A-t-on raison de ne pas se sentir concerné quand on entend parler d’addiction ? Oui et non. Spontanément, il est vrai que l’on a tendance à penser à la drogue, au tabac, à l’alcool. Mais les addictions ne se limitent pas à ces trois substances, bien que celles-ci soient fortement addictives. Pourtant en France, pendant longtemps, il n’a été question que de toxicomanie, définie, par exemple, en 1975, par le professeur Olievenstein comme « la rencontre entre un produit et une personnalité dans un moment social et culturel ». Ce n’est qu’en juin 1999 qu’on commence à parler d’addiction, lorsque Nicole Maestracci, la présidente de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), aborde, pour la première fois, la question non pas du point de vue du produit mais du comportement. Une révolution culturelle résumée ainsi par Nicolas Franchitto, le chef de service en addictologie au CHU de Purpan : « Avant, l’alcoolique était suivi par le gastro-entérologue, le drogué par le psychiatre et le fumeur par le tabacologue. Aujourd’hui, on essaie de ne plus cliver les prises en charge. Il y a les addictions avec et sans substance mais c’est avant tout un comportement. » En ne se focalisant plus sur le produit mais sur le comportement, le champ des addictions s’est trouvé élargi : jeux vidéos, réseaux sociaux, sexe, sport, travail, la liste n’a de cesse de s’allonger. Doit-on pour autant parler de nouvelles formes d’addictions ?
La société pointée du doigt
Pour Martine Lacoste, directrice de l’association toulousaine Clémence Isaure, qui accompagne les personnes souffrant d’addictions, c’est seulement la dénomination qui a changé. Pour comprendre le phénomène, il faut plutôt s’intéresser à l’évolution de la société : « Il y a des injonctions en permanence pour être performant, heureux. Aujourd’hui, on n’accepte plus la tristesse, le deuil. Si vous venez de perdre quelqu’un, on vous conseille d’aller consulter un médecin. Idem pour les réseaux sociaux : on a beau vivre dans une société de communication, il y a de plus en plus de personnes souffrant de solitude et d’isolement. » Une analyse partagée par Benjamin Charat, addictologue à la clinique Joseph Ducuing. « On vit dans l’ère de l’immédiateté. On veut tout, tout de suite. “Je veux, je l’ai”. Une des composantes de l’addiction, c’est l’intolérance à la frustration. Par ailleurs, plus la pression du résultat est importante, plus la pression addictive sert d’échappatoire, de soupape. »
Tiens, tiens, l’addiction ne serait donc qu’une conséquence de la frénésie de nos sociétés ? Pour Valérie Gilbert, éducatrice à Clémence Isaure, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : « Il y a un plaisir dans la consommation. On en est tous tributaires. » Son collègue Christophe Laurent considère quant à lui l’addiction comme « une réponse au capitalisme ».
Sans s’aventurer aussi loin dans la critique sociétale, il ne faut pas perdre de vue, pour Gérard Fontan, médecin addictologue, que l’on ne va pas « vers l’addiction mais vers la consommation ». Nicolas Franchitto abonde en son sens : « On ne devient addict qu’à quelque chose qui nous fait plaisir au début. La société valorisant le plaisir à tout prix, sa recherche est constante. » Sauf que cette quête de bien-être s’avère bien souvent un remède à un mal-être plus profond. Pour Benjamin Charat, l’addiction est en effet toujours la rencontre entre un individu qui a des failles et une substance ou un comportement. « L’addiction, c’est l’expression d’une souffrance, d’un nœud, d’un conflit interne. Bien souvent, c’est le dernier rempart avant la dépression. »
« Plus on est vulnérable, plus on ira vers des comportements addictifs, approuve Gérard Fontan. L’une des plus grandes fragilités, c’est la maladie psychiatrique. Ce n’est pas un hasard si 75 % des malades psy fument contre 30 % dans le reste de la population. »
Des plaisirs réconfortants
Aucune addiction n’est épargnée. Même les plus hédoniques. Sexothérapeute installée à Toulouse depuis 2003, Dominique Pern, qui se décrit comme « l’inspecteur Colombo cherchant dans les méandres de chaque histoire les racines de l’addiction », témoigne : « Souvent, il y a un terrain psy, une personnalité fragile. Toutes les femmes qui ont consulté ont, par exemple, fait l’objet d’agressions sexuelles. » Pas
