On est en 1984 au mois de juin. Le temps est clair. L’air doux. Une voiture s’engage vitres ouvertes et RMC à fond sur la voie de droite du Grand-Rond. Son conducteur s’appelle Jean-Pierre Mader mais ce nom ne dit encore rien à personne. Le voilà qui amorce le tour du Jardin des Plantes. La radio crache les dernières mesures de Toute première fois de Jeanne Mas, quand soudain… Disparue, qu’il a écrite et composée avec Richard Seff, résonne dans l’habitacle. Une chanson étrange, déclinaison pop de la “pensée triste qui se danse” : « C’était comme voir la mer pour la première fois. J’ai arrêté la voiture, un peu hagard, et le monde s’est ouvert devant moi. Passer en juin sur RMC, c’était l’assurance de faire partie des tubes de l’été. Je me suis dit : “C’est fait, tu y es !” ».
Sans le savoir, Jean-Pierre Mader vient d’inaugurer une décennie de succès toulousains aussi fulgurants qu’inattendus. Une lame de fond musicale qui déferlera sur la France pendant l’âge d’or du Top 50, avant de disparaître en même temps que le vinyle.
Il y avait une saine concurrence qui se matérialisait par notre classement au Top 50.
Dans son sillage s’engouffrent bientôt Gold (Plus près des étoiles, Ville de lumière, Capitaine abandonné), Images (Les démons de minuit, Maîtresse), Kazero (Thaï Nana), Pauline Ester (Oui, j’l’adore), etc. Leurs chansons, d’une efficacité redoutable, feront danser les Français des décennies durant, et colleront à leur mémoire involontaire comme le sparadrap au doigt du capitaine Haddock. Le tout s’opère dans une atmosphère de fête et de saine émulation que n’a pas oubliée Jean-Pierre Mader : « L’époque était moins fermée et anxiogène qu’aujourd’hui. On était ouverts et attentifs à tous les phénomènes de société, à toutes les musiques… à toutes les drogues aussi. Il y avait une extraordinaire émulation musicale. Les grands, c’était Gold, bien sûr, qui étaient un peu les Eagles toulousains, et puis la machine à danser, Images. Et moi avec d’autres, au milieu, on faisait ce qu’on pouvait ! C’était une saine concurrence qui se matérialisait par notre classement au Top 50 ».
Jean-Pierre Mader à la contrebasse en 1986 dans l’émission Ambitions de Bernard Tapie, enregistrée au Palais des sports.
L’origine de cette vague toulousaine est aussi difficile à cerner que la recette des tubes qu’elle génère. Yves Gabay, chargé en 2017 par l’éditeur biarrot Atlantica de narrer dans un livre cette histoire toulousaine, avance un alignement des planètes et un réseau solide et pro : « Il n’y avait sans doute pas plus de talents à Toulouse qu’ailleurs, mais il y avait un réseau. Des musiciens exceptionnels (musiciens de bal, musiciens classiques), des paroliers de talent (les frères Seff), des studios (Polygone, Condorcet), et des professionnels comme Jacques Cardona (studio Condorcet) qui étaient à peine plus âgés que les artistes qu’ils encourageaient, et qui ne comptaient pas leurs heures. Le succès n’est pas tombé du ciel. Tous ces gens avaient énormément travaillé et mangé de la vache enragée avant que ça commence à sourire ! ».
Stars à Domicile
Bruno Mallet, l’ancien monsieur musique de TLT qui fut dans les années 80 animateur de radio libre avant de faire carrière dans l’industrie du disque chez CBS et Sony, avance pour sa part une culture musicale spécifique : « À Toulouse, on écoutait beaucoup de musique californienne. Ce que certains appelaient « le rock à l’eau » par opposition au rock contestataire. Toto, Michael Mc Donald’s, Peter Frampton… des musiciens de studio qui composaient des mélodies sucrées, légères mais de grande qualité. C’était la bande son idéale pour Toulouse, qui avait un petit côté village cool, apaisé et solaire… presque californien ! Les Gold, qui ont écrit les plus gros tubes de cette génération toulousaine, étaient fous de cette musique-là ».
Si ce genre de mélodies rencontre alors autant de succès, c’est que l’arrivée soudaine des radios libres dans le paysage musical français en général, et toulousain en particulier, ouvre aux auditeurs un panel musical jusqu’alors connu des seuls clients branchés des disquaires. Bruno Mallet, qui animait la tranche du soir sur NRJ, se souvient de cette petite révolution : « Paris nous envoyait des listes de titres à passer absolument (du genre Bruel en rotation 4 fois par jour), et entre ces figures imposées, on passait ce qu’on voulait. Cure, Depeche Mode, Gold, Mader, Ester… on était libres comme l’air, au diapason de cette époque toulousaine, qui était comme une petite movida ».
