On arrive par une allée de platanes aux troncs raides et fixes comme des soldats au garde-à-vous. Même l’ombre oblique qu’ils projettent est martiale. Sans doute avertit-elle qu’on n’entre pas ici chez les descendants de n’importe qui : l’ancêtre de la famille Peres, Hippolyte Thomas, était capitaine des chasseurs à cheval de la Garde impériale, légendaire corps d’armée napoléonien qui comme chacun sait « meurt, mais ne se rend pas ». Au bout du chemin se dresse un tatoué débonnaire, anneau d’or au lobe gauche, sourire encadré par un bouc poivre-et-sel, yeux plissés cerclés de lunettes ovales qui lui donnent un petit air 1900. Son t-shirt est frappé du logo de Trojan, mythique label musical créé en 68 à Londres pour propager en Europe le reggae et le ska : « J’adore la musique, explique-t-il en passant le seuil de la maison. J’ai joué de la guitare électrique et de la batterie dans un groupe punk pendant 15 ans. Maintenant, je suis batteur des Nellie Hole Sons ». Xavier Peres ferme la porte et s’avance dans un décor de maquettes, de vitrines où des soldats de plomb livrent des batailles silencieuses, d’objets anciens sur des étagères, de livres d’Histoire aux tranches plissées, de drapeaux, d’emblèmes et de blasons. Tout au fond on distingue un portant qui plie sous le poids des fringues, reproductions d’uniformes empire, de musettes, d’accessoires, de harnais et de colbacks. Face au bureau une grande cheminée éteinte sur la hotte de laquelle est suspendu un grand sabre. Derrière, un poster du Sacre de Napoléon par David. Pas le genre de décor dans lequel on attend le chanteur d’un groupe punk d’inspiration « ramono-pistolesque ». Sans doute Xavier Peres aime-t-il, comme son aïeul Hippolyte et les grognards de la Garde, être là où on ne l’attend pas. Son aïeul, justement, pend au mur dans un cadre. « Une reproduction, confesse le descendant. Le vrai est chez mon père, en face. » Comme les deux, soudain, se font face, on ne peut s’empêcher de leur trouver un air de famille. La forme du visage, les oreilles peut-être, le regard clair. Sur le tableau, Hippolyte Thomas est à peine trentenaire. Il est jeune marié et part bientôt pour la campagne de Russie. Il en reviendra. Il en a vu d’autres.
Garde du corps Se saisissant du sabre sur la cheminée, Xavier Perez entame le récit de la vie d’Hippolyte. La naissance à Lavaur en 1779, de Jean Thomas, notaire royal, et d’Antoinette Caraman. Le prénom prédestiné d’Hippolyte, littéralement « celui qui libère les chevaux ». Et l’engagement dans l’armée à 13 ans, en 1793, au 1er bataillon des Volontaires du Tarn. D’abord la guerre en Catalogne, la bataille de Collioure, puis l’Italie où il grossit les rangs de l’armée de Bonaparte. C’est là, à Valeggio, en 1796, que son destin bascule par la grâce d’une mésaventure dont est victime le jeune général : « Alors qu’il s’apprête à franchir le Pô, Bonaparte fait une pause avec Murat et Masséna au rez-de-chaussée d’une maison du village de Valeggio. Ils sont repérés par des Autrichiens qui surgissent dans la maison. Bonaparte et ses généraux s’enfuient par la fenêtre et leur échappent de justesse. Après cet épisode, il comprend que les six hommes qui le protègent sont insuffisants et qu’il lui faut se doter d’une garde digne de ce nom ». Et Xavier Peres de poursuivre en détaillant comment Lannes, le Gersois, est sommé d’organiser la Garde, et Bessières, le Lotois, chargé de commander cette nouvelle Compagnie des Guides du Général en Chef de l’Armée d’Italie. Elle deviendra plus tard la Garde impériale : « Hippolyte Thomas fait donc partie des premiers gardes du corps de Bonaparte ». Les soldats choisis pour composer la Garde sont triés sur le volet. Que des cas d’or qui ont fait leurs preuves. Souvent des engagés de la première heure dans l’armée révolutionnaire. « Au début, ils sont une cinquantaine à former la Garde, lance Yves, le père de Xavier, qui vient d’arriver de la maison d’en face, à la fin de l’Empire, ce sera une armée à part entière de plusieurs milliers d’hommes ». À écouter Yves Peres, longtemps avocat à Castres et un temps maire de Saïx, on comprend d’où vient la passion de son fils pour l’Empire. Lui-même tient la sienne de son propre père, qui ne disait pas « Napoléon » mais « Le grand homme » et exigeait que soit fêtée tous les 15 août à la maison la Saint-Napoléon, conformément aux dernières volontés d’Hippolyte. Tradition à laquelle les Peres sacrifient toujours.
