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  • BOUDU

Misma. In Crado Veritas

Il aura fallu des trésors de persuasion pour faire comprendre à cette petite fille que non, les livres colorés étalés sur la table dans un coin du Café Concorde ne sont pas pour elle. Et que non, il ne vaut vraiment mieux pas qu’elle soulève cette couverture avec une femme vêtue de cuir. Parce que chez Misma, les sorcières sont névrosées et les filles sans culotte, et les impératrices – féministes – accouchent d’enfants patate tyranniques. Les univers féministes y côtoient le porno espagnol underground des années 1970, des chroniques sur la vie et le deuil en Corée du Sud et des histoires de petits chats. « On publie ce qui nous fait envie. On peut donner l’impression de passer du coq à l’âne, mais si on regarde bien, il y a une cohérence. On aime les histoires absurdes, décalées, et bavardes. Le dessin est brut, parfois naïf, toujours stylisé, et un peu pop. » De quoi dérouter les puristes de la ligne claire. Ce qui n’a pas empêché la petite maison d’édition toulousaine de se faire un nom au sein de la très foisonnante BD indépendante française.

Nos livres coûtent cher a fabriquer, et quasiment tout ce qui reste va au distributeur C’est un peu déprimant quand on y réfléchit.

La preuve, en janvier dernier, Misma est rentrée du prestigieux Festival de la bande dessinée d’Angoulême avec le 2e Fauve de son histoire pour la série Megg, Mogg &Owl, de l’Australien Simon Hanselmann. Ou les péripéties trashs d’une sorcière désœuvrée, de son hibou et de son chat. Quelques jours plus tôt, la très hype Pénélope Bagieu avait déjà désigné la série comme son coup de cœur du festival pendant la très pop quotidienne d’Antoine de Caunes sur France Inter. Le summum du cool, en somme.

Femmes fortes

Si leur atelier est aujourd’hui situé à Barcelone, c’est au Fauga, au sud de Toulouse, que les frères jumeaux Damien et Guillaume Filliatre ont fondé Misma en 2004 – les stocks et la paperasse s’y trouvent d’ailleurs toujours. Au départ, l’idée des deux frères, tous deux dessinateurs, est surtout de trouver un moyen de publier leur travail. Guillaume, alias El don Guillermo, sort des Beaux-Arts d’Angoulême. Damien, alias Estocafich, d’un BTS en communication à Paris. Après plusieurs années de séparation, les frères fusionnels se retrouvent à Toulouse pour faire de la BD. Et plutôt que de partir démarcher les éditeurs avec leurs cartons à dessin, ils décident d’essayer d’auto-publier leurs petits récits. Ils commencent avec un premier fanzine, Misma (« même » au féminin, en espagnol), photocopié par leurs soins, qui raconte la même histoire du point de vue de chacun des deux jumeaux. Progressivement, les frères ouvrent leurs pages à des amis dessinateurs. C’est ainsi que naît la revue Doputtuto. « Il avait une émulation et un dynamisme fous. C’était une famille, une sorte de laboratoire qui nous permettait d’expérimenter. On écrivait et dessinait beaucoup à quatre mains. Ça donnait des récits très hybrides. » Certains de ces récits deviennent des albums édités par les deux frères. Et c’est presque sans s’en rendre compte que Misma devient une maison d’édition.


Longtemps, les deux frères vont fonctionner à l’affectif. Chez Misma, les auteurs publiés sont avant tout des amis. Parmi eux figure Anne Simon, dont le travail sera exposé à Ombres blanches en novembre. « On a commencé à publier d’autres auteurs que nous parce qu’on était tombés amoureux de son travail. Elle crée un univers très riche, hors du commun. C’est l’œuvre de toute une vie pour elle, et c’est quelqu’un de très important pour nous. » Dès ses débuts, Misma publie d’ailleurs beaucoup de femmes. « La BD reste un monde très macho. Mais on a toujours été entourés de femmes, même à l’époque où elles étaient encore peu visibles dans ce milieu. Nos auteures racontent des histoires de femmes fortes. Et pour nous il était naturel de les publier. »

Pendant presque 10 ans, la diffusion des ouvrages publiés par Misma reste confidentielle et artisanale. Aux débuts, les BD sont tirées à très peu d’exemplaires et ce sont les deux frères ou leurs auteurs eux-mêmes qui vont vendre et distribuer leurs livres directement aux libraires. « Et puis ça a commencé à marcher et c’est devenu ingérable. » Pire, la petite maison d’édition voit les talents qu’elle a aidé à faire éclore partir chez de plus gros éditeurs.