question, pour la thérapeute qui a assisté à quelques orgies sexuelles dans des soirées échangistes, d’avoir une vision trop simpliste de ces pratiques. Ni d’y voir une passion immodérée pour le sexe : « Une femme pénétrée par dix hommes différents dans la même soirée, je ne peux pas croire que c’est du plaisir ! »
Une soumission qui fait écho à la faible estime de soi, dénominateur commun chez toutes les personnes addicts selon Benjamin Charat : « Dans toute empreinte addictive, il y a un manque de confiance en soi, une mauvaise image de soi. De là naît un comportement ordalique, c’est-à-dire un comportement suicidaire sans intention consciente de vouloir mourir. » Autrement dit, on ne devient pas addict par hasard. Christophe Laurent illustre : « Un jeune qui passe 16 heures par jour devant un jeu vidéo cherche avant tout à se divertir de sa souffrance. » Avant de devenir accro, la personne veut donc d’abord se faire du bien. Dans le domaine des jeux vidéos, cela ne fait aucun doute pour Nicolas Franchitto : « Pourquoi devient-on addict ? Mais parce que l’on devient quelqu’un d’autre ! On crée un avatar, un personnage qui va être à l’opposé de ce que l’on est. On se renarcissise par le jeu. »
Le sport permet également cette restructuration de l’ego. Lorsque son compagnon l’a quittée en 2014. Sarah, une Toulousaine de 27 ans, pour ne pas sombrer dans le chagrin, décide de se réfugier dans le body combat, un enchaînement de coups de poings, coups de pieds sur un fond musical : « J’avais besoin de ça pour évacuer toute la tristesse que j’avais ». Le sport lui permettant de « poser son cerveau pendant deux heures », elle augmente les cadences, se met au footing, puis au renforcement musculaire, au point d’y consacrer tout son temps libre. Sans s’en apercevoir, elle devient addict au sport. Elle s’en rend compte le jour où son corps commence à montrer des signes de surmenage. Faisant fi des recommandations médicales, elle continue sur le même rythme : « Il fallait que j’aille courir sinon je ne me sentais pas bien. » Sauf qu’après quelques semaines à forcer, la douleur, trop forte, l’oblige à s’arrêter. L’atterrissage est brutal. Elle se sent mal, compense en mangeant et en réclamant du travail supplémentaire. Jusqu’à ce qu’elle admette l’évidence : « Quand on m’a dit que c’était une addiction, ma première réaction a été le déni. Il m’a fallu du temps pour l’accepter. » C’est d’autant plus difficile pour Sarah qu’elle sait tout ce qu’elle doit au sport : « Il m’a sauvé, m’a permis de reprendre confiance en moi. »
Une solution avant d’être un problème
Rien d’étonnant pour Benjamin Charat pour qui l’erreur serait de diaboliser l’addiction tant la substance, ou le comportement permet d’aider à mieux gérer ses propres failles : « L’addiction est un fonctionnement qui a son sens, qui répond à des demandes et qui constitue un aménagement de la vie psychique. Cela permet de se protéger des pensées négatives. » Pour Christophe Laurent et Valérie Gilbert, il convient de ne pas inverser les choses : avant d’être un problème, l’addiction est une solution. « Les gens que l’on reçoit ont trouvé une solution par le cannabis, les jeux… Souvenons-nous de Bohringer disant, à propos de l’alcool, “il ne m’a pas détruit, il m’a sauvé”. Le diable, ce n’est pas le produit mais ce qui a nécessité d’apaiser cette souffrance. Parce que c’est humain de chercher une solution à une souffrance. »
Grégory Daltin, accordéoniste professionnel à Toulouse, l’a également expérimenté. Lorsque des problèmes surgissent dans sa famille à l’adolescence, il trouve dans la musique une bouée de sauvetage : « Elle m’a permis de créer une bulle de protection dans laquelle je me suis réfugié. Cela m’absorbait à 200 %. » Ce n’est qu’à 26 ans qu’il réalise la place (trop) envahissante prise par l’accordéon dans son existence : « J’ai compris qu’il avait été un bouclier dans ma jeunesse mais qu’il était désormais un obstacle pour vivre avec les autres. Tout ce qui n’avait pas un rapport avec la musique m’ennuyait. Je ne
décrochais jamais. » Au point de se réveiller en pleine nuit, la tête remplie de notes. Avec le recul, il admet même avoir été sujet à une forme de régression : « Ma compagne m’a fait toucher du doigt qu’elle attendait autre chose de moi, une attitude plus responsable, moins obnubilée par l’instrument. » Aujourd’hui, il en est sûr, le phénomène addictif n’aide pas à devenir adulte.