Carte russe En 1898, Hippolyte Thomas est de la campagne d’Égypte. Il y enfonce un bataillon turc et fait trois prisonniers, participe à la prise de Jaffa, et rapporte le sabre oriental que Xavier Peres tient justement entre ses mains. Il en profite pour le sortir de son fourreau : « Un sabre à l’orientale. Rien qu’en le tenant comme ça depuis son cheval au galop, ça faisait des dégâts terribles » frémit-il. En 1802, Hippolyte est âgé d’à peine plus de 20 ans et devient officier. En 1804 il est de la première fournée de la Légion d’Honneur. L’année suivante il est à cheval sur le champ de bataille d’Austerlitz. Là, avec la Garde (désormais impériale), il cause des dégâts considérables aux bataillons ennemis. En 1807, il est de la charge d’Eylau avec 12 000 autres cavaliers. Charge au sujet de laquelle Napoléon écrit : « Ma Garde à cheval s’est couverte de gloire ». Après un tel compliment du patron et 15 ans de guerre, on aurait à sa place pris la retraite ou des RTT. Pas lui. Il profite tout de même des années de paix permises par le traité de Tilsit pour épouser Arsène Eugénie Brunetière. Le témoin mentionné sur l’acte officiel est l’Empereur lui-même, ce qui ne manque pas d’allure. Tout en abordant la campagne de Russie qui s’annonce, Yves Peres nous conduit au tableau original, dans la maison d’en face. Il est accroché au-dessus d’une petite table, à la droite d’un petit cadre sous le verre duquel sont épinglées des médailles de la Légion d’Honneur. Comme un petit autel à la gloire de l’ancêtre. Un autre document est accroché dans la bibliothèque : la carte remise avant le départ pour la Russie. Un petit carnet orange fané qui porte la mention suivante à la plume : « Carte du théâtre de la Guerre. France Russie 1812 », et dont le contenu une fois déplié révèle une immense carte géographique. On reste interdit devant ce document qui, on imagine, a connu les flammes de Moscou et les glaces de la Bérézina.
Xavier Peres à Austerlitz dans son costume de chasseur de la garde à cheval, lors du bicentenaire de la bataille en 2005. @DR
Couvre-feu Hippolyte rentre sain et sauf de Russie. Hélas il ne retrouve pas sa femme, morte peu après son départ. Il quitte la Garde en 1813 pour commander un régiment de Chasseurs à cheval, dissous deux ans plus tard à Castres à la chute de l’Empire. Le reste est une succession d’honneurs, de postes et de charges. En France à Lavaur, Paris, Grenoble, et en Algérie. Il se remarie, a une descendance, une carrière sous la Restauration, et prend sa retraite en 1841 à Toulouse, au 39 allées Lafayette, aujourd’hui allées Jean-Jaurès, où il meurt en 1863. Une fois le récit achevé, Xavier Peres décroche les tenues du portant, copies conformes pour reconstitutions historiques : « J’adore l’Histoire. L’ancrage familial dans l’Empire n’a fait qu’accentuer mon penchant. Je suis membre d’une association de passionnés. On fait de la reconstitution en costume. J’en ai connu des batailles à cheval ! Jusqu’à Austerlitz pour le bicentenaire en 2005. Là-bas on a vécu et bivouaqué dans le froid comme les soldats de l’époque. Il y avait même Marck Schneider, le sosie américain de Napoléon. C’était fantastique ». Derrière les tenus empire, quelques costumes médiévaux et d’autres moins identifiables : « Des créations à partir du Seigneur des Anneaux. Le livre, bien entendu, pas le film ». Coiffant un colback, le chapeau poilu des hussards, il sourit : « La première fois que j’ai appelé l’asso pour m’inscrire, ils n’en revenaient pas quand je leur ai dit que je descendais d’Hippolyte Thomas. Je suis un peu la vedette là-bas ». Et après un silence : « C’est dommage parce que j’ai eu un accident. Je ne pourrai plus jamais monter à cheval. Les reconstitutions de chasseur de la Garde à cheval sur les traces d’Hippolte, c’est terminé. » Dans quelques jours, à la levée de la restriction des 10 kilomètres, Xavier Peres roulera jusqu’à Terre-Cabade pour poser une plaque neuve sur la tombe. Pour l’heure les sabres sont dans les fourreaux, les tableaux raccrochés, Hippolyte à nouveau figé dans son cadre. On resterait bien encore un peu. On palperait bien une fois de plus une boucle ou un pistolet de l’ancêtre. On écouterait bien une dernière histoire de cavalerie, un morceau de bravoure, une aventure inouïe survenue dans un pays lointain. Mais il est temps de retrouver notre époque. C’est bientôt l’heure du couvre-feu.
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