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  • BOUDU

Adieu Carmen !

Il s’est arrangé pour caler un déjeuner professionnel à Toulouse, alors qu’il vit à Paris. Yves fréquente le Restaurant des Abattoirs depuis 40 ans. Son portable vibre. Un sms de sa femme : « Bon appétit, profite bien de ton dernier repas chez Carmen ! ». On vient de lui servir une épaule d’agneau haricots. Face à lui, Pierre s’est laissé tenter par le lièvre à la cuillère : « D’abord on travaille un petit quart d’heure. Ensuite on se régale pendant deux heures. » Ces deux-là font partie des murs. De ceux qui ont connu le patriarche, Joachim Carmen.


C’est en juin 1956 que ce réfugié espagnol, sa femme Magdeleine et leurs trois enfants posent leurs valises au 97, allées Charles-de-Fitte. Au petit Café des Abattoirs, les chevillards viennent remplir leurs litrons dès quatre heures du matin et profitent de l’aiguiseur de couteaux, au fond de la salle. « Ma mère leur servait toujours du rhum avec le café, pour réchauffer. À cinq heures, ils embauchaient et le bistrot se vidait », raconte le benjamin Tony, qui n’a pas dix ans à l’époque. Dans la chambre de l’appartement du dessus, il se réveille avec les cris des hommes qui font descendre les bêtes de leur camion pour les mener à l’abattoir. Il en connaît tous les recoins, son « atmosphère de cris et de chaleur animale qui nous ravissait et nous effrayait à la fois ». Le menu unique coûte 10 francs. Magdeleine fait mijoter, ne laissant aucun reste se gâcher, et Joachim s’occupe du grill devant les clients, armé de son grand couteau et protégé par un long tablier blanc. L’homme est un joueur chanceux. C’est grâce à un concours de billard organisé par la marque Pernod qu’il empoche le million (d’anciens francs) nécessaire pour reprendre l’établissement.

Devant leurs ris de veau façon Vallée d’Auge, Patrick et sa femme se souviennent d’un premier déjeuner chez Carmen en 1978, de longues soirées d’ivresse au Cristal Roederer (« “Rajoute-moi une pointe d’orgeat!”, demandait toujours Toto la jambe raide, avec son accent pied-noir »), des fêtes du Beaujolais ou de leurs fameux midi-minuit, trois repas de suite sans quitter les lieux. Tony reprend l’affaire à la mort de son père, au début des années 1980.

BRENNUS, JOSPIN ET PASCAL


Avec lui, le modeste café des Espagnols de Saint Cyp’ devient une brasserie chic qui ne désemplit pas. Les ouvriers côtoient désormais les gens des beaux quartiers, les joueurs du Stade et leurs boucliers de Brennus, les stars du show-biz et de la politique. À midi, le président Visentin a sa table réservée à l’année, et le député Jospin tient des réunions de travail. Le soir, Novès refait les matchs et Samaran fait pleuvoir des Pascal. En face, les abattoirs sont devenus un musée, les bêtes laissant place à une étrange saucisse rose, idéale pour les conversations de comptoir.

« J’apportais les assiettes quand les tables étaient encore trop hautes pour moi ! ». Enfant, Olivier, troisième du nom, savait qu’il prendrait la relève. Après l’école hôtelière et un passage chez Bocuse, il a occupé tous les postes du restaurant, de la plonge jusqu’à sa direction, il y a une douzaine d’années. Derrière lui, deux couples et leurs enfants éclatent d’un rire étouffé par les profiteroles, en évoquant la fois où, à cause d’une inondation à l’étage, un coin du plafond s’était effondré, manquant d’assommer

le Procureur de la République. Dans quelques temps, le plafond s’effondrera définitivement sur les souvenirs de Chez Carmen. La famille sait qu’elle rebondira sans peine, à l’étranger peut-être, à La Bascule du Chevillard sans doute. Les Toulousains, qui sont des gastrolâtres et des sentimentaux, mettront certainement plus de temps à s’en remettre.


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