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BOUDU

Tristram, livre arbitre

Vous souvenez-vous du temps où vous ne saviez pas lire ? Jean-Hugues Gailliot : Je ne me rappelle pas d’une époque où je n’aie pas lu. Très vite dans ma vie, j’ai trouvé que le monde réel présentait des défauts. Qu’il existait trop d’entraves, trop de verrous, et que cela engendrait énormément de frustration. Or, la littérature est un monde libre dans lequel on circule de façon fluide, rapide, amusante. Elle soumet à des intensités de très fort voltage, et soustrait à la fadeur et à l’ennui. Sylvie Martigny : C’est comme si j’avais toujours lu, et relu. Enfant, des livres comme L’île mystérieuse ou L’île au trésor me transportaient. J’adorais Jules Verne. L’intelligence phénoménale de ses récits faisait battre mon cœur. Les mythes grecs me passionnaient aussi, preuve que le cerveau humain n’a pas évolué tant que ça, et que les vieux mythes universels fonctionnent sur l’imaginaire des enfants de toutes les époques. Je suis ensuite venue aux classiques. Balzac, Zola, Kafka, Poe. Des auteurs qui façonnent l’intellect par le plaisir qu’ils procurent. L’intellect est, aussi, un organe sensitif.

 De nos jours on trouve plus de grande littérature dans la culture populaire que dans certaines collections BCBG.  En quoi Tristram est-il différent des autres ? J-H.G. : Dès le départ, on ne voulait se donner aucune des limites traditionnelles de l’édition indépendante, pour pouvoir se retrouver dans cette espèce de contraste d’échelle : être tout petit, tout seul, face à l’océan de ce que les hommes ont écrit et continuent d’écrire, et essayer de dégager quelque chose de cela. S.M. : Déjà faut-il se placer face à cette immensité ! Et s’intéresser au monde des formes et pas au blabla. Ce sont des choses complexes, auxquelles on doit accorder du temps. Il faut du temps pour avoir affaire à la beauté. Du temps personnel, cette denrée rare. La société d’aujourd’hui est un obstacle à l’accession à la beauté, au monde des formes, et aux liens qui les unissent. Et nous, depuis 30 ans, sommes à la recherche de ces liens.

Comment procédez-vous ?  

J-H.G. : Notre ligne éditoriale est née de certaines obsessions littéraires : Lautréamont, Ezra Pound, Laurence Sterne, pour la publication desquels on a créé la maison d’édition. Notre projet, c’est de découvrir la postérité de ces écrivains dans la littérature contemporaine. Parfois, on l’a découverte chez des auteurs inattendus comme Lester Bangs, critique rock qui n’a jamais écrit que des articles pour la presse musicale. La littérature n’est pas seulement un truc distingué chic et branché. C’est Lester Bangs dans les canards de rock, c’est Kenneth Anger qui écrit sur les coulisses trash de Hollywood… De nos jours on trouve plus de grande littérature dans la culture populaire que dans certaines collections BCBG, dans lesquelles il ne se passe plus grand chose. S.M. : La question n’est pas de dire que les choses se ressemblent, mais qu’elles communiquent. Les niveaux de communication dans l’art ne sont pas au premier degré. Ils sont profonds. C’est la leçon de l’art : tout n’est pas dans l’apparence. J-H.G. : Dans les grottes de Lascaux, par exemple, il y a de petits motifs abstraits, sortes de quadrillages avec certaines intersections colorées et d’autres qui ne le sont pas, avec ces couleurs brunes, ocres, rougeâtres, typiques de Lascaux. Des motifs abstraits, avec un effet de damier extrêmement fragile, extrêmement beau, totalement impossible à interpréter. Ce motif, on le retrouve dans des peintures de Paul Klee – donc Bauhaus – antérieures à la découverte de Lascaux. C’est passionnant qu’il existe du Paul Klee dans les grottes de Lascaux ! Et seuls les bons historiens de l’art sont capables d’établir le lien entre ces œuvres. Être éditeur, c’est une démarche identique menée dans les livres.

C’est une façon de trouver votre place dans l’histoire littéraire ? J-H.G. : Bien sûr qu’un éditeur doit être présent sur le front de l’histoire littéraire ! Les générations avant la nôtre ont fait un travail fabuleux en donnant leur véritable importance à des auteurs comme Kafka, Faulkner, Joyce ou Musil, qui sont devenus grâce à elles les titans de la littérature moderne. Mais à partir des années 80, on s’est détournés de cette exigence. Pourtant le travail n’était pas terminé. Arno Schmidt, ce génie de la littérature allemande, qui est sans doute l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, et l’un des plus novateurs, n’était pas traduit en France. Il fallait combler ce manque, et c’est une grande fierté que ce soit Tristram qui l’ait fait. S.M. : Ce travail sur l’histoire littéraire ne vaut que si on publie de nouveaux écrivains. Dans notre cas, le premier fut Mehdi Belash Kacem, qu’on a rencontré alors qu’il avait 17 ans, parce qu’il nous avait envoyé un manuscrit pas la poste. Il a été le premier d’une liste d’écrivains que nous avons édités pour la première fois. Même chose pour Nina Allan, qui elle est Britannique, et qui ira très loin.