Une spirale infernale
Et au fond, personne n’est à l’abri. Certaines activités sont plus addictives que d’autres. Le sport, par exemple, procure du plaisir rapidement grâce à la sécrétion d’endorphine, l’hormone du plaisir. Rien d’étonnant, dès lors, que pour Nicolas Franchitto du CHU de Purpan si certains deviennent accros : « Plus on pratique, plus le cerveau s’y habitue au point que l’on finit par atteindre une forme de plénitude, d’ivresse. » L’hormone sécrétée étant la même lors des rapports sexuels, le processus est identique.
Mais alors à partir de quel moment faut-il s’inquiéter ? Pour Gérard Fontan, la réponse est simple : quand on perd le contrôle, que l’on n’arrive pas à s’arrêter même si on le désire : « Il s’agit d’un processus que l’on ne contrôle pas et qui contourne la volonté. » « On est addict quand il n’y a plus de place pour le reste, quand le jeu de cartes se resserre et qu’il n’y a plus de carte », complète Benjamin Charat.
Et c’est lorsque l’individu perd le contrôle que les problèmes peuvent survenir et que les plaisirs peuvent se transformer en véritables angoisses. Pour Nicolas Franchitto, c’est dès l’apparition du craving, c’est-à-dire lorsque la recherche de plaisir modifie négativement le comportement au quotidien, qu’il faut réagir : « Dans toutes les activités, il y a du plaisir au début. Mais lorsque l’envie de consommer devient irrépressible ou impérieuse, l’état de manque apparaît, et une tension interne s’installe. »
Un engrenage classique selon Benjamin Charat : « L’activité addictive génère de l’euphorie, donc donne accès à la tonalité hédonique. Le problème, c’est qu’à partir d’un certain seuil, cette libération hormonale ne se fait plus. Il faut alors augmenter les doses pour retrouver le plaisir initial. Là, se greffe le rituel, essentiel dans toute addiction. » Comme celui de boire un apéro le vendredi après une semaine stressante au boulot. Puis on se met à se l’autoriser le jeudi, puis le mercredi. Jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer. « Tous les rituels sont rassurants mais plus il y en a, plus il y a d’angoisse. » Et de prendre
l’exemple des conséquences insidieuses de l’hyperconnectivité sur notre psychisme : « Au départ, les sms, Facebook, procurent du plaisir. “M’a-t-il répondu ?” Mais au bout d’un moment, les textos deviennent anxiogènes. Et plus le renforcement est négatif, plus l’empreinte addictive est forte. »
Le cerveau, ce drogué
Cette tension interne, Dominique Pern la constate tous les jours dans son cabinet médical. « J’ai des patients qui ont envie de faire l’amour plus par besoin que par désir. D’autres se masturbent le matin en se réveillant, à la pause déjeuner et le soir avant de se coucher. Le problème, c’est que si l’on n’augmente pas la dose, la satisfaction est moindre. Comme avec n’importe quelle drogue. Et l’abstinence conduit à un sentiment de mal-être. » Cette compulsivité finit, en outre, par avoir des conséquences néfastes : rapports non protégés mettant en danger la santé ou le couple, dépenses excessives pour se payer les services d’une call-girl ou une prostituée, perte d’attention pouvant pénaliser son efficacité au travail. Sans parler de la multiplication des sites pornographiques ou d’adultères qui facilitent le passage à l’acte. Même si, pour la sexologue, le problème est ailleurs : « On pense tous qu’on se drogue parce qu’on a fait de mauvaises rencontres, alors que c’est tout simplement parce qu’on est fragile. » Et la fragilité, pour Benjamin Charat, est en chacun de nous : « Ce que j’ai pu observer en 20 ans de travail clinique, c’est que notre cerveau est un drogué et qu’il faut apprendre à faire avec. »
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