cette manière, en brassant des publics différents. » Mais pour rendre la chose possible à Pibrac, encore a-t-il fallu l’élection de Camille Pouponneau en 2020 qui, dès son arrivée à la tête de la mairie, n’a pas hésité à instruire le permis de construire que son prédécesseur refusait de délivrer. Une évidence pour celle qui considère qu’il faut toujours se rattacher à ce qu’était le territoire. « Pibrac a toujours été une terre d’accueil. Au temps des pèlerinages, c’était 10 000 pèlerins qui débarquaient dans le village qui ne comptait alors que 800 habitants. Cela ne nous empêchait pas de les accueillir, avec leurs difficultés. Donc ce projet inclusif, il était fait pour Pibrac. Cela va nous obliger à travailler ces questions-là de manière plus forte et c’est très bien. C’est un élément de fierté d’accueillir cette maison. Et puis on ne loge pas juste des gens. La première pierre n’a pas été posée que Simon de Cyrène travaille déjà avec des associations pibracaises, comme Scaramouche où un cours de théâtre a été créé en pensant à eux. Et puis ils vont vivre dans un endroit beau. Et ça, c’est important. »
Un avis partagé par Giorgia Innocenti, assistante de vie interne dans une maison gérée par Simon de Cyrène à Lyon, pour qui la beauté de la demeure n’est pas étrangère à la bonne ambiance qui y règne : « Les personnes en situation de handicap y sont sensibles mais aussi les jeunes qui viennent s’y installer en tant qu’aidants. Même si nous sommes plus des colocataires que des assistants. » Riche d’une longue expérience dans différentes structures, cette Turinoise de naissance, journaliste avant de laisser s’exprimer son besoin « d’être utile et de faire partie de quelque chose de plus grand que ma famille », ne tarit pas d’éloges sur le fonctionnement de Simon de Cyrène : « Très vite, on se rend compte qu’on ne peut pas tout faire, sinon on finit par craquer. C’est la collaboration qui permet de fonctionner. Les personnes valides ont beaucoup à apprendre des personnes handicapées. On s’aperçoit par exemple qu’elles ont moins de barrières mentales que nous. J’ai appris à être plus compréhensive envers moi-même, à demander de l’aide si je n’arrivais pas à faire les choses. En les cotoyant, je me suis libérée de toutes mes peurs. Je suis toujours étonnée de leur courage. Elles ne sont pas si fragiles, c’est souvent nous les fragiles. » À leur contact quasi quotidien depuis deux ans, Céline de Gevigney abonde sans réserve dans ce sens : « On a tous des fragilités, des handicaps. Sinon qu’eux n’ont pas d’autre choix que de les afficher. On a beaucoup travaillé, cette année, sur le temps suspendu. C’était hyper intéressant parce que l’on a tous besoin de prendre le temps de réfléchir à ce que l’on fait. Et le regard des personnes en situation de handicap est intéressant parce qu’elles n’ont pas le choix : tout est lent pour elles. Elles m’éduquent et me montrent qu’à tout le temps courir partout, on passe à côté de choses essentielles dans la relation. » Présente ce mardi 5 juillet pour la fête du GEM Le sourire de Simon, France, 61 ans, arbore un sourire communicatif à l’instar, de l’ensemble des convives. Venue au départ pour donner un peu de son temps, elle reconnaît ne pas avoir imaginer recevoir autant : « C’est vrai qu’au début, j’avais une appréhension, la peur de blesser. Mais très vite, elle a disparu car ici les relations sont fraternelles et profondes. Et le handicap, on finit par ne plus le voir. Du coup, je suis heureuse d’aller retrouver les compagnons car je sais que je vais passer un bon moment. Je leur donne du temps, ils me le rendent bien. » Heureuse d’être là, comme à chaque fois, Lucie, 23 ans, n’est pas avare en sourire. « Ça me fait un bien fou de pouvoir rencontrer plein de monde ! » Même si elle vit à Ayguesvives avec sa mère, elle envisage sérieusement de candidater pour intégrer la maison à Pibrac. « J’aimerais bien avoir mon chez moi tout en vivant en communauté. Car je ne me vois pas, plus tard, vivre seule en appartement. Et puis quelque part, je suis prête puisque je suis déjà habituée à partir en colonie avec Numen. » Impatiente de voir posée la première pierre de la maison partagée de Pibrac, sans doute en décembre, Armelle Pagès mesure le chemin parcouru… sans négliger celui qui reste à faire pour ne pas être contrainte de réduire la voilure. « Nous avons, à ce jour, sécurisé 5 millions d’euros sur les 6,5 que constitue le budget total. Toutes les institutions (Toulouse Métropole, le Conseil départemental, le Conseil régional) nous ont suivi. Mais il reste encore 1,5 million d’euros à aller chercher auprès des entreprises privées pour boucler le tour de table. » Une somme encore importante à trouver qui ne semble pourtant pas doucher l’enthousiasme des participants à la soirée du GEM ce mardi 5 juillet alors que la musique commence à se faire entendre : « C’est ça qui est génial, de voir toutes ces personnes qui croient au projet et qui avancent, en dépit des obstacles ».