NAISSANCE DE TRISTRAM Au centre, les fondateurs de Tristram, S.Martigny et J-H. Gailliot le 4/07/87, avec Valère Novarina, A. Marcon et des ingénieurs du son, pour l’enregistrement du “Discours aux animaux”.


Sur le papier, ça ne paraît pas être une ligne éditoriale très bankable…  S.M. : Ce qui nous intéresse dans l’édition d’œuvres littéraires, c’est justement qu’elle doit s’insérer dans une réalité économique, c’est à dire dans la vraie vie. Alors, c’est vrai, on n’a pas de catégorie commerciale, et c’est dangereux parce que le cerveau humain a besoin de catégories. Nous, notre propos, c’est l’excellence littéraire et le fait que la littérature communique à travers les siècles, à travers les langues. La vraie littérature n’a pas de ligne directrice. Comment assigner une ligne à ce qui est l’expression d’une liberté ? J-H.G. : À la création de Tristram, on se disait qu’il y avait de la place pour quelque chose de différent. Aucun éditeur à l’époque n’aurait, comme nous, publié Le Discours aux animaux de Valère Novarina en disque compact, et si quelqu’un l’avait fait, il n’aurait pas fait dans la foulée un bouquin de 400 pages sur le poète Ezra Pound, ni deux ou trois ans plus tard publié Lester Bangs ou invité Patti Smith à faire un concert à Auch. Et nous, on avait toutes ces idées-là, et on se disait que ce serait cool de créer une maison d’édition qui fasse ce que les autres ne font pas, ou font mal, et surtout de sauver ce qui nous semblait être en train de disparaître.

Les vieilles traductions de Twain sont tragiquement dénuées d’inspiration, de beauté, d’énergie. Bref, de tout ce qui fait qu’on peut aimer un livre.

Quelle était cette littérature menacée de disparition ? On aimait passionnément les revues surréalistes et dadaïstes et toutes les formes d’avant-garde littéraire. Et toute cette effervescence littéraire, de laboratoire, avait tendance à disparaître à la fin des années 1980. On voyait bien qu’il y avait un rejet chez les éditeurs et une normalisation générale. Cet aspect de la littérature que nous excitait tant était en train de se marginaliser.

C’est pourtant avec deux œuvres tout ce qu’il y a de plus traditionnel : Tom Sawyer, puis Huckelberry Finn, que vous avez connu le succès en 2008… J-H.G. : On était des lecteurs de Twain. On adorait ces deux livres, mais on savait qu’ils souffraient de graves défauts de traduction, surtout Huckelberry Finn. Si on écoute le meilleur morceau des Stones sur une cassette pourrie c’est quand même bien. Si on voit un tableau de la Renaissance sublime sur une photocopie en noir et banc, c’est déjà ça. Mais, un tableau de la Renaissance, c’est mieux in situ à Venise, et les Stones c’est mieux en concert, non ? Donc, après avoir rencontré le traducteur Bernard Hoffner, on a mis le projet en route en 2006. S.M. : Quand on a annoncé ça au réseau commercial, ça a suscité une attention polie. Le monde du commerce considérait que le marché était déjà suffisamment pourvu. Or, la traduction d’Hoffner permettait de lire Twain comme pouvaient le lire les Américains. C’était du jamais lu. J-H.G. : Dans les autres traductions, on a souvent une version d’un universitaire qui a bien fait son travail, c’est-à-dire quelque chose de compétent mais de tragiquement dénué d’inspiration, de beauté, d’énergie. Bref de tout ce qui fait qu’on peut aimer un livre.

Et c’est ce contraste qui explique le succès ? J-H.G. : En partie seulement. Pour qu’un livre ait du succès, il faut que tous les gens disposés le long de la chaîne de production soient persuadés que le succès leur est dû. Nous, on était persuadés d’avoir eu l’idée du siècle, le traducteur pensait avoir ressuscité à Twain, les journalistes imaginaient que leurs papiers avaient fait mouche, les libraires (auparavant réticents) étaient certains qu’on devait les ventes à leur talent… Et l’expérience nous a montré par la suite qu’il suffit d’une défaillance dans un seul de ces maillons pour qu’un livre soit un échec. L’édition, c’est comme la Hi-Fi : l’ensemble du système s’aligne sur l’élément le plus faible de la chaîne…

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