Il est vrai que Toulouse avait alors le vent en poupe. Son maire, Dominique Baudis, avec son physique de gendre idéal, était connu de la France entière pour avoir présenté le journal de 20 heures de TF1 de 1977 à 1980. Son TFC éliminait le Naples de Maradona en coupe d’Europe. Son équipe de rugby entrait de plain-pied dans la meilleure période de son jeu à la toulousaine. Son orchestre du Capitole rayonnait déjà dans le monde sous la baguette de Michel Plasson. Et son industrie aéronautique annonçait un immense succès : celui de l’A320. « C’était relativement insouciant comme période, il y avait de l’argent et pas trop de chômage. Bref, entre Baudis et Aerospatiale, ça marchait tout seul ! » synthétise René Girma, reporter pendant cette décennie pour RMC et Sud Radio, qui se souvient avoir fait la première interview de Mader en 1983. De ces années-là, il dit garder le souvenir de rassemblements impressionnants au Stadium (Mitterrand à la fin de sa campagne en 1981, et David Bowie en 1987) et le sentiment agréable d’une ville décontractée et pas people pour un sou : « Les stars, tu les avais comme tu voulais. Pour les maisons de disque, Sud Radio, c’était très important. On organisait des trucs marrants avec elles. Lama, Balavoine aussi bien que les artistes toulousains, se prêtaient à toutes nos folies de bonne grâce ».
Jean-Pierre Mader aujourd’hui
Même sentiment chez Yves Gabay, qui, Parisien dans les années 80, n’a vécu que par procuration et a posteriori cette épopée toulousaine. Tous les témoignages qu’il a recueillis auprès des artistes de l’époque convergent : le milieu de la musique à Toulouse était tout petit. Tout le monde travaillait ensemble, fréquentait les mêmes boîtes et les mêmes lieux de fête. Mais ce qui semble l’avoir le plus frappé, c’est la sincérité et l’absence de cynisme des auteurs et interprètes de ces grands succès : « Quand j’ai commencé à enquêter sur le sujet, je pouvais m’attendre à tomber sur un ou deux artistes un peu cyniques, qui me disent “J’ai fait de la merde mais je me suis gavé”. Mais pas un ne m’a tenu ce discours. Ils étaient sincères et honnêtes dans leur approche. Ils faisaient tout pour faire plaisir aux gens avec leur musique, et restent fiers du résultat. Et ils ont bien raison ! ».
D’excellents musiciens qui voulaient faire danser les autres. C’est exactement ce qu’étaient alors les frères Despres, Stéphane et son cadet Christophe. Le premier, pianiste biberonné au jazz depuis l’adolescence, le second musicien classique accompli formé au Conservatoire de Toulouse. Au début des années 1980 leur groupe May remplissait les petites salles de concert et les bars musicaux avec des reprises ultra léchées de musique californienne. Le public se pressait surtout pour écouter leur chanteur, Mario Ramsamy, qui interprétait Al Jarreau comme personne. Jusqu’à ce qu’un jour, lassés des reprises, les frères Despres se lancent dans la composition. « Mon frère était très branché dance italienne. Il se sentait capable de faire quelque chose d’équivalent. C’est comme cela qu’on a composé Les démons de minuit, sur un coup de tête », s’amuse Stéphane Despres. Le titre, tout d’abord conçu en anglais, essuie refus sur refus dans le bureau des patrons de maisons de disque. Mais sous l’impulsion de Jean-Pierre Mader, qui encourage son producteur Alain Puglia à écouter le morceau, le destin des ex-May et futurs Images, bascule. À condition de passer les paroles en français et d’en confier l’écriture à Richard Seff, qui a fait ses preuves avec Mader pour Disparue et Macumba, Alain Puglia signe le groupe. La suite, on la connaît : succès de l’année 86, première place du TOP 50 pendant 13 semaines, et 1,5 million de 45 tours vendus…
Images, c’est le succès de l’année 86 : première place du TOP 50 pendant 13 semaines, et 1,5 million de 45 tours vendus.
Deux ans plus tard, les frères Despres formeront avec Cathy Lajous le groupe Pacifique, dont la dissolution en 1994 marquera la fin de la petite movida toulousaine. Leur chanson Quand tu serres mon corps, portée par les instruments synthétiques des deux frères et assaisonnée par la voix et la crinière blond platine de Cathy, sera disque d’or. « Pacifique, c’est une belle histoire très révélatrice de la galaxie toulousaine de ces années-là. Du plaisir, de la musique, du succès, et de la fidélité. On est restés soudés. On voit Cathy très souvent. Elle est même la marraine de mon fils », sourit Stéphane Despres.
Désormais, rien ne semble interdit à cette génération dorée de la variété toulousaine. Pas même la postérité. Après une décennie d’oubli relatif et de mépris global de la variétoche réservant ces succès aux mariages et aux enterrements de vie de garçon, les tournées collectives géantes spéciales années 1980 en rappellent les refrains au bon souvenir du public. Ne manquent plus finalement que quelques reprises de groupes contemporains pour assurer la permanence de ce qui ne devait être qu’une parenthèse. Une idée qui emballe Yves Gabay : « Cet album de reprises reste à faire ! J’adorerais écouter Macumba par Thérapie Taxi ou Les démons de minuit par Agar Agar ».
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