En 2012, les deux frères décident de confier la distribution de leurs ouvrages à des professionnels. Damien, qui a un peu délaissé le dessin, s’occupe de la mise en page et de la fabrication des albums.

« Longtemps ça m’a bien servi d’excuse pour dire que je n’avais pas le temps de dessiner. Alors que si Guillaume n’a pas le temps de faire une planche pendant 3 semaines, il est frustré. » Guillaume, lui, fait le lien avec les auteurs et conçoit bandes-annonces et clips de promotion déjantés, tout en continuant à publier ses propres récits signés El don Guillermo. Après ce virage, Misma commence à éditer davantage d’auteurs en dehors de son cercle amical. « On reste tout de même dans l’affectif. Il faut que ça colle entre nous, qu’il y ait un rapport de confiance. »

Gros coup, petites marges

C’est cet esprit familial et audacieux qui séduira le très courtisé Simon Hanselmann. « Il faisait des BD dans son coin en Tasmanie. C’est en regardant son blog que l’on est tombés amoureux de son travail. Il nous faisait poiler. » L’Australien dessine d’abord quelques pages pour la revue Dupotutto. Très vite, le phénomène Hanselmann, en partie dû à la personnalité hors normes de l’auteur, prend de l’ampleur dans la presse branchée, de Vice à Libé. Et quand il décide de faire un livre, il ignore les ponts d’or déroulés par plusieurs grandes maisons d’éditions françaises et choisit Misma. Un gros coup pour les deux frères. « Il nous a fait passer un cap et gagner en notoriété en même temps qu’il est devenu une coqueluche de la BD. Il fait partie de nos best-sellers, et c’est grâce à lui qu’on peut publier d’autres projets ».


Une véritable bouffée d’air frais pour la petite maison d’édition qui, malgré son succès d’estime, peine à vivre de ses ventes. « Ça ne rapporte rien. De l’extérieur, on donne l’impression de bien marcher parce qu’on est connus, mais on n’a même pas de quoi payer un poste. » Damien gagne sa vie avec ses activités de graphiste et Guillaume dessine pour la presse, l’édition et la communication. « On est conscients que Misma ne nous fera jamais vivre. Ce n’était pas le but d’ailleurs. On produit des albums de niche difficiles à défendre en librairie. Il paraît que ” le public ne lit pas ça“.

Même à Toulouse, c’est compliqué de convaincre. » Sans compter que chaque année, Misma ne publie que 5 à 6 ouvrages tirés à 2000 exemplaires au maximum. « Les marges ne sont pas énormes. Nos livres coûtent cher à fabriquer, et quasiment tout ce qui reste va au distributeur. C’est un peu déprimant quand on se pose deux secondes et qu’on y réfléchit. »

Un temps, Damien et Guillaume ont envisagé de se lancer sur le marché espagnol après s’être installés à Barcelone. « Mais en France, on a de la chance d’avoir un pays très éduqué en matière de BD, avec des éditeurs comme L’Association qui ont ouvert une brèche pour défendre une bande dessinée qui sortait de Tintin et Boule et Bill, et un festival très médiatisé à Angoulême. Les Espagnols n’ont pas cette culture-là. »

Pourtant, les deux frères ne se voient pas quitter Barcelone, où Damien s’est installé en 2009 après avoir quitté son boulot de graphiste chez Milan. Pour retrouver la nostalgie des vacances avec son grand-père sur la Costa Brava, et fuir Toulouse, qui commençait à l’ « asphyxier avec les mêmes amis depuis le lycée, la famille, le jumeau fusionnel ». Guillaume l’y a finalement rejoint en 2014. « Il y a un côté très Miami avec ces palmiers très graphiques. Il fait chaud, le rythme est plus lent. Et cet état d’esprit, ça colle à Misma. On est marqués par le côté très Méditerranée, pop de Barcelone. À Paris, ils font des albums propres, avec des typos classes. Nous, on est très loin de tout ça ! »

Vernissage de l’exposition Les Contes du Marylène, d’Anne Simon (éditée chez Misma), le 15 novembre de 18h à 20h au Café Côté Cour, Ombres Blanches.

Festival BD Colomiers, les 16, 17 et 18 novembre 2018.

All you need is lire, jusqu’au 18 novembre dans les librairies de la Métropole.

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