Un nom hautement symbolique
Au retour de son tour du monde entrepris pour convaincre qu’il est possible d’entreprendre sans beaucoup de moyens, Laurent de Cherisey trouve sa sœur accidentée de la vie. De l’association créée par ses parents, Passeurs d’espoirs, il va créer Simon de Cyrène, référence à ce personnage biblique du Nouveau Testament réquisitionné par les soldats romains pour aider Jésus à porter sa croix. Avec une double symbolique forte : « Être réquisitionné, c’est ne pas avoir choisi, comme le handicap. Et puis il y a la notion d’entraide, le fait d’aider l’autre à porter sa croix », explique Armelle Pagès. Réservé au départ aux seuls accidentés de la vie, l’association est aujourd’hui ouverte à toutes personnes cérébrolésées. En dépit de la référence biblique, la fondatrice toulousaine insiste sur le fait que tout le monde est accueilli à Simon de Cyrène, quelle que soit sa confession.
L’organisation de la maison
Les trois maisons partagées peuvent accueillir 33 personnes. Dans chaque maison, six personnes en situation de handicap, cinq personnes valides dont un responsable de maison qui peut s’installer avec sa famille. Les valides sont soit salariés soit en service civique. « Pour que cela fonctionne bien, il faut que tout le monde adhère. à commencer par la personne non valide. D’où une intégration en deux fois avec pour commencer un stage de découverte de plusieurs jours, voire semaines, avant l’installation définitive », explique Armelle Pagès. Deux sources de revenus pour faire fonctionner la maison : les aides APL qui seront reversées par les locataires ainsi que les aides du département pour faire venir chez eux des aides-soignants qui seront mutualisées. L’entrée dans les murs des premiers occupants est prévue fin 2024, début 2025.
Trois questions à Elena Lasida
Docteur en sciences économiques et sociale
L’association Simon de Cyrène vous a demandé, en 2020, d’évaluer son utilité sociale. Qu’en est-il ressorti ? Nous avons constaté que les personnes handicapées mentales étaient souvent mises dans une case parce qu’elles sont différentes. Même quand on prend soin d’elles, elles se retrouvent dans un établissement spécialisé. Or toute l’originalité de Simon de Cyrène réside dans le décloisonnement. Dans ces habitats inclusifs, on incite les gens à aller vers l’extérieur, à cultiver leur différence. La maison n’est plus perçue comme un lieu de protection mais comme un lieu de ressourcement.
Sur quoi repose cette approche différente ? On ne va pas uniquement prendre soin de la personne en situation de handicap, mais partager sa vie avec elle. Cela passe avant tout par une réciprocité. Elle a quelque chose à donner et il faut la mettre dans les bonnes conditions pour le faire. C’est innovant parce que nombre de grandes entreprises en France dans ce domaine restent dans le registre de l’assistance. Chez Simon de Cyrène, la différence n’est pas uniquement un manque à combler mais une singularité à partir de laquelle les personnes peuvent développer quelque chose d’unique et original.
Vous insistez sur la notion d’indépendance. Pourquoi ? On a horreur de la dépendance dans notre société. En réalité, on confond autonomie et indépendance. À Simon de Cyrène, le contraire de la dépendance n’est pas l’indépendance mais l’interdépendance. L’idée de faire cohabiter, c’est de considérer que dans l’habitation, chacun a quelque chose à donner. La dépendance c’est quand l’un donne et l’autre reçoit. L’humain se réalise avant tout dans la réciprocité. Il n’y a pas de relation sans partage de fragilité. Certaines fragilités sont plus visibles que d’autres mais on est tous fragiles. Donc le besoin de réciprocité est la clef pour penser l’autonomie. C’est là que l’interdépendance se